22/03/2017
Paul Claudel, Connaissance de l'Est
Le pin
L’arbre seul, dans la nature, pour une raison typifique, est vertical, avec l’homme.
Mais un homme se tient debout dans son propre équilibre, et les deux bras qui pendent, dociles, au long de son corps, sont extérieurs à son unité. L’arbre s’exhausse par un effort, et cependant qu’il s’attache à la terre par la prise collective de ses racines, les membres multiples et divergents, atténués jusqu’au tissu fragile et sensible des feuilles, par où il va chercher dans l’air même et la lumière son point d’appui, constituent non seulement son geste, mais son acte essentiel et la condition de sa stature.
La famille des conifères accuse un caractère propre. J’y aperçois non pas une ramification du tronc dans ses branches, mais leur articulation sur une tige qui demeure unique et distincte, et s’exténue en s’effilant. De quoi le sapin s’offre pour un type avec l’intersection symétrique de ses bois, et dont le schéma essentiel serait une droite coupée de perpendiculaires échelonnées.
(…)
Paul Claudel, Connaissance de l’Est, Poésie / Gallimard, 1974 (Mercure de France, 1900), p. 101-102.
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21/03/2017
Bashô Seigneur ermite
Froide, la couverture ouatée
où vous vous glissez —
Nuit de solitude
Dans le vent qui souffle
les poissons sautent —
Ablutions rituelles
Curiosité —
un papillon posé
sur une herbe sans parfum
Le soleil splendide
entre chien et loup —
Soir de printemps
Puces, poux
et un cheval qui pisse
à mon chevet !
Bashô Seigneur ermite, édition bilingue
par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot,
La Table ronde, 2012, p. 193, 194, 197, 203, 214.
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19/03/2017
Catherine Benhamou, Hors jeu
Hors jeu
1
Normalement on ne me voit pas.
Vous n’êtes pas censés me voir.
Je suis à l’intérieur de la poubelle qui est à l’intérieur de la pièce qui se joue en ce moment même à l’intérieur du théâtre.
La poubelle est censée être ouverte côté mur du fond.
C’est une poubelle confortable avec vue sur le mur du fond.
Noir. Le mur du fond est noir.
Ceux qui jouent là, sur la scène, les deux acteurs visibles, on les appellera par commodité le vieux et le non vieux.
Il y a aussi le père qu’on appellera par commodité le père.
Et il y a la mère qui est morte.
Normalement on ne me voit pas.
Ni dans le monde ni hors du monde.
Ni ici ni ailleurs.
Ni dans la vie ni dans le théâtre.
Entre les deux.
Entre les deux je suis.
L’auteur m’a jetée à la poubelle.
Invisible.
Cachée en pleine lumière.
Sourde aux appels des autres personnages.
Morte pour le public.
Hors jeu. Seule.
[…]
Catherine Benhamou, Hors jeu, dans Rehauts, n°38, hiver 2016, p. 56-57.
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18/03/2017
Fabienne Raphoz, Blanche baleine
De la remise
dans les caisses rouges
- à petits bois
une couleuvre a mué
mon père
ses caisses rouges
- à pommes
devant le Môle
Idared
Mutsu
Melrose
classées
dans sa chambre
il ne sait plus
que pommier
refrain : une couleuvre
- aveugle
a mué
Fabienne Raphoz, Blanche baleine,
Héros-Limite, 2017, p. 69.
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17/03/2017
Henri Thomas, La monde absent
Je ne suis pas vraiment enclos
dans la vie aux barrières vagues,
souvent je tombe, parfois, héros
de l’immobile, sur une vague
je reste, toute une seconde.
Faut-il éviter cette tombe
à chaque instant rouverte ?
Ces stratagèmes pour ma perte,
ces ruses brutales, racontent
un ennemi toujours alerte
qui vole par le monde.
Sur le poème commencé
une lumière tombe
et les mots à peine tracés
se perdent comme l’ombre
des feuilles bougeant en été.
Le ciel enfle sa forme ronde,
immense absurdité.
Henri Thomas, Le monde absent, dans
Poésies, Poésie / Gallimard, 1970, p. 136.
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16/03/2017
Orson Welles, Lettre à l'Observer
(…) dénoncer l’incompétence des gouvernants, et déclarer ensuite que la direction du monde devrait être laissée exclusivement entre ces mains incompétentes, c’est manifester un bien extraordinaire désespoir.
Dans les circonstances actuelles, l’incitation à abandonner le bateau qui coule n’est pas seulement quelque chose de futile ; c’est aussi un cri de panique.
Orson Welles, Lettre à l’Observer, dans Ionesco, Notes et contrenotes, Idées/Gallimard, 1979, p. 155.
