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19/06/2017

Madame de Staël, Corinne ou l'Italie

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                                     Chapitre II

 

   Voyager est, quoi qu’on en puisse dire, un des plus tristes plaisirs de la vie Lorsque vous vous trouvez bien dans quelque ville étrangère, c’est que vous commencez à vous y faire une patrie ; mais traverser des pays inconnus, entendre parler un langage que vous comprenez à peine, voir des visages humains sans relation avec votre passé et avec votre avenir, c’est de la solitude et de l’isolement sans repos et sans dignité ; car cet empressement, cette hâte pour arriver là où personne ne vous attend, cette agitation dont la curiosité est la seule cause, vous inspire peu d’estime avec vous-même, jusqu’au moment où les objets nouveaux deviennent un peu anciens, et créent autour de vous quelques doux liens de sentiment et d’habitude.

 

 

Madame de Staël, Corinne ou l’Italie, dans Œuvres, édition Catriona Seth, Gallimard/Pléiade, 2017, p. 1008-1009.

18/06/2017

Burns Singer (1928-1964), Sonnets pour un homme mourant

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                                     XXXII

 

Appelle ça comme tu veux, mais n’oublie pas

Que pour la première et dernière fois tu es

Dépassé par ton insatiable métaphore,

Pris en embuscade par les définitions que tu as préméditées.

La mort, telle que tu l’emploies, prend tout —

Le drame, les actes, la salle bondée, et la chambre

D’amis où quelqu’un est pleinement conscient

Des ressorts qui commandent l’intrigue.

N’oublie pas ça. Ça va encore revenir.

Après que les vers seront partis, ça continuera.

Bien que les mondes tournent, les morts y gisent immobiles.

N’oublie pas tes vacances en Espagne.

Ça aussi fait partie de la mort, et tu trouveras

Que chaque instant est devenu immuable.

 

Burns Singer, Sonnets pour un homme mourant, traduction de l’anglais

Anthony Hubbard et Patrick Maury, Obsidiane, 2017, p. 81.

16/06/2017

Rémi Checchetto, Le gué

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                  Photo Michel Durigneux

 

Quand c’est qu’on a le nez dans le caniveau faut se percher et penser en haut de sa tête, là où c’est tout bien au sec, quand c’est qu’on est la tête dans le mur faut raisonner avec nos orteils, et quand c’est que les tuiles nous tombent sur la tête faut se la faire en autruche, c’est que c’est toute une gymnastique que nécessite la vie, toute une virtuose philosophie de sauterelle, et c’est pourquoi faut s’étirer les abattis en se gardant la souplesse tout en se huilant les méninges, faut se mettre du coton aux genoux des jambes et à ceux de la tête, avoir la pochette 36 feutres de toutes les couleurs chaudes pour quand la vie c’est dans les gris froids, et ne pas négliger de se frotter les idées jusqu’à se faire un petit feu avec ruses dans les braises, ou bien ne plus se sourire, ne plus grimacer, se bousculer, quitter le repli, ne plus tergiverser, s’avancer, ne plus se chercher de baume et ne plus se mettre de sparadraps, ne plus ajourner, trouver la colère, lâcher les brides, mettre un coup de pied dans l’infernal, multiplier les bonnes raisons, additionner les peurs et les disgrâces et en faire un grand tremblement au dehors

 

Rémi Checchetto, Le gué, Dernier Télégramme, 2017, p. 35.

15/06/2017

James Joyce, Poèmes

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               Seul

 

Les mailles d’or gris de la lune

Toute la nuit tissent un voile,

Les fanaux dans le lac dormant

Traînent des vrilles de cytise.

 

Les roseaux malicieux murmurent

Aux ténèbres un nom — son nom —

Et toute on âme est délice,

Mon âme défaille de honte.

 

James Joyce, Poèmes, traduction Jacques

Borel, Gallimard, 1967, p. 109.

13/06/2017

Christophe Manon, Au nord du futur

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                           Au milieu de la nuit, le jour

 

3.

