31/10/2024
Jean Tardieu, Jours pétrifiés
L’autre
Depuis que nous sommes séparés
depuis que je t’interroge
les choses ont eu le temps
de tomber en poussière, —
pourtant elles sont là.
Je ne te crains plus.
Tu ouvres la fenêtre
et d’un geste calme
tu endors toutes les bêtes.
Puis tu me prends par le bras
et nous avançons sans bouger
en faisant glisser le monde sur sa pente.
Par toi je suis posé
au milieu des êtres
comme un chemin.
Jean Tardieu, Jours pétrifiés, dans Œuvres,
Gallimard, Quarto, 2015, p. 269-270.
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30/07/2023
Jean Tardieu, Le Témoin invisible
Feintes nécessaires
J’appuie et creuse en pensant aux ombres
,je passe et rêve en pensant au roc.
Fidèle au bord des eaux volages
j’aime oublier sur un sol éternel.
Je suis changeant sous les fixes étoiles
mais sous les jours multiples je suis un.
Ce que je tiens me vient de la flamme
ce qui me fuit se fait pierre et silence.
Je dors pour endormir le jour. Je veille
la nuit, comme un feu sous la cendre.
Ma différence est ma nécessité !
Qui que tu sois, terre ou ciel, je m’oppose,
car je pourchasse un ennemi rebelle
ruse pour ruse et feinte pour feinte !
Ô châtiment de tant de combats,
Ô seul abîme ouvert à ma prudence :
Vais-je mourir sans avoir tué l’Autre
qui règne et se tait dans ses profondeurs.
Jean Tardieu, Le Témoin invisible, dans Œuvres,
Quarto/Gallimard, 2005, p. 142-143.
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19/01/2021
Peter Handke, Images du recommencement
« Maintenant je sais comment le dire » : c’est cela écrire.
Pensé en direction du bateau qui passait : rien en moi ne survivra, mais maintenant je suis assis là et vous me voyez.
Une pelouse tondue, toute pelouse est une offense pour les yeux.
Avant chaque rencontre : pense au trajet qu’a fait l’autre.
Je ne me laisse expliquer que si cela explique tout le monde.
Peter Handke, Images du recommencement, traduction G.-A. Goldschmidt, Christian Bourgois, 1987, p. 30, 32, 37, 37, 40.
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06/11/2015
Luc Bénazet et Benoît Casas, Annonce
Si nous pouvons une généralité.
Chacun reçoit de l’autre la possibilité de ne pas dire le soi individuel. Ainsi, improprement. Ainsi, chacun va avec les bandes d’un autre, car elles lui sont données vides,— à l’instant d’aller. De dire. Est également certain le moment opportun, — le point d’arrêt. Si chacun peut ne pas être substitué. Si chacun peut ne pas être à la place d’un autre.
Chacun reçoit la possibilité de dire une phrase de l’écoute anticipée qu’il peut,— de l’écoute d’une phrase d’un autre. Certain que telle phrase, autre, aura son déroulement. Au moment opportun. À la fin de la phrase que chacun dit.
Luc Bénazet et Benoît Casas, Annonce, Héros-Limite, 2015, p. 28.
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17/07/2015
Jacques Dupin, Une apparence de soupirail
[...]
Tu t’endors. Ta main froisse des feuilles noires. Tes ongles brillent. Ton nom s’efface... Mes deux mains ennemies pétrissent la terre noire, avant de dormir.
Un profil, et l’absence de récit. Je ne meurs pas. Je ne dessine plus. J’émiette le trait à l’écoute d’un visage. Affilement de la lune à son premier quartier.
Pierres dressées, marches forcées. Il n’a jamais respiré plus librement qu’à travers cette lapidation immobile d’un corps, d’un autre corps contre le ciel.
De toi et de personne, j’ignore le bord et le cœur. Comme un agonisant debout...
Tendresse du vide dans la scansion des pierres sèches du muret. Lourdeur des figues sous les feuilles, la lumière. Et devant elle, mes doigts cassés, ivres morts...
Marques de dents de singe sur ton corps errant. Marques vertes, douleur ambiguë. Je m’enfonce, comme un glacier, dans le soleil...
[...]
Jacques Dupin, Une apparence de soupirail, Gallimard, 1962, p. 61-66.
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05/08/2013
André Frénaud, La Sainte Face
La secrète machine
C'est la secrète machine.
C'est un piège inspiré.
C'était une échauffourée.
Ce n'est qu'un miroir au rats.
C'était une provocation.
C'est le coursier effréné.
C'était une médecine.
Mais c'est un cheval de Troie !
C'était pour capter l'eau vive.
C'était la fabuleuse prairie.
C'est l'élection de la mort.
Ce n'est qu'un étranglement.
C'était le captif enragé.
C'était en gésine un bon ange.
Ou serait-ce l'arbre attentif
et le vent du Levant ?
Tel est perdu qui croyait prendre.
L'autre ou toi, lequel est-ce ?
Ce n'était qu'une parure.
C'était peut-être une prière.
C'était une rédemption.
Un ensevelissement.
1er novembre 1965
André Frénaud, La Sainte Face, Poésie / Gallimard,
1985 [1968], p. 201-202.
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