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28/01/2024

Patrick Kéchichian, L'écrivain comme personne : recension

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« Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais », ce refus de Maurice Blanchot, dans La Folie du jour, est un des quatre textes mis en épigraphe et repris dans l’un des trente chapitres de quelques pages du livre. Au cours de la lecture, on relève encore « on ne réécrit pas l’histoire, et pas davantage sa propre histoire ». De quoi donc s’agit-il ? non d’une autobiographie — on y reviendra — mais du parcours complexe qui aboutit à cet "Autre" qu’est l’écrivain. Pour autant que l’on puisse se dire « écrivain » : dans sa préface, Didier Cahen souligne l’ambiguïté du titre, comme si Patrick Kéchichian « jouait des mots pour dire deux choses en une ».

 

Le livre, l’écrit sont vécus comme fondateurs depuis l’enfance, comme si pour Patrick Kéchichian les premiers contacts avec l’extérieur étaient passés, d’abord, par les mots, ceux reçus, entendus et lus, tout autant ceux écrits pour essayer de transcrire — non de décrire quelque chose de ce qui s’éprouvait et, de cette manière, « découvrant le monde en se découvrant lui-même au bout de son crayon ». Expérience particulière de construction du "Je", cette certitude, ou illusion, que l’écriture, les mots ont faculté d’atteindre le vrai des choses, de soi. Ce qui conduit pendant un long temps à accumuler les pages, cahiers, feuilles volantes et, sans doute dès les premiers essais, à multiplier les énumérations pour cerner au plus près ce qui (sa propre vie, le monde) resterait sinon opaque, obscur. Tout ce qui fait les jours devrait donc être noté, les mots sur la page conférant aux instants les plus divers du vécu un supplément de réalité. Une citation, amputée de son début et de sa fin, éclaire sur la diversité des « fragments d’existence » que conservait Patrick Kéchichian :

 

(…) souvenirs dépareillés, rêves éveillés, ensommeillement et/ou insomnies, obsession du recensement de soi, drames et anecdotes, additions minutieuses ou   multiplication de vétilles, inventaires dûment consignés des nostalgies et des regrets, troubles de l’esprit encourageant ceux du comportement, deuil prolongé, rires couverts de pleurs et inversement (…)

 

Cette liste partielle fait comprendre le caractère anarchique de ce qui est retenu et l’impossible approche du livre désiré, dont les mots auraient un peu restitué des « images de l’invisible et [des] figures, même approximatives, de l’existence ». Livre qui donnerait à lire la vie de quelqu’un, mais « étoffée et dramatisée par l’auguste geste d’écrire ». Feuilletant les nombreux "récits de vie", journaux, carnets édités ces dernières années, le lecteur sait bien qu’ils relèvent d’une imposture — Jude Stéfan avait très justement publié des bribes d’un journal (plus ou moins inventées) sous le titre Faux journal. C’est cette imposture qui arrête Patrick Kéchichian, « tout ce qui pouvait être narré, (…) rapporté, encensé, pensé, analysé, catalogué, comptabilisé trouvait, en marge du livre à venir (…) une possible expression ». "Livre à venir"1 donc, qui ne peut être écrit qu’en sortant de l’imposture, du désordre pour lui « opposer l’idée, la volonté, le projet, la recherche d’un ordre. »

 

Abandonner les facilités des notes d’un journal, "intime" ou non, ne peut se décider qu’après une prise de conscience de « l’ampleur de [son] ignorance, de la hauteur et de la profondeur de [son] désarroi » ; la conscience est la « porte du discernement », ce qui donne la possibilité d’une certaine cohérence à « des fragments, des bribes, des lambeaux de cette histoire invisible » qu’est une vie. Non pour écrire sa vie comme exemplaire, mais l’écrire « hors de tout titre de propriété » — et devenir écrivain. En sachant alors qu’écrire n’est pas « une fonction, un métier, un statut, sauf à accepter de porter sa vie durant un masque (…). L’être de l’écrivain est vide, disponible (…) » et « Ce vide, cette absence (…) sont habités par l’acte présent d’écrire ». L’une des lectures du titre du livre est en relation avec cette affirmation et est explicitée dans ce parcours à propos de ce qu’est écrire, « Je suis quelqu’un pour la seule raison que je ne suis personne ». C’est cela qui autorise Patrick Kéchichian à projeter un « livre de vie et de vérité, de nudité et de lumière », qui l’a guidé également dans son activité de critique : il lui fallait toujours, écoutant « la voix de l’autre », non pas disparaître, effacer ce qu’il était, mais « la restituer à elle-même, (…) lui faire écho » ; c’est bien le même qui écrit un « essai de fiction » et à propos d’un livre.

 

On reconnaît dans cette méditation sur « l’étrangeté de la parole littéraire »2), sur la difficulté à en rendre compte, au-delà d’une certaine proximité avec Maurice Blanchot, les traces d’un lent cheminement, d’une volonté de comprendre. Comme si Patrick Kéchichian avait eu à cœur d’éclaircir ce qui était resté très longtemps obscur, « Il y avait en moi, depuis l’enfance, sans que j’en prisse l’exacte conscience, encore moins la mesure, une attente, une mystérieuse alerte, une gestation secrète du cœur ».