à redire ou bien est-ce le murmure de la terre ondulant

 

sous l’averse ? Franchissant l’enceinte sacrée du temps et avançant en circonvolutions sur un chemin de traverse, suivant telle bifurcation, puis telle autre, puis revenant à un point qui n’est pas

 

exactement comme celui du départ, comme les émigrants, ils s’adonnent au mouvement et à l’errance, empruntant avec souplesse les méandres labyrinthiques du récit. Et cependant, l’amour est un éclat fugace que les mots ne font qu’effleurer. Il se manifeste par un flux d’intensité lorsque nous vibrons. J’entends

 

par là qu’il ne s’agit pas d’une disparition : quelque chose demeure et accompagne nos gestes et nos pensées, c’est pourquoi, parfois le cœur semble si lourd. Voici ce que démontre l’axiome de l’empathie qui se matérialise par un équilibre précaire et fragile à mesure

 

qu’il s’évapore provoquant des taches de hasard sombres et pensives, des frémissements syntaxiques, de légères vibrations dans les lignes de terre, des tremblements de l’atmosphère comme sous l’effet d’une chaleur intense. […]

 

Christophe Manon, Au nord du futur, NOUS, 2016, p. 49.

12/06/2017

Christian Prigent, Chino aime le sport

           

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         Zakopane et ses environs

                           (balade)

 

Ex cyclococo ex-maofooteux ex-pop’poète ex-

Épique opaque avant-gardiste ex-occupé par le sexe

 

Ex-(sous peu) tout dans ton âge sage ( ?) à peu de tifs plus d’os

Rhumatismeux vazy roule ce qui te reste de bosse

 

En touriste d’Europe aux anciens parapets politiques

Chu avec chouïa routard de « lutte/réforme/critique !) »

 

Et de Prague à neuf recolorée rococo carapate

En Mitteleuropa jusqu’aux queues de Tatras des Carpates

 

Brno >Slavkov (Austerlitz, sans soleil) > Ostrava (Moravie)

Vers l’éventrée si saccagée par l’industrie Silésie

 

[…]

 

Christian Prigent, Chino aime le sport, P. O. L, 2017, p. 133.

11/06/2017

Paul de Roux, Un rêve

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                                     Un rêve

 

   Cette nuit, j’ai fait un rêve. J’enseignais (moi, voyez-vous ça !). Dans une grande et claire salle de classe, je me frottais allègrement les mains tout en faisant mon cours, et je disais :

 

   « Mes chers enfants, vous êtes à l’âge où tout est possible encore. La vie est devant vous come un parchemin qui commence à peine à vous révéler ses premières lignes, aux belles lettrines enluminées. Ah ! combien sont-elles prometteuses, ces premières phrases ! Gardez-vous bien de les oublier, car vous ne les entendrez plus. » (D’émotion, je dus m’interrompre et me mouchai bruyamment.) « Prenez garde, mes bons enfants, que le parchemin ne se dévide bientôt si vite que vous ne vous retrouviez le poil blanc avant d’avoir saisi sa splendeur et compris tout son sens. » Ici, j’agitai maladroitement les bras, ne parvenant pas à trouver les mots que je me sentais le devoir d’adresser encore à mes auditeurs. Tout montrait, cependant, combien ceux-ci étaient dociles et bien disposés à mon égard.

[…]

 

Paul de Roux, Un rêve, le phare du cousseix, juin 2017, p. 3.

* on peut commander le texte de Paul de Roux aux éditions

(chèque de 10 € + 1 € frais d’envoi à l’ordre des éditions)

 

09/06/2017

Dominique Maurizi, La lumière imaginée

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Tais-toi mon cœur, tais-toi ! Des voix dans ma gorge. Mes lèvres sont rouge sang, ma bouche, maman, comme bouton de mon enfance, c’est ça, je vois et je joue ensemble, comme les fleurs je bois, je bois, comme le vent je danse dans les lauriers et les jasmins.

 

Aux aguets je m’attache à ma promesse, vous entendre et vous sentir, nuits !, les blancs, les noirs et les autres chevaux de la terre. Les animaux nous parlent-ils ? On me dit non, moi je dis oui. Mes jours, mes nuits les voient, les sentent et les entendent ensemble —

 

Sur le chemin des chiens mon âme a trouvé mon cœur.