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15/03/2017
Cécile A. Holdban, Mobiles
Photographie Frédéric Tison (blog Les Lettres Blanches)
Les feuilles pendues aux arbres rappellent les oiseaux morts
une petite fille marche le soleil est mûr
le chemin bien droit
les pas légers dans la poussière
elle déjoue d’une tresse qui saute la pesanteur
sous les arbres
elle si petite l’ombre l’avalera
l’araignée approche
les cœurs seront jetés
les fragments rassemblés
dans la nuit d’une toile
Cécile A. Holdban, Mobiles, dans Europe,
janvier-février 2016, p. 265-266.
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14/03/2017
Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik
J’appelle
Le soulevant comme un athlète,
je le portais en acrobate,
et, comme on appelle les électeurs au meeting,
comme les villages
au feu
sont appelés par le tocsin,
j’appelai :
« Le voilà !
le voilà !
Prenez-le ! »
Quand
un tel monument se mettait à hurler,
ces dames,
s’écartant de moi,
par la poussière,
par la boue,
par la neige,
filaient comme un feu d’artifice :
« Nous, c’est plutôt la petite taille,
nous, c’est plutôt le genre tango… »
Je ne puis porter,
et je porte mon fardeau.
Je veux le jeter,
et je sais,
je ne vais pas le jeter.
Les arcs des côtes vont lâcher.
Sous la pression a grincé la cage thoracique.
Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik (1917-1930),
traduction Andrée Robel, Gallimard, 1969, p. 95-96.
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12/03/2017
Cécile Mainardi, L'histoire très véridique et émouvante de ma voix de ma naissance...
20
À 6 ans, mon pèe ramène à la maison un magnétophone, nous jouons pendant des heures à nous enregistrer à tour de rôle. Ma mère dit je ne sais pas trop quoi avec sa voix qui, sans être forte, semble celle d’une géante quad on la réécoute. Elle-même dit qu’elle ne se reconnaît pas, qu’elle n’en revient pas d’avoir cette voix. Je m’amuse à la lui faire réentendre. Elle me dit maintenant qu’il lui semble entendre la voix de sa sœur aînée. Je lui dis : « Si, c’est toi, écoute ! » Nous sommes en haut des escaliers qui mènent au premier, assis sur les dernières marches. Jamais aucun objet ne nous a fait tenir si près du sol. Nous sommes près de nos voix ; nos voix près de nos bouches ; nos bouches près de nos cœurs.
Cécile Mainardi, L’histoire très véridique et très émouvante de ma voix, de ma naissance à ma dernière chose prononcée, Contre-Pied, 2016, p.20. © Photo Brigitte Palaggi.
11/03/2017
Étienne Faure, Vues prenables
Puis les crues avaient délogé les morts
et les cadavres d’animaux qi dormaient sous l’eau
en un boueux désordre.
Une table flottait dans la Seine,
à quel repas en aval conviée, emportée sans hâte
— ce fut à Rouen qu’elle s’arrêta
à l’auberge où Flaubert l’attendait
avec d’autres ; toute la littérature
était là, à boire, à dévorer,
à ne vouloir jamais sortir de l’auberge
que la pluie ne coupât leur vin.
La vie,
sous la besogne outrancière des mots,
ils l’attrapaient comme idée,
pouce, index et majeur ramassés en grappe,
à s’aider de ces mains veinées
où coule en transparence une vieille vendange,
puis pour ne pas finir dans le vin aigre d’un tonneau
juraient, raturaient, buvaient
et contre Accoutumance, chien commun
tirant sa renommée de grammairien
d’une langue asséchée dans le jardin des maîtres,
aux jours de pluie rêvaient la canicule, en crevaient,
belle outre de vin noir — c’était du vent.
Littérature
Étienne Faure, Vues prenables, Champ Vallon, 2009.
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10/03/2017
Pierre Silvain, Les chiens du vent, encres de Jean-Claude Pirotte
Sous la poussière il retrouve
L’ardoise d’enfance fêlée
Avec les griffures intactes
Proclamant sa détresse d’être
Celui qui toujours demeure
Au seuil du monde déchiffrable
Dans l’attente d’une aveuglante
Révélation ou d’un anéantissement
Rien n’a changé
Tout continue de se refuser
Là derrière
Pierre Silvain, Les chiens du vent, encres
de Jean-Claude Pirotte, Cadex, 2002, p. 62.
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09/03/2017
Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia
Qu’est-ce que, pratiquement, je poursuis ?
— La combinaison de mots, phrases, séquences, etc., que je suis seul à pouvoir bricoler et qui — dans ma vie pareille, comme toute autre, à une île où les conditions d’existence ne cessent d’empirer — serait mon vade mecum de naufrage, me tenant lieu de tout ce qui permet à Robinson de subsister : caisse d’outils, Bible, voire Vendredi (si je dois finir dans une solitude à laquelle je n’aurai pas le cœur d’apporter le catégorique remède).
— Ou plutôt ce qui me fascine, c’est moins le résultat, et le secours qu’en principe j’en attends, que ce bricolage même dont le but affiché n’est tout compte fait qu’un prétexte. Au point exact où les choses en sont au-dedans comme au-dehors de moi, quoi d’autre que ce hobby pourrait m’empêcher de devenir un Robinson qui, travaux nourriciers expédiés, ne ferait plus que se laisser glisser vers le sommeil, sans même regarder la mer ?
Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981, p. 195.
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08/03/2017
Pierre Michon, Le Roi du bois
Tôt un matin, j’allais me couper des sifflets sous un taillis, dans un de ces fonds humides où viennent des essences tremblantes que le moindre souffle agite, saules et trembles, et qui recueillent à leur pied de pauvres espèces, les couleuvres, les grenouilles : on fait dans ces écorces les meilleurs sifflets, on en tire une plainte ténue mais exagérée comme le chant des crapauds. Oui, Dieu sait que je n’allai chercher là que de bons sifflets. L’odeur des feuilles pourries montait et penché là-dedans j’avançais avec précaution, très occupé, le regard à hauteur de terre. Le jour de juin me trouva dans ce sous-bois. À un détour par une trouée je vis au loin le front d’un palais dans le soleil levant en haut de la colline : rien n’y bougeait, nul n’était levé, c’était clair et inhabité comme un rocher ; ici les brumes de la nuit persistaient, les feuillages retombaient, tout était noir. J’étais bien.
Pierre Michon, Le Roi du bois, éditions infernales, 1992, p. 23.
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07/03/2017
Apollinaire, Le Guetteur mélancolique
La nudité des fleurs c’est leur odeur charnelle
Qui palpite et s’émeut comme un sexe femelle
Et les fleurs sans parfum sont vêtues par pudeur
Elles prévoient qu’on veut violer leur odeur
La nudité du ciel est voilée par des ailes
D’oiseaux planant d’attente émue d’amour et d’heur
La nudité des lacs frissonne aux demoiselles
Baisant d’élytres bleus leur écumeuse ardeur
La nudité des mers je l’attire de voiles
Q’elles déchireront en gestes de rafale
Pour dévoiler au stupre aimé d’elles leurs corps
Au stupre des noyés raidis d’amour encore
Pour violer la mer vierge douce et surprise
De la rumeur des flots et des lèvres éprises
Apollinaire, Le Guetteur mélancolique, dans Œuvres
poétiques, Pléiade :Gallimard, 1965, p. 574.
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06/03/2017
Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes
« Faire attention », c’est là, apparemment, un savoir commun. Nous savons faire attention à toutes sortes de choses et même ceux qui sont le plus férocement attachés aux vertus de la rationalité occidentale ne refuseront pas ce savoir aux peuples qu’ils jugent soumis à des superstitions. D’ailleurs, même les animaux aux aguets témoignent de cette capacité..
Et pourtant, on peut dire tout aussi bien que, dès lors qu’il s’agit de ce que ‘on nomme « développement » ou « croissance », l’injonction est de surtout ne pas faire attention. Il s’agirait de ce qui commande tout le reste, nous sommes sommés de penser la possibilité de réparer les dommages qui en sont le prix. En d’autres termes, alors que nous avons bien plus de moyens de prévoir et de mesurer ces dommages, on nous demande le même aveuglement que nous attribuons à ces civilisations du passé qui ont détruit l’environnement dont elles dépendaient. Et l’on détruit de manière seulement locale et sans avoir, contrairement à ce que nous avons fait en un siècle, exploité jusqu’à la raréfaction les « ressources » constituées au cours de millions d’années d’histoire terrestre(bien plus longtemps pour les nappes aquifères).
Ce que nous avons été sommés d’oublier, n’est pas la capacité de faire attention, mais l’art de faire attention. Si art il y a, et non pas seulement capacité, c’est qu’il s’agit d’apprendre et de cultiver, c’est-à-dire, littéralement, de faire attention. Faire au sens où l’attention, ici, ne se rapporte pas à ce qui est a priori défini comme digne d’attention, mais oblige à imaginer, à consulter, à envisager des conséquences mettant en jeu des connecions entre ce que nous avons l’habitude de considérer comme séparé. Bref, faire attention, au sens où l’attention requiert de savoir résister à la tentation de juger.
Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, Résister à la barbarie qui vient, La Découvete/Poche, 2013, p. 51-52.