Patrick Kéchichian, L'écrivain comme personne, éditions Claire Paulhan, 2023, 160 p., 18 €. Cette recension a étépubliée par Sitaudis le 

 Le livre à venir est le titre d’un livre de Maurice Blanchot, repris à nouveau au début de l’avant dernier chapitre de L’écrivain comme personne.
2 Maurice Blanchot, op. cité, p. 39.
    

Patrick Kéchichian, L'écrivain comme personne, éditions Claire Paulhan, 2023, 160 p., 18 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 

 

                                                                                                                     

 

 

11/01/2024

Liliane Giraudon, La jument de Troie : recension

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Dans un "livre d’artiste" contemporain, dessins ou peintures accompagnent des poèmes, accompagnement dont les écrits peuvent souvent se passer. Tout autres sont les livres dans lesquels poèmes et dessins sont étroitement liés, hier par exemple avec Les Mains libres, "Dessins de Man Ray illustrés par les poèmes de Paul Éluard", aujourd’hui Pierre Alferi écrivain et dessinateur dans divers chaos. Le dessin ou la calligraphie est parfois le poème lui-même ; souvenons-nous qu’Apollinaire avait eu le projet de réunir ses calligrammes sous le titre Et moi aussi je suis peintre.

 

Liliane Giraudon propose un titre, par exemple "Poème intervalle", calligraphié en vert, et ce qui pourrait être la représentation en couleurs, mauve et vert, de ce qui est alors interprété comme un intervalle. Le lien entre titre et dessin stylisé semble clair la plupart du temps ; par exemple encore, sous "poème casserole" le dessin d’une casserole que l’on reconnaît comme telle sans le secours du titre. Dans bien des cas pourtant, le dessin pourrait représenter tout à fait autre chose que ce qu’annonce le titre ; la relation entre un ovale rouge et le titre "poème vaginal" n’existe que par leur proximité, de même, cet ovale rouge traversé par une ligne ne sera pas toujours reconnu, sans son titre, pour être une vulve. Les critères en œuvre sont très variés — c’est un des plaisirs de la lecture que de chercher les liens entre l’écrit, qui est une annonce et le dessin : « poème toasté » laisserait penser qu’un poème pourrait être (sur) un toast…, le dessin donne à voir deux toasts qui portent quelques traits (6 et 8) à interpréter comme étant de l’écriture (donc le poème écrit), ou le dessin lui-même est le poème.

On échoue parfois à lire une relation qui devait être évidente pour l’auteure. Le titre "Poème maman" précède une série de lignes, de couleurs différentes, qui se croisent, chacune ayant une entrée en bas de page mais aucune de sortie ; on peut imaginer bien des connotations, pas vraiment positives ici, attachées au rapport à la mère. Il est plus difficile, semble-t-il, d’interpréter la relation entre le titre "Poème papa" et le dessin qui le suit, sorte d’intestin en trois parties, rouge, verte, bleue : c’est un des cas où la sagacité du lecteur est nécessaire. Pour l’ensemble, on peut apprécier l’humour (parfois potache) de l’auteure. Le "Poème singe" surmonte un buste, le visage seulement figuré par le tracé de la tête et une forme orangée à l’intérieur ; l’ensemble est en rapport avec le texte, paginé, qui précède les dessins titrés et est annoncé par « Guenon, je singe ».

 

Le passage du singe à la guenon est analogue à la substitution de la jument au cheval dans le titre du livre ; Liliane Giraudon précise qu’ici « Pénélope répond à Ulysse. / Ithaque c’est terminé. Elle ne brode plus mais dessine… ». Elle rapporte aussi dans les quelques pages liminaires son parcours d’écrivaine, transformée par la lecture de Reznikoff, la maladie (« Arrivée du crabe ») qui l’a conduite au dessin, « Dans une pratique de substitution ». Elle évoque le Bauhaus et la Black Mountain, deux lieux d’expériences et de formation qu’elle aurait souhaité connaître, et Anni Albers artiste textile qui y fut présente. À partir de la « séquestration imposée à tous », en 2020, elle entreprend chaque jour ces « Poèmes)(Dessins », devenus aujourd’hui, ajoute-t-elle, une « Sorte d’acte de survivance. Traçant les lignes de ma propre survie comme celles de l’objet du poème ».

 

Pour le lecteur, qui passe du "Poème aphasique" au "Poème casselangue", outre le plaisir de   découvrir cette accumulation de poèmes-dessins, il ne manquera pas de s’interroger à propos de ce qui est « poésie » (voir Les Mains libres). Au moins lira-t-il la fin de l’introduction de la guenon : « La quasi-manie d’une « qui ne sait pas dessiner » devient un virus dans la Forteresse du Monument-Poésie ».

Liliane Giraudon, La jument de Troie, P.O.L, 2023, np, 18 €. Cette recension été publiée dans Sitaudis  le 17 novembre 2023.