Sur le chemin des chiens, là ou personne ne veut aller.

 

Dominique Maurizi, La lumière imaginée, Faï fioc, 2016, p. 23.

08/06/2017

Pierre Bergounioux, Raconter

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                                         Un enfant est né

 

   Ce qui se donne à nous pour la réalité a très certainement un fondement extérieur à notre perception. Mais cette réalité tient, en partie, à l’idée qu’on s’en fait. Notre esprit n’est pas une pure surface sensible sur laquelle s’imprimerait ce qui lui fait face. Il contribue activement à donner sens et forme au monde.

   Celui que nous habitons diffère de ceux qui l’ont précédé parce qu’il porte le sceau de la civilisation contemporaine, de l’équipement puissant dont l’humanité s’est dotée en l’espace de deux siècles. La révolution industrielle a engendré l’abondance. Internet a ouvert à tous l’accès à la totalité de l’information archivée.

   Mais ce bouleversement du contexte objectif, matériel a pour répondant une mutation du facteur subjectif.

   Les Temps Modernes, c’est l’exploration de la terre, du ciel, de l’intérieur du corps humain. Elle s’accompagne, dans les fractions dominantes des États-nations européens, d’une nouvelle attitude existentielle, rationnelle. Les hommes de ce temps sont conduits à faire retour sur eux-mêmes, à examiner cette chose qu’ils sont. On peut dater de cete époque l’apparition de l’individu conscient de soi auquel nous nous évertuons toujours à prêter âme et souffle. C’est notre propre naissance qu’enregistre le texte de la Renaissance.

[…]

 

Pierre Bergounioux, Raconter, William Blake and Co, 2016, p. 27-28. © Photo Tristan Hordé

07/06/2017

Anne Portugal, et comment nous voilà moins épais

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grosse époque de sensualité

 

de mon vivant comme document

se jeter sous la lame

photocopier l’inversion simple

y’a eu qu’à demander

du mieux du bien être sous la mécanique

je me glisse enlève aussi

les coussins sont produits par le champ scientifique

entraîne à tout moment

à tout le monde dans sa répétition

non mais nous nous non mais nous nous

l’air comprimé de son

passe encore sur le point d’être validé

 

@ronsard

 

Anne Portugal, et comment nous voilà moins épais,

P.O.L, 2017, p. 59.

06/06/2017

Henri Thomas, Carnets, 1934-1948

               henri thomas, carnet, expérience, misère, patience lucidité,

Lundi 25 mai 1942

 

   Il fallait choisir une existence, une expérience — une forme, afin de ne pas être tourmenté et détruit par un mélange de formes et d’existences dont je n’aurais pas été maître.

   Cela n’est pas un appauvrissement. La misère n’est pas dans le calme, elle est dans le trouble qui empêche de rien voir dans l’horizon.

   Il faut à présent que le travail soit cet horizon où je trouve tout ce que l’existence définie semble vouloir me dérober. Le développement des pensées — avec tout ce qu’il y faut de patience et d’humilité.

   J’ai ressaisi mon bien le plus précieux. Apparemment, il n’est rien ; il est la négation de toute richesse réelle, — mais va plus loin : il est l’affirmation de la lucidité et de la légèreté qui font que je dispose de moi-même et de tout sans jamais me croire plus riche.

   Il est l’attention et la joie ; l’accord avec soi-même et avec la vie.

 

Henri Thomas, Carnets, 1931948, édition Nathalie Thomas, préface Jérôme Prieur, notes Luc Autret, éditions Claire Paulhan, 2008, p. 323.

04/06/2017

Jacques Lèbre, L'immensité du ciel

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                            Bêtes

 

Du milieu d’un pré elles s’approchent de la clôture

lorsque nous nous arrêtons pour leur adresser la parole,

dans l'illusion de je ne sais quelle entente,

alors que nos voix ne font jamais, pour elles,

que le petit bruit d'un ruisseau dans l'air

(dans l'eau des voyelles : les galets des consonnes).

