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16/02/2017

Pauline Klein, Les Souhaits ridicules

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   Il y a fort longtemps, dans une contrée retirée de Bretagne, je tombais secrètement amoureuse d’un jeune garçon rencontré en été. Il s’appelait Frédéric Bresson. Un après-midi, je l’avais suivi dans sa chambre. Il avait ouvert un coffre à jouets, et m’avait tendu une boussole. C’était une petite boîte ronde, légère et métallique, au fond de laquelle était dessiné un chat gris et noir. On raconte que le soir même, j’étais allée au lit avec l’objet, regardant les aiguilles osciller, et que je m’étais endormie en la serrant dans ma main. On raconte que j’avais passé la fin des vacances avec elle, la déposant à côté du lavabo quand je brossais mes dents, à droite de mon assiette lors des repas en famille, sous ma serviette de plage et sous mon oreiller.

   Le jour de notre départ, Frédéric se tenait devant la porte de la maison. Je ne sais pas s’il se souvenait m’avoir offert cette boussole. Elle était là, au fond de ma poche. Nous nous sommes dit au revoir devant nos parents et je me suis installée à l’arrière de la voiture, à côté de mon petit frère. J’ai collé ma joue contre la vitre et j’ai écouté la musique de mon père. J’ai sorti la boussole de ma poche, je l’ai regardée encore, encore.

   On raconte que, quelques kilomètres plus loin, mes parents, mon frère et moi nous sommes arrêtés sur le bord de l’autoroute pour déjeuner. J’ai posé la boussole devant moi sur la table. Puis nous sommes retournés à la voiture et repartis. Au bout de quelques minutes, j’ai ouvert mes mains, vides, j’ai fouillé dans mes poches, vides. J’avais oublié la boussole dans la station-service, et il n’était plus question de faire demi-tour.

 

Pauline Klein, Les Souhaits ridicules, Allia, 2917, p. 9-10.

15/02/2017

Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux

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Je trouve si naturel que l’on ne pense pas

que parfois je me mets à rire tout seul,

je ne sais trop de quoi, mais c’est de quelque chose         

ayant quelque rapport avec le fait qu’il y a des gens qui pensent…

 

Et mon mur, que peut)il bien penser de mon ombre ?

Je me le demande parfois, jusqu’à ce que je m’avise

que je me pose des questions…

Alors je me déplais et j’éprouve de la gêne

comme si je m’avisais de on existence avec un pied gourd…

 

Qu’est-ce que ceci peut bien penser de cela ?

Rien ne pense rien.

La terre aurai-elle conscience des pierres et des plantes qu’elle porte ?

S’il en est ainsi, et bien, soit !

Que m’importe, à moi ?

Si je pensais à ces choses, je cesserai de voir les arbres et les plates et je cesserai de voir la Terre, pour ne voir que mes propres pensées…

Je m’attristerais et je resterais dans el noir.

Mais ainsi, sans penser, je possède et la Terre et le Ciel.

 

Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux, traduction Armand Guibert, Gallimard, 1960, p. 98-99.

14/02/2017

Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né

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Toute forme de hâte, même vers le bien, trahit quelque dérangement mental.

 

Les douleurs imaginaires sont de loin les plus réelles, puisqu’on en a un besoin constant et qu’on les invente parce qu’il n’y a pas moyen de s’en passer.

 

Point de méditation sans un penchant au ressassement.

 

Nous avons perdu en naissant autant que nous perdrons en mourant. Tout.

 

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Idées / Gallimard, 1973, p. 65, 65, 70, 70.

13/02/2017

Emmanuelle Pagano, Saufs riverains (Trilogie des rives, II)

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                             Lundi 9 novembre 2015

 

   La dernière fois que je l’ai empruntée, en septembre, il pleuvait à verse sur l’A75. J’avais pris des jeunes en covoiturage à la gare de Mende, je descendais en leur compagnie distrayante vers la vallée. Je revenais de l’hôpital de Rodez.

   Nous avons franchi le viaduc de Millau sous un ciel majestueusement défait. Les jeunes n’avaient jamais entendu parler des luttes du Larzac.

   Nous avons ralenti, warning et buée aux vitres, à hauteur du village du Bosc, que nous avons passé juste avant qu’une portion de l’autoroute ne s’effondre,. Les très fortes pluies avaient fragilisé le revêtement et engagé des chutes de rochers qu’aucun filet anti-sous-marin ne retenait. Une brèche venait de s’ouvrit sur le parcours, largement visibles sur les clichés aériens reproduits dans le Midi-Libre. J’ai gardé l’article dans le dossier préparatoire de ce livre. Je regarde l’image de la voie trouée agrandir la blessure toute neuve dans mon histoire.

 

Emmanuelle Pagano, Saufs riverains (Trilogie des rives, II), P.O.L, 2017, p. 333-334.