 

P.O.L, 2023
np
18 €

 

22/12/2023

Ludovic Degroote, Le début des pieds : recension

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Si l’on se fiait seulement au titre, saurait-on que La Sorcière de Rome(André Frénaud) ou La pluralité des mondes de Lewis (Jacques Roubaud) sont des livres de poèmes ? Ceux qui annoncent leur contenu ne sont pas les plus nombreux, loin de là, tels Ode pour hâter la venue du printemps (Jean Ristat) ou Poésie ininterrompue (Paul Éluard). Sauf à connaître l’auteur, la plupart des titres n’orientent pas le lecteur vers un genre plutôt qu’un autre. Le début des pieds est un exemple de titre qui surprend ; les nombreux blasons du corps, depuis Marot et son Beau tétin, n’ont retenu que des parties du corps communément érotisées, de du Bellay à André Breton. De quoi s’agit-il chez Ludovic Degroote ? Le titre apparaît dans la première partie "un peu de monde" : « avec la bière le vin la quiche le fromage le pain et le dessert je ne suis plus qu’un ventre chaque jour / je ne vois plus que le début de mes pieds » — c’est aussi le titre de la troisième partie, après "un peu plus au bord".

Des poèmes autour du corps, de la place du sujet dans le monde, de la solitude, de la disparition se construisent à partir de ce type de notation. On ne quitte pas le lyrisme, mais il s’accompagne d’un certain détachement, et d’un humour, qui ne sont pas sans évoquer les grands moralistes classiques. La forme même du texte, proses brèves et rythmées réunies en courts ensembles, renforce le rapprochement. Les motifs sont agencés de manière complexe, on retient celui, récurrent, de la solitude et de la difficulté de vivre dans le monde, déclaré dès l’entrée : « il y a des jours où j’embrasse le monde à pleine bouche, j’y mets toute ma langue, et je ne sens rien ».

Il est inutile d’essayer de trouver une place dans ce monde, où l’on est et dont pourtant on se sent séparé (« c’est comme si le monde se dérobait à force que je sois dedans »), puisque ce n’est pas le monde qui exclut, mais ce que nous sommes, vides, sans regard pour autrui : « nous voyons cet effondrement du monde comme s’il était séparé de nous alors qu’il ne s’agit que de notre propre effondrement — nous sommes séparés du monde ». Vertige de l’inquiétude, de l’incertitude, de savoir que chacun vit la « faille du présent [...] sans cesse recommencée », la chute vers « le manque » — la mort —, mais que rien n’est dit, que tous vivent dans le silence. Solitude irrémédiable : chacun tombe /de son côté / sans heurter les vides / qui nous relient ».

Que faire de sa peur ? La supporter, puisque rien ni personne ne peut réduire ce qui est ruine en soi et l’« on ne se débarrasse pas si bien de soi ». S’enfermer pour ne plus vivre, au moins provisoirement, l’instabilité du dehors. Le monde n’est alors "visible" que par le biais des images : il est alors suffisamment à distance, et donc sans danger : le "je" oublie alors quelle place il y occupe et ce qu’il est lui-même : « et par instants je ne sais pas d’où je viens, j’aime bien la télécommande, le monde je le choisis tant pis si ça n’est pas vrai à l’instant qu’il défile sous mes yeux […] quel bonheur à la télé tout coule ». Ce retrait, qui s’exprime souvent, permet à bon compte d’être « constamment ailleurs » et de ne retenir du dehors que tout ce qui ne peut blesser et parfois même ce que tous s’accordent à estimer "poétique" : « je regarde la télé / la fenêtre est ouverte / on entend les oiseaux ».

Il y a chez Ludovic Degroote une manière tranquille de reprendre les motifs du lyrisme et d’aller à côté, du côté du politique, « j’essaie de m’en sortir / nous n’avons pas la chance de vivre au darfour » ; manière affirmée dans une esquisse d’"art poétique" sans concession. Parce que la poésie n’a pas à se limiter à la seule évidente subjectivité (Ah Frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie), qu’elle n’a pas de thèmes privilégiés. Pourquoi pas les pieds plutôt que la douleur amoureuse ou les petits oiseaux ?

                        j’ai envie d’une bière

                       voilà de la poésie prise au vif

58% de français se plaignent de la poésie contemporaine leurs attentes ne sont pas satisfaites, ils pensaient que ce serait autre chose, ils ont déjà tant de mal, c’est inutile d’en rajouter, ils croient qu’on le fait exprès

Voilà bien une autre façon d’en rajouter… Rien de plus immédiatement lisible et bien éloigné de ce qui est rangé, classé, étiqueté dans la case "poésie". Ce qui est écrit repose bien sur une expérience du monde sans emprunter les formes répertoriées, mais avance « par petits bouts sans suivi de rien ». L’écriture n’est pas moyen de guérir de la difficulté d’être là, et évacuer la poésie-pansement, comme la poésie-décorative, est travail de salubrité publique, revigorant pour le lecteur.

j’aimerais bien pouvoir écrire que le petit pansement c’est l’écriture ou que l’écriture en ôtant le pansement met le monde à nu plaie du monde plaie de soi écrire quelque chose active son petit symbole et apporte sa grandeur au poème j’aimerais bien écrire une petite obscurité populaire en achevant le torrent  oh raim du peuple libre incendie le froid chambranle des montagnes

mais j’en reste à la vie qui nous ronge

Le début des pieds est suivi d’un ensemble de poèmes titré Ventre. Les poèmes sont composés cette fois de vers très courts, avec parfois jeux d’assonances et allitérations (« langue gavée gangue », « rien rot mot air mort », « mots hachés hachis ») et une syntaxe brisée, les éléments de la phrase juxtaposés ou la phrase inachevée. On pense parfois aux derniers textes de Samuel Beckett ; par exemple : « durer pour durer / encore un peu même si / peu qui quand même /avant drap ongles et chapelet blancs / », etc. Comme s’il était difficile, voire impossible de dire ce qui importe, le manque, la solitude, la perte, la fin, comme s’il fallait le ressassement pour que le vide de toute vie soit perçu — « et partout des mots / qui cherchent leur silence ».

