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23/02/2018

Giorgio Manganelli, Amour

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[L’Amour]

A. Ainsi deviserons-nous de l’amour.

B.   Et d’opportune manière, puisque discourant sur la vertu, la mort, la fuite, l’abolition de l’être, nus avons toujours et uniquement parlé de solitudes, d’abstractions et, même en dialoguant, nous ne sommes en fait jamais sortis du monologue.

A.  Tandis que l’amour est mouvement de l’âme, qui exige un destinataire

B.  C’est aussi mon avis.

A.  Bref, en amour nous aurons un amant et un aimé.

B.  Qui aime doit aimer quelque chose.

A.  Quelque chose qui existe ? Ou d’aventure serait-il possible d’aimer ce qui n’existe pas ?

B.  Quelque chose qui existe, je présume.

A.  Une chose aimée, existante, mais aussi, puis-je supposer, distincte, jamais confondue avec qui aime.

B.  Bien entendu, constamment distincte.

A.  Dans tous les cas ?

B.  Assurément, dans tous les cas.

A.  Et, à ton avis, la dignité de l’amour réside davantage en celui qui aime, ou en celui qui est aimé ?

B.  En celui qui aime, je crois ; ce dernier souffre, médite, s’acharne, s’agite, s’inquiète, il est noctambule et insomniaque, se méprend et ne voit pas ; bref, s’il n’était là pour aimer, quelle condition pourrait bien échoir à l’objet d’amour ? Si l’amour ne le touchait, ce ne serait que pauvre chose, à tous égards semblable à d’autres possibles objets d’amour, qui en aucun cas n’échappent à leur solitude.

A.  Ainsi affirmes-tu que le dignité de l’amour, voire l’amour lui-même, sont privilège de l’amant.

B.  Tout à fait.

A.  Mais penses-tu que l’amant puisse destiner son amour à n’importe quel objet ? J’entends : est-il indifférent à la beauté, la sagesse, la grâce et le gloire ? Peut-il aimer toute chose, même minuscule et inanimée ?

B.  Certes non ; l’amant aimera une chose non dénuée de grâce, pourvue d’un je-ne-sais-quoi, une parfaite douceur, de la noblesse.

A.  Donc, l’objet aimé n’est pas étranger ou indifférent à ce mouvement de l’âme que nous appelons « amour ».

B.  Non, assurément.

A.  Et si l’amant aimait une chose d’une totale inconvenance, un homme de lettres mettons, un mathématicien épris d’un singe, un hérisson, une lame rouillée, verrions-nous encore en lui le dépositaire de la dignité de l’amour.

B.  Il pourrait l’être, mais sa dignité serait profondément frustrée par le choix malheureux de son amour.

A.  Donc, si je comprends bien, qui aime doit aimer un objet convenable ; s’il lui échoit au contraire d’aimer une chose inconvenante, il est alors dépossédé de la la dignité de l’amour.

[…]

Giorgio Manganelli, Amour, traduction de l’italien Jean-Baptiste Para, Denoël, 1986, p. 103-105.

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