21/11/2019
Sarah Wetzel, Mon premier visage
Pendant quarante-cinq ans, Borges sombra dans la cécité,
perdant d’abord le gris et le vert, les petits caractères,
les nervures des feuilles, puis la différence entre le bleu
céruléen et le saphir, le rouge Chianti et le clairet. À la fin
toutes les éditions de Shakespeare se mêlèrent, l’amour ne voit pas
avec les yeux, l’ailé Cupidon est peint aveugle. Cinq ans plus tard,
tout fut noir et Borges dit : J’ai toujours imaginé le paradis comme
une sorte de bibliothèque... Personne ne demanda ce que, laissé
à votre labyrinthe de ténèbres, vous imaginez désormais.
Un homme que j’ai épousé m’a dit un matin : Je crois que je ne t’aime pas.
Nous étions mariés depuis douze ans et il lui en a fallu
Deux de plus pour décamper. Franchement,
Je ne l’ai jamais aimé, même le jour où j’ai dit oui. Pourtant je sais
que je serais encore aujourd’hui avec lui, s’il n’était pas parti. Borges savait
dès son plus jeune âge, que comme son père et le père de son père, il serait
aveugle. C’est pourquoi il lut tous les livres avant ses cinquante ans, refusa
d’apprendre le braille et fut capable de dire juste en prêtant l’oreille
combien de livres contenait une librairie. Même aveugle,
il pouvait dessiner son propre visage — un gribouillage sans yeux
ni bouche, une pelote de fil jetée sur la blancheur d’une feuille
de papier. Ce qui est écrit noir sur blanc ne contient pas toujours la vérité.
J’ai aimé cet homme et, ne serait-ce qu’un peu, je l’aime ancore.
Sarah Wetzel, Mon premier visage, taduction de l'anglais Sabine Huynh, publié dans Catastrophes du 18 novembre 2019.
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23/04/2019
Roger Munier, Le moins du monde
Faire un texte
que la lecture efface
à mesure
La lumière a peut-être désir du jour,
comme la nuit de l’ombre,
le silence du silence…
Est-ce le vide
entre les choses
qui fait qu’elles sont choses,
ou les choses
en étant choses
qui font le vide ?
Maisons à l’aube,
aux volets clos.
Témoins aveugles.
Roger Munier, Le moins du monde,
Gallimard, 1982, p. 15, 16, 17, 19.
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11/10/2016
Jean-Luc Parant, Le Miroir aveugle
Face à nous-mêmes
Nous restons longtemps la même personne parce que nous ne nous voyons pas tout entier. De multiples parties de notre corps nous étant totalement invisibles, l’enfant que nous étions malgré les années qui ont passé, est profondément ancré en nous. C’est très long de changer pour nous-mêmes, surtout que les parties que nous ne voyons pas d nous-mêmes sont celles qui nous permettent d’être reconnus. Ce n’est pas en devenant adulte que nous ne nous reconnaissons plus. Ne nous voyant pas, là où nous sommes reconnaissables, nous ne pourrons jamais ne plus nous reconnaître.
Pourquoi nous verrions-nous là où nous ne nous voyons pas ? Nous nous connaissons sans avoir besoin de nous voir avec nos yeux. Nous savons qui nous sommes, nous ne nous sommes jamais perdus de vue car nous sommes sans cesse face à nous-mêmes.
Jean-Luc Parant, Le Miroir aveugle, Argol, 2016, p. 9-10.
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10/11/2015
John Ashbery, Le serment du Jeu de Paume
Roses blanches
Le côté le plus déplaisant de tout ça
La lumière blanche du soleil sur le sol ciré
Mise à contribution
Et puis la fenêtre fermée
Et la nuit s’achève et recommence.
Son visage vire au vert, ses yeux sont verts ;
Dans la recoin sombre jouant « la bannière étoilée pour toujours ».
J’essaie de décrire pour toi,
Mais tu refuses d’écouter, tu es comme le cygne.
Pas d’étoiles là-bas,
Ni de bannière,
Seule la canne d’un aveugle sondant, non sans maladresse, le coins
les plus reculés de la maison.
Aucun mal ne peut être fait ! Nuit et jour commencent à nouveau !
Donc oublie le livre,
Les fleurs que tu gardais pour les offrir à quelqu’un :
Seule importe la fabuleuse écume blanche de la rue,
Les nouvelles fleurs blanches qui sortent de terre en ce moment.
John Ashbery, Le serment du Jeu de Paume, traduction Olivier Brossard,
Corti, 2015, p. 36.
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17/10/2015
Werner Lambersy, Dernières nouvelles d'Ulysse
Sur un aveugle mur blanc
Ici commence le chant
Et le mystère
Du chant
Ensemencé de paroles
Comme les bords
D’un fossé
Par les vents de partout
L’âme dans le lointain
Des plages où il
Pleure sur
La couture de l’horizon
L’aurore roulant
À l’approche du soleil
Son tabac blond
Ici s’écrit
Un poème de pur néant
C’était avant
Que l’avant puisse
Avoir un après
C’est-à-dire nulle part
L’immobile durée
Le temps imbécile
Sans désir
[...]
Werner Lambersy, Dernières nouvelles d’Ulysse,
Rougier V, 2015, p. 29.
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