 

Ludovic Degroote, Le début des pieds, suivi de Ventre, éditions Unes, 2023, 128 p., 21 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 14 novembre 1023.

 

 

07/12/2023

Jean-René Lassalle, Ondes des lingos-poèmes : recension

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On sait bien que toute écriture obéit à des contraintes, explicites ou non. C’est une évidence pour la poésie : le sonnet, pour reprendre l’exemple toujours cité, est écrit selon des règles précises avec lesquelles on peut jouer, et les écrivains ne se sont pas privés de les transgresser. La fiction elle-même ne s’écrit pas n’importe comment, sauf peut-être les avalanches de récits de vie qui encombrent les librairies ; rappelons que Georges Perec a écrit La disparition sans e. C’était là s’inventer une contrainte parce qu’il est toujours possible de créer une règle inédite. Ce que propose Jean-René Lassalle.

 

La première page du livre donne en anglais, en quatre colonnes, une liste de 100 mots numérotés (1 I, you, we, this, (…), 99 dry, 100 name), dont on apprend l’origine et le mode d’emploi dans la quatrième des pages centrales. La liste a été élaborée par un linguiste nord-américain (Morris Swadesh) qui pensait rassembler « les concepts les plus répandus » dans un projet comparatiste ; pour Lassalle, la liste lui « a semblé déclencher la forme spectrale, imparfaite, d’une langue universelle (imaginaire) ou du langage même ». Les mots, selon leur ordre d’apparition dans la liste, ont été introduits dans des tercets ; ces « mots-concepts », précise-t-il, « deviennent ici des lingo-pensèmes », mot qui associe étroitement « langue » et « pensée » (« pensème » sur le modèle de morphème, lexème). Le projet déborde très largement le domaine poétique, et donc le cadre d’une simple recension, mais les cent poèmes peuvent être « lus comme indépendants », comme le suggère leur auteur.

 

À partir du matériau linguistique existant et en suivant les règles de formation du français, Lassalle crée des mots aisément intégrables dans le lexique, comme dédésirer (« dédésirant »), désexilés,  reressusciterécratèrementclairir (« un tout qui se clairit »), verbe oranger (« orangeant »), orgué, etc. La formation peut associer des mots habituellement séparés, en transformant la catégorie grammaticale (arquencielé) ou dissocie les éléments d’un mot (en-voûté). Le jeu avec la morphologie atteint la traduction, avec le choix de ne pas traduire exactement les mots de la liste, par exemple pour des raisons stylistiques, star (anglais pour « étoile ») devient « étoilement » et sun (« soleil ») « insole », night (« nuit ») « nocturne ». La création linguistique peut s’opérer très simplement en juxtaposant des mots pour former une autre unité : séparer des noms de couleur ne rendrait pas compte de leur proximité, ce que restituerait « orangebleumauves ». Un autre état du français dans le temps trouve aussi sa place (« poudroyement, encor, aultre ») ; en outre, des unités d’autres langues contribuent à la construction d’une langue imaginaire : « currant », groseille en anglais, « sueño » rêve en espagnol, « povera », pauvre au féminin en italien, etc. Enfin, Lassalle n’hésite pas à introduire des mots très récemment entrés dans les dictionnaires comme gafa (« fourmis gafa ») ou zouké (« menuet zouké »).

 

Les tercets obtenus ne sont pas toujours immédiatement compréhensibles, pas moins cependant, pour d’autres raisons, qu’un poème de Verheggen ou de Royet-Journoud. À leur manière ils proposent au lecteur d’affronter l’énigme de la langue, à la fois outil indépassable de communication avec l’Autre et moyen de dire son opacité, la sienne, celle de l’Autre, du monde.  Un exemple de tercet :

 

            la terre en mottes s’effritant est celle qu’arpentent fantômes scrieurs 

            qui miment déformant le miroir du présent, elle est boue séchée où attendre langé

            de lin la résorption de la foudre en contorsionniste dans les souples suffles

 

On note l’allitération entre les deux derniers mots — suffles signifiant « souffle » en suédois —, les allitérations se mêlant aux assonances dans d’autre tercets, par exemple dans le second :

            tentant travail aviaire avec un tu distinct

            au marché des altérités observées recadrées

            dédésirant solitude encadrée

 

Certains tercets ne contiennent aucune formation à interpréter, comme dans ce premier vers de l’un d’eux, « des nœuds atmosphériques se dissolvent en l’avenir saupoudrant la mer de nuages », mais avant de chercher à construire un/des sens avec les « lingo-poèmes », il est bon d’entendre la « danse des mots », ainsi dans ce tercet dont le thème nous ramène au projet de Lassalle : « au-delà de l’annonce d’autolyse partageable rejetable, ces lueurs en ondes ternaires, / poussent l’attendant golem léthargé à se hisser patchworké hors gravité / du réel tel voler parallèle à une aimée âme ailée qui longuement se soustrait dans enciel ». Certes, cette poésie est bien éloignée du lyrisme souvent à ras de terre ou du "chant de la nature" qui occupent les rayons, elle rappelle que les contraintes formelles, ici complexes, sont une des conditions de l’écriture. Ce n’est pas hasard si Lassale traduit l’allemand (il vit et enseigne en Allemagne) : plus qu’en français peut-être, la langue y est travaillée en tous sens.