Les bêtes aiment ceux qui leur parlent.

Elles écoutent une musique qui n'a pas de sens,

une musique qui crépite comme un feu de paille

(sans doute ce que durent nos vies dans l'éternité).

Du bord d'une clôture, en pleine campagne,

lassées, elles retournent, lentes, au milieu du pré.

 

Jacques Lèbre, L'Immensité du ciel, La Nouvelle Escampette, 2016, p. 26.

 

 

03/06/2017

John Donne, Poésie : L'infini des amants

                    

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                  L’infini des amants

 

         Si je n’ai pas encore tout ton amour,

         Très chère, jamais je ne l’aurai entier ;

Pour t ‘émouvoir il ne me reste un seul soupir

Et je ne peux verser une larme de plus ;

J’ai dépensé ce qui aurait dû t’acheter,

Tout mon trésor : soupirs, serments, pleurs et lettres.

         Et cependant il ne peut m’être dû

         Plus que prévu dans le marché conclu ;

Si donc de ton amour tu me fis don partiel,

Le partageant entre moi-même et quelques autres,

Très chère, jamais je ne t’aurai entière.

 

         Ou bien si tu me donnes tout alors,

         Tout n’est que tout ce qu’alors tu avais ;

Mais si nouvel amour depuis lors dans ton cœur

Est né, ou bien naissait, créé par d’autres hommes

Dont le trésor intact leur permet d’enchérir

Sur moi en pleurs, soupirs, épîtres et serments,

         Cet amour neuf suscité craintes nouvelles

Car il ne fut compris dans ton serment,

Et pourtant il l’est bien, car tu fis don de tout

Et si le sol, ton cœur, est mien, rien n’y croîtra,

         Très chère, qui ne m’appartienne en entier.

 

John Donne, Poésie, traduction Robert Ellrodt, Imprimerie

Nationale, 1993, p. 147 et 149.

02/06/2017

Izumi Shikibu, Poèmes de cour

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Suis-je un être humain

moi qui dors sans m’étonner

de ce monde de rêve

que je vois, réellement, éphémère

 

J’ôte ma robe teinte couleurs de cerisier

Attendons dès aujourd’hui l’arrivée du coucou

 

Comme je désire ne pas tant penser

durant ce temps où j’attends

le terme d’une vie qui ne prend pas fin

 

Je contemple la trace

de celui qui se levant est parti

laissant à l’aube

la Lune, cette consolation

 

Izumi Shikibu, Poèmes de cour, traduction

Fumi Yosabo, Orphée/La Différence,

1991, p. 33, 39, 47, 51.

31/05/2017

Karel Čapek, Lettres à Véra

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Prague, le 30/1/1924

 

Madame Věra,

À vrai dire, j'ai voulu adresser cette lettre à votre membre inférieur malade mais il ne me semblait pas opportun de commencer ma lettre par "Madame la Jambe" ou bien par "Membre très estimé", je dois donc renoncer à mon intention d'entamer un dialogue avec ladite partie de votre corps. Maintenant, je tiens à vous féliciter pour votre résurrection et à exprimer en même temps ma profonde surprise face à la source mystérieuse de l'intoxication de votre jambe. Peut-être qu'un serpent, déguisé en cheville de bois dans votre soulier, a choisi votre talon pour cible. Vous avez bien fait d'avoir enduit sa tête ; il ne faut jamais se laisser faire. — J'ai oublié de vous signaler que, récemment, mon chat Vasek avait fini ses jours remplis d'espoir ; lui aussi avait été empoisonné. Pour le remplacer, le bon Dieu des chats m'a envoyé une chatte errante qui, d'après certains signes, semble enceinte. Ne savez-vous pas ce qu'on est censé faire de ses petits ? Ma bonne affirme que les noyer porte malheur ; je ne voudrais pas être malheureux, surtout pas en hiver.

Karel Čapek, Lettres à Věra, traduction Martin Daneš, éditions Cambourakis, 2016.