12/02/2017

Jean Tardieu, Accents

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               Couple en marche

 

— Les doigts doublés d’un souvenir d’argile

En mouvement sous le désir des mains ;

 

— La dent qu’agace une grêle de grains

Mots inconnus aux lèvres malhabiles ;

 

— Sur l’œil goulu demi-jointes paupières

Fixant la ligne où l’élan se résout ;

 

— L’ouïe attentive à l’intime tonnerre

Mineur du ciel et du sol coup par coup ;

— Proche tempête, éclaire (que seuls redoutent

Les regards froids, riche orage inventé

Par l’enchanteur à tâtons sur une route

Et tout fumant de lente volonté ;

 

— Le pas, qu’un contre temps voisin balance,

— Le corps, hanté d’un corps qui l’accomplit,

 

— Et l’âme, — gerbe, — escalade, — puissance,

En équilibre au versant de la nuit.

 

Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 34.

 

                                                                      ***

L’association des amis du peintre Gilbert Pastor entre dans sa deuxième année.
Le site internet progresse : http://gilbert-pastor.blogspot.fr <http://gilbert-pastor.blogspot.fr/>  
nous espérons qu’il vous intéressera ; n’hésitez pas à envoyer vos remarques et propositions à : jp.sintive@wanadoo.fr

11/02/2017

Esther Tellermann, Éternité à coudre

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C’est assez

soir désormais

       s’incline

dans l’orage lorsque

l’un l’autre

voulions

         Jérusalem.

Fournaise jusqu’aux

portes où s’inventent

les lettres

         de l’autre côté

qui vient et comble

le même ?

Je voulais que

           nous habillent

les aubes

nager jusques

bords

 

Esther Tellermann, Éternité

à coudre, éditions Unes, 2016, np.

10/02/2017

Sylvia Plath, Arbres d'hiver

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             Arbres d’hiver

 

Les lavis bleus de l’aube se diluent doucement.

Posé sur son buvard de brume

Chaque arbre est un dessin d’herbier —

Mémoire accroissant cercle à cercle

Une série d’alliances.

 

Purs de clabaudages et d’avortements,

Plus vrais que des femmes,

Ils sont de semaison si simple !

Frôlant les souffles déliés

Mais plongeant profond dans l’histoire —

 

Et longés d’ailes, ouverts à l’au-delà.

En cela pareils à Léda.

Ô mère des feuillages, mère de la douceur

Qui sont ces vierges de pitié ?

Des ombres de ramiers usant leur berceuse inutile.

 

Sylvia Plath, Arbres d’hiver, précédé de La Traversée,

traduction Françoise Morvan et Valérie Rouzeau,

Poésie / Gallimard, 1999, p. 175.

 

 

 

09/02/2017

Henri Pichette, les ditelis du rougegorge

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Petit propriétaire à la cravate rouge

         il chante contre l’intrus

         il se rengorge se redresse

       il se campe torse bombé

tant le cœur lui bat le sang qui bout

         ses yeux flamboient

         son corps saccade

et plus il mélodie plus il furibonde

 

         Gare la bagarre !

on pourrait bien se voler grièvement

           dans les plumes.

 

Henri Pichette, Les ditelis du rougegorge,

Gallimard, 2005, p. 49.

08/02/2017

Andrèas Embirìkos, Oktàna, traduit du grec par Myrto Gondicas et Michel Volkovitch

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               Archange en septembre clamant dans la nature

 

Par les douces journées de septembre, quand il ne pleut pas encore, que les bruits sont plus rares qu’en été, le goût des heures plus fort, que dans les jardins s’ouvrent les grenades, que vibrent les tiges des fleurs toutes droites, que les hibiscus flamboyants palpitent dans leur pourpre, tout pareils à des mariés pleins d’assurance qui frappent à l’huis de leurs belles, alors, comme si c’était toujours l’été (car quelle que soit la saison, le désir est toujours estival), les âmes sont dans l’allégresse, et l’Amour, l’archange le plus blond du Paradis, s’exclame pour tous les corps qu’il touche :

 

Jette tout et dévêts-toi.

Oublie tout ce qui fait peur.

Printemps, hiver ou été —

En tous lieux et à toute heure _

Mon épée vient vers toi.

 

Andréas Embirìkos, Oktàna, traduit du grec par Myrto Gondicas et Michel Volkovitch, Le Miel des anges, 201, p. 24.

 

07/02/2017

Philippe Beck, iduna et braga. de la jeunesse

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F / Un refus

 

Comme le vaisseau qui souffre et, de la poupe à la proue, a besoin de chants pour évoluer sur les cartes mouvantes, miroirs incertains, ou des sables au relief de pierre de rosette, ainsi l’esprit jeune (plein des vieillesses relatives) complète le Oui et le Non contre les zonages de la traversée. Contre le principe de Geulincx. L’intensité refusante et inquiète voit du bateau ce qu’il n’est pas (la mer mal reposée, la terre qui l’entoure entourée) et océanise l’œil qui multiplie les canots et les périssoires : le pont zoné est le Refusé Avançant. Le poème est l’idée de l’intense complément, à côté des tempes grises chantées, ou d’une intensité que parachève l’impossible accord avec les choses en l’état, doucement ou rudement ; le dégrossi relatif est devant. Le refus est affaire de phrases précises et exactes dans le bois. La jeunesse caractérise une poésie du refus.

 

Philippe Beck, iduna et braga. de la jeunesse, Corti, 2017, p. 49-50.

 

06/02/2017

Louis Dubost, Fin de saison

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Au lever du jour

la nuit se vide d’un coup

chaque matin

c’est comme ça

 

la bouche sèche

dès que le corps

petit à petit consent

à se mettre à jour

 

à remplir le temps

comme une brouette

puis le verser en vrac

encore plus loin

 

l’ombre l’accompagne

en peau de chagrin

un peu plus recroquevillée

sous le soleil toujours plus haut.

 

Louis Dubost, Fin de saison,

le phare du cousseix, 2017, p. 8.

04/02/2017

Bashô, Journaux de voyage

 

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Senteur d’orchidée

aux ailes du papillon

s’est communiquée

 

À la rosée goutte à goutte

des souillures d’ici-bas

puisse-je me laver

 

Herbes pour appuie-tête

par l’averse trempé un chien

hurle dans la nuit

 

Par le montueux

sentier ne sais quel charme

répand la violette

 

Du cœur de la pivoine

l’abeille s’est arrachée

à grand regret

 

Bashô, Journaux de voyage, traduction René

Sieffert, P.O.F., 1984, p. 26, 28, 30, 32, 33. 

03/02/2017

Laurent Fourcaut, Arrière saison

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                  Pas d’histoire

 

À toute force il faut narrer sinon on crève

le sens est à ce prix quel ennui ! le mouvant

cours des êtres des choses pris dans ce carcan

dépérit. On raconte tant de trucs sur Ève

 

comment la jouerez-vous ailleurs qu’en la vie brève ?

Sanglante fin d’été de ce sang qu’écrivant

on tire sans arrêt du petit pélican,

il hante le regard lutte contre le rêve.

 

Ne me parlez pas d’histoire je n’en veux point

je veux l’effondrement dans la meule de foin

l’abrupte samba des corps danse imperceptible

 

à qui danse le goût qu’on prend au doux comptoir

où le temps se la coule sans faire d’histoir

e où l’on existerait enfin hors de la Bible.

 

Laurent Fourcaut, Arrière saison, Le Miel de l’Ours, 2016, p. 9.

02/02/2017

Georges Bataille, L'expérience intérieure

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Récit d’une expérience en partie manquée

 

Au moment où le jour décline, où le silence envahit un ciel de plus en plus pur, je me trouvais seul, assis dans une étroite véranda blanche, ne voyant rien d’où j’étais que le toit d’une maison, la frondaison d’un arbre et le ciel. Avant de ma lever pour aller dormir, je sentis à quel point la douceur des choses m’avait pénétré. Je venais d’avoir le désir d’un mouvement d’esprit violent et, dans ce sens, j’aperçus que l’état de félicité où j’étais tombé ne différait pas entièrement des états « mystiques ». Tout au moins, comme j’étais passé brusquement de l’inattention à la surprise, je ressentis cet état avec plus d’intensité qu’on ne fait d’habitude et comme si un autre et non moi l’éprouvait. Je ne pouvais nier qu’à l’attention près, qui ne lui manqua que d’abord, cette félicité banale ne fût une expérience intérieure authentique, distincte évidemment du projet, du discours. Sans donner à ces mots plus qu’une valeur d’évocation, je pensai que la « douceur du ciel » se communiquait à moi et je pouvais sentir précisément l’ état qui lui répondait en moi-même. Je la sentais précisément à l’intérieur de la tête comme un ruissellement vaporeux, subtilement saisissable, mais participant à la douceur du dehors, me mettant en possession d’elle, méfaisant jouir.

(…)

 

Georges Bataille, L’expérience intérieure, Gallimard, 1953 (repris dans Œuvres complètes, V, 1973), p. 143.

01/02/2017

Alberto Giacometti, Écrits

 

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 (...)  Je suis certain de faire ce que je n’ai jamais fait encore et qui va rendre périmé ce que j’ai fait en sculpture jusqu’à hier soir ou jusqu’à ce matin. J’ai travaillé à cette sculpture jusqu’à 8 heures ce matin, je travaille maintenant : même si ce n’est encore rien du tout, pour moi elle est avancée sur ce qu’elle était, et une fois pour toutes. Ça ne revient jamais en arrière, plus jamais je ne ferai ce que j’ai fait hier soir. C’est la longue marche. Alors tout devient une espèce de délire exaltant pour moi. Exactement comme l’aventure la plus extraordinaire : je partirais sur un bateau dans des pays jamais vus et rencontrerais des îles et des habitants de plus en plus inattendus, que cela me ferait exactement cet effet-là.

   Cette aventure, je la vis bel et bien. Alors, qu’il y ait un résultat ou non, qu’est-ce que vous voulez que ça fasse ? Qu’à l’exposition il y ait des choses réussies ou ratées, ça m’est indifférent. Comme c’est raté de toute manière pour moi, je trouverais normal que les autres ne regardent même pas. Je n’ai rien à demander, sinon de continuer éperdument.

 

Alberto Giacometti, Écrits, présentés par Miche Leiris et Jacques Dupin, Hermann, 1990, p. 268.