Jean-René Lassalle, Ondes des lingots-poèmes, L'ours blanc, 2023, 36 p., 6€. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 

 

 

02/12/2023

Esther Tellermann, Ciel sans prise : recension

 

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                                  « Voilà / tout finit / et commence » 

Il suffit d’ouvrir Ciel sans prise pour reconnaître l’écriture d’Esther Tellerman : poèmes entre dix et quinze vers, lesquels comptent rarement plus de trois syllabes, très peu ponctués mais parfois un blanc introduit une légère pause ; aucune rupture d’une page à l’autre, comme si s’écrivaient par touches les moments d’une histoire, celle peut-être d’un jeet d’un tu/vous très vite présents. L’ouverture du livre donne l’impression que se poursuit un autre livre par la rupture dans une durée :

                       Soudain nous avions / fermé / les persiennes

 

Le début rapporte un avant, un passé, où s’est vécu un acte de retrait, le « nous » s’isolant de son entourage et le livre s’achève avec une ouverture, par deux mots détachés, « Qui noue / les chemins et les cercles / toujours arrache / la couleur // fait face ». Ouverture sur l’avenir, vers un autre livre, non pour répéter ce qui a été écrit, mais pour continuer à dire ce qui ne peut être un fois pour toutes énoncé. Parce que rien, ou très peu, de ce qui est écrit ne peut être lu comme "réel", seulement pour une trace possible d’un moment, plus ou moins lisible, plus ou moins transformée : l’un des derniers textes, repris en quatrième de couverture, renvoie ainsi au début du livre, « Qui / soudain / ferme les persiennes », après un autre qui reprend la première scène, « Soudain / nos persiennes étaient closes ».

 

Comment décider de ce qui est réel, de ce qu’est le réel dans le livre. Dans le premier poème quand le "je " revient au présent après un temps dans le passé (plus-que-parfait, « avions fermé »), cela se passe dans un mouvement où l’univers semble se défaire (« Tout près / les continents / me traversent), est-ce l’image d’un ailleurs que l’on retrouve plus loin (« avant l’incandescence / d’une unique fièvre / où s’engouffrent  / les continents ») ? d’une confusion où l’espace s’étire jusqu’à déborder toute limite ? Parallèlement, les divisions temporelles s’effacent pour laisser place à une durée continue, sans présent ni passé, et à la proposition : « un lendemain n’est-il / un jadis suspendu à l’aurore », une réponse : « l’absence de lendemains » d’où naissent l’obscurité, la « ténèbre ». L’écriture ouvre à « un absolu », à « l’infini » (« Nous humions l’infini »), l’absence de verbe parfois ne situant plus rien dans la durée, « l’encre psalmodiant / l’exactitude / des naufrages / le dessin / des univers / tus ». Il suffit d’un mot, « soudain », pour qu’il y ait rupture, l’univers semble se défaire, perd tout contour et sa raison d’être, « Soudain / ne respirent / les vieux mondes / trébuchent / sur les constellations » et plus avant, « les vieux mondes dérivent ». Tout pouvant devenir mots, ce qui était achevé peut recommencer, comme si un changement d’ordre météorologique suffisait à provoquer une métamorphose, « Puis reviendra / l’orage /(…) et notre chemin / sera visible » — futur d’un "nous" dont les composants sont insaisissables.

 

S’agit-il d’un "nous" amoureux comme le laisseraient supposer, par exemple, les allusions à la chambre close, au mouvement des reins ? Un  "nous" complice au regard commun pour observer ce qui est en dehors de lui : « nous écartions / les persiennes pour / deviner / un monde / qui palpite » ? Mais de ce monde bien peu est dit, le lecteur découvre — ou invente en partie — des allusions à l’Histoire passée à partir des « rafales de souvenirs ». Les éléments propres à un récit sont évidemment absents et si l’on cherche des paysages, on ne trouve que des « horizons » ; les noms variés de fleurs et d’arbres participent au rythme des poèmes, non à une description de lieux — dans l’ordre d’apparition : amandier, jasmin, sauge, saule, hibiscus, gardénia, hysope, églantier, myrtille, châtaignier, cyprès, aubépine, lilas, saule, laurier, pavot, orme, hyacinthe. Quant aux noms généraux (terre, ciel, mer, continent), ils ne renvoient à rien de concret et la relation au visible est même explicitement effacée ; ainsi, l’ombre surgit, fabrique d’obscurité (« Tout à coup / une ombre / tourmente le bleu / dépose un peu de nuit »), mais plus souvent l’ombre, et donc l’obscurité, apparaissent comme des éléments intérieurs : « sans ombre que celle du dedans », et il est inutile de chercher à « tresser des chimères / apprivoiser l’ombre ». La mer, présente dans les poèmes, a un statut analogue à celui de l’ombre, ce qui est répété : « sans / mer // que celle du dedans », puis « sans mer / que celle du / dedans ».

 

Cette présence absence semble définir ce qu’est le "tu / vous", de là toute fondation d’un "nous". L’interlocuteur est lié à une odeur, proche par sa salive, il partage une chambre avec la narratrice et, également, des rêves (« nous inventions des sommeils ») s’avère être une création verbale, « je cherche encore / la langue / où / vous dire ». Construit peu à peu il s’évanouit brusquement (« Puis soudain je vous perds »), comme si les mots manquaient pour maintenir sa consistance. Ils sont bien là, les mots, mais pour exprimer nettement qu’ils sont la seule existence du "tu / vous" ; c’est « celui qui ne fut / à qui je parle », « Vous avez été / serez / (…)/ un dieu absent / ouvrant les paumes / frère / d’un ailleurs ». "Tu" comme suite de mots, seulement une forme nécessaire pour explorer ce que pourrait être un échange, « Je serai / vous / celui qui fut / à qui je parle / ou / qui ne fut pas / mais demeure ». Peut-être qu’une relation entre un "je" et un "tu" n’existe qu’avec les mots — Car / rien n’est / que / l’au-delà de / la forme » —, la présence du "tu" étant plusieurs fois affirmée comme suspendue au désir du "je" ; l’un et l’autre comme des formes à investir — c’est leur statut dans la langue. C’est une condition suffisante pour que les souvenirs, les temps de l’enfance, le passé donc, renaissent dans le présent, souvent avec leur charge émotive qu’on lit proche d’un Verlaine : « Dans les vieux parcs / viennent les chagrins / au souvenir / des pavots et des / musiques ».

 

On voit là que Ciel sans prise n’a rien d’un livre de poésie abstrait. Parfois énigmatique, qui suggère plus qu’il ne dit, qui demande à être relu, et la forme choisie est un élément important dans le plaisir de la lecture. Esther Tellermann use rarement de la paronomase (jaspe / gypse) et des répétitions de sons (« des paupières et des paumes ») ; outre les ellipses de verbes, elle introduit régulièrement des constructions syntaxiques qui exigent une (re)lecture attentive (compléments multiples ou éloignés du verbe, cascade de relatives) ou dont l’ambiguïté n’est pas immédiatement levée — un exemple : « (…) peut-être / secret / que le / corps porte / et soudain / irradie / la brûlure », où « secret » peut être lu comme sujet de « irradie ».. Livre que l’on peut lire sans rien connaître des ensembles précédents, auxquels on peut le rattacher tant l’œuvre est homogène. 

 

Esther Tellermann, Ciel sans prise, éditions Unes, 2023, 220 p., 20 €.
Cette recension a été publiée par Sitaudis le 12 octobre 2023.

19/07/2023

Marie de Quatrebarbes, Vanités

 

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                          « Plutôt que de prendre racine, nous passons »

 

Le pluriel Vanités renvoie à une période de l’histoire de la peinture, la première partie du XVIIe siècle, pour l’essentiel à des natures mortes évoquant le caractère éphémère de la vie, parfois avec la présence d’un crâne : on rencontre aussi dans le livre cet objet — « Ce crâne, regardez-le, né de la roche et son greffon de lierre, entremêlé aux bois du cerf » —, mais le thème de la brièveté de l’existence n’a ici rien de religieux : le contexte associe le minéral, le végétal et l’animal. Pas de prière, de méditation pour se préparer à mourir, seulement savoir que le temps défait tout ce qui est et le projet est clair, « nous nous en tiendrons au matérialisme le plus tendre ». Ce qui est immédiatement lisible : la mort est la condition de la vie et s’il est une éternité elle est dans le fait que tout recommence sans cesse.

 

Le livre s’ouvre avec la reprise du texte en frontispice d’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, présentant Démocrite occupé à disséquer des cadavres pour reconnaître le siège de la mélancolie ; l’annonce en regard se présente comme en relation avec cette activité, mais avec un objet plus large : « Ceci est un livre d’histoire naturelle, décrivant les formes élémentaires par lesquelles commence la nature ». On verra comment se développe ce projet a priori fort ambitieux. Ces deux pages ne sont pas paginées, pas plus que l’ensemble des poèmes qui suivent, numérotés de 1 à 36, toujours de strophes de quatre vers, puis 361/2 pour le dernier de deux vers. On note que d’emblée un récit est annoncé et les premiers poèmes mettent en scène Épicure, « un mathématicien épris de gymnastique » (Thalès de Milet), Platon : l’Antiquité et ses savants inscrivent le livre dans l’histoire longue mais sont laissés au profit « à présent de l’avenir ».

 

L’avenir, et le présent, ce sont les multiples transformations des êtres vivants, et en particulier de la fleur, métamorphoses (qui lient d’ailleurs le livre à l’Antiquité) dont l’abondance font de Vanités un étrange kaléidoscope dans lequel on verrait les êtres et les choses se défaire et se reconstruire dans un mouvement incessant. S’il est une éternité, ce n’est pas du côté de la religion qu’il faut la chercher : c’est celle du recommencement — même si des mots  semblent sortis d’un traité de l’époque classique, « squelette vivant, nudité et ordure ». La vie naît et se développe à partir de la mort, « le genêt pousse dans la ruine », « les corps se dissolvent (…) puis tout recommence », « le tombeau [de la fleur] est le berceau de l’arbre », etc. — on recopierait une partie du livre si l’on relevait toutes les occurrences de ce mouvement. La métamorphose se produit à tous les niveaux, les formes s’emboîtent, vouées à la disparition et, de là, apparaissent d’autres formes ; la fleur devient fruit, puis graines qui se séparent de la plante, se dispersent et d’autres fleurs trouvent leur place. Métamorphose généralisée qui emporte tout, « de toutes parts un mouvement léger fait pirouetter les masses ». La distinction entre l’inerte et le vivant n’est elle-même plus de mise, au moins pour le regard qui confond le minéral et le vivant, on voit « les scarabées pierres mobiles », ailleurs « les rochers pourrissent » et le végétal semble prendre des caractères du vivant mobile (« les yeux tuméfiés du mimosa ») (1).

 

Mais comment rendre compte de ce qui, presque toujours, échappe au regard ? Marie de Quatrebarbes choisit notamment l’énumération de noms pour restituer le foisonnement des éléments sujets à la métamorphose ; parmi d’autres :

On aperçoit au sol des miniatures, aiguilles, chatons de pins usés, minés, foudroyés, mollusques & huîtres, limaçons gélatineux, élastiques, hannetons, lentilles, moules, mouches du rosier, trente-six fragments de feuilles et demi »

 Comment également introduire un semblant d’unité dans ce qui est donné pour échapper à tout ordre ? Dans une partie importante du livre, reviennent dans chaque poème l’adjectif « petit », un de ses dérivés ou un mot connotant la petitesse : « petit », le mieux représenté, seul ou non (« son tombeau était petit » opposé à « esprit large », « petites morsures »), « brève histoire », « insecte », « petitesse,  « miniature », « imperceptibles », « microscopes ». Une figure insolite, celle de l’enfant, fréquente dans les livres de Marie de Quatrebarbes, est introduite avant le premier poème numéroté, entrant dans la série des contraires par son jeu : « L’enfant éteint la lumière, il l’allume » ; Il apparaît ensuite régulièrement, lié à la nature (« l’enfant se contemple dans le miroir de la nature »), se transformant (« l’insecte-enfant ») avant d’entrer dans le mouvement du recommencement à la fin du livre : « Parfois s’animent dans le visage du mourant les traits du nouveau-né & réciproquement ». Certains procédés rhétoriques s’ajoutent, comme la répétition de mots, pour unifier les contenus, avec aussi des jeux d’assonances (or dans une strophe : morsure, mort, ornée, sorte) et d’allitérations, ainsi avec la reprise d’un titre de livre de Paul Éluard, « le dur désir de durer ».

Il suffirait peut-être de dire que Vanités est un livre original sur l’idée de recommencement dans la nature. Le livre, cependant, apparaît plus complexe. La citation donnée supra s’achève par « trente-six fragments de feuilles et demi » : comment ne pas y reconnaître le numéro de la dernière page ? Si l’on s’attarde à quelques allusions dispersées, comme « reprendre la phrase encore » et, dans le dernier poème, « La page ne dit pas où elle va », à des allusions littéraires (par exemple à Louis Zukofsky), on relit aussi l’ensemble comme une métaphore de ce qu’est l’écriture et tout peut s’organiser alors autrement, qu’il s’agisse du thème du recommencement, de la répétition, de la mort et de la naissance, du passé et de l’avenir, etc. La fin de l’avant-dernière strophe et celle de la dernière confirment la possibilité de cette lecture, « On n’y voit rien, suivez mon regard » et « il n’est jamais trop tard pour détourner sa fin ».  Ajoutons qu’il est d’autres lectures qui ne contredisent pas celles proposées ; ainsi, Vanités est, peut-être, dans le fil de Voguer un livre autour de la mémoire.

  1. On sait que l’on emploie "œil" pour désigner le bourgeon.

Marie de Quatrebarbes, Vanités, Eric Pesty éditeur, 2023, 38 p., 10 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 30 mai 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

26/06/2023

Marie de Quatrebarbes, Vanités : recension

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                                « Plutôt que de prendre racine, nous passons »

 

Le pluriel Vanités renvoie à une période de l’histoire de la peinture, la première partie du XVIIe siècle, pour l’essentiel à des natures mortes évoquant le caractère éphémère de la vie, parfois avec la présence d’un crâne : on rencontre aussi dans le livre cet objet — « Ce crâne, regardez-le, né de la roche et son greffon de lierre, entremêlé aux bois du cerf » —, mais le thème de la brièveté de l’existence n’a ici rien de religieux : le contexte associe le minéral, le végétal et l’animal. Pas de prière, de méditation pour se préparer à mourir, seulement savoir que le temps défait tout ce qui est et le projet est clair, « nous nous en tiendrons au matérialisme le plus tendre ». Ce qui est immédiatement lisible : la mort est la condition de la vie et s’il est une éternité elle est dans le fait que tout recommence sans cesse.

 

Le livre s’ouvre avec la reprise du texte en frontispice d’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, présentant Démocrite occupé à disséquer des cadavres pour reconnaître le siège de la mélancolie ; l’annonce en regard se présente comme en relation avec cette activité, mais avec un objet plus large : « Ceci est un livre d’histoire naturelle, décrivant les formes élémentaires par lesquelles commence la nature ». On verra comment se développe ce projet a priori fort ambitieux. Ces deux pages ne sont pas paginées, pas plus que l’ensemble des poèmes qui suivent, numérotés de 1 à 36, toujours de strophes de quatre vers, puis 361/2 pour le dernier de deux vers. On note que d’emblée un récit est annoncé et les premiers poèmes mettent en scène Épicure, « un mathématicien épris de gymnastique » (Thalès de Milet), Platon : l’Antiquité et ses savants inscrivent le livre dans l’histoire longue mais sont laissés au profit « à présent de l’avenir ».

 

L’avenir, et le présent, ce sont les multiples transformations des êtres vivants, et en particulier de la fleur, métamorphoses (qui lient d’ailleurs le livre à l’Antiquité) dont l’abondance font de Vanités un étrange kaléidoscope dans lequel on verrait les êtres et les choses se défaire et se reconstruire dans un mouvement incessant. S’il est une éternité, ce n’est pas du côté de la religion qu’il faut la chercher : c’est celle du recommencement — même si des mots  semblent sortis d’un traité de l’époque classique, « squelette vivant, nudité et ordure ». La vie naît et se développe à partir de la mort, « le genêt pousse dans la ruine », « les corps se dissolvent (…) puis tout recommence », « le tombeau [de la fleur] est le berceau de l’arbre », etc. — on recopierait une partie du livre si l’on relevait toutes les occurrences de ce mouvement. La métamorphose se produit à tous les niveaux, les formes s’emboîtent, vouées à la disparition et, de là, apparaissent d’autres formes ; la fleur devient fruit, puis graines qui se séparent de la plante, se dispersent et d’autres fleurs trouvent leur place. Métamorphose généralisée qui emporte tout, « de toutes parts un mouvement léger fait pirouetter les masses ». La distinction entre l’inerte et le vivant n’est elle-même plus de mise, au moins pour le regard qui confond le minéral et le vivant, on voit « les scarabées pierres mobiles », ailleurs « les rochers pourrissent » et le végétal semble prendre des caractères du vivant mobile (« les yeux tuméfiés du mimosa ») (1).

 

Mais comment rendre compte de ce qui, presque toujours, échappe au regard ? Marie de Quatrebarbes choisit notamment l’énumération de noms pour restituer le foisonnement des éléments sujets à la métamorphose ; parmi d’autres :

 

On aperçoit au sol des miniatures, aiguilles, chatons de pins usés, minés, foudroyés, mollusques & huîtres, limaçons gélatineux, élastiques, hannetons, lentilles, moules, mouches du rosier, trente-six fragments de feuilles et demi 

 

Comment également introduire un semblant d’unité dans ce qui est donné pour échapper à tout ordre ? Dans une partie importante du livre, reviennent dans chaque poème l’adjectif « petit », un de ses dérivés ou un mot connotant la petitesse : « petit », le mieux représenté, seul ou non (« son tombeau était petit » opposé à « esprit large », « petites morsures »), « brève histoire », « insecte », « petitesse,  « miniature », « imperceptibles », « microscopes ». Une figure insolite, celle de l’enfant, fréquente dans les livres de Marie de Quatrebarbes, est introduite avant le premier poème numéroté, entrant dans la série des contraires par son jeu : « L’enfant éteint la lumière, il l’allume » ; Il apparaît ensuite régulièrement, lié à la nature (« l’enfant se contemple dans le miroir de la nature »), se transformant (« l’insecte-enfant ») avant d’entrer dans le mouvement du recommencement à la fin du livre : « Parfois s’animent dans le visage du mourant les traits du nouveau-né & réciproquement ». Certains procédés rhétoriques s’ajoutent, comme la répétition de mots, pour unifier les contenus, avec aussi des jeux d’assonances (or dans une strophe : morsure, mort, ornée, sorte) et d’allitérations, ainsi avec la reprise d’un titre de livre de Paul Éluard, « le dur désir de durer ».

 

Il suffirait peut-être de dire que Vanités est un livre original sur l’idée de recommencement dans la nature. Le livre, cependant, apparaît plus complexe. La citation donnée supra s’achève par « trente-six fragments de feuilles et demi » : comment ne pas y reconnaître le numéro de la dernière page ? Si l’on s’attarde à quelques allusions dispersées, comme « reprendre la phrase encore » et, dans le dernier poème, « La page ne dit pas où elle va », à des allusions littéraires (par exemple à Louis Zukofsky), on relit aussi l’ensemble comme une métaphore de ce qu’est l’écriture et tout peut s’organiser alors autrement, qu’il s’agisse du thème du recommencement, de la répétition, de la mort et de la naissance, du passé et de l’avenir, etc. La fin de l’avant-dernière strophe et celle de la dernière confirment la possibilité de cette lecture, « On n’y voit rien, suivez mon regard » et « il n’est jamais trop tard pour détourner sa fin ».  Ajoutons qu’il est d’autres lectures qui ne contredisent pas celles proposées ; ainsi, Vanités est, peut-être, dans le fil de Voguer un livre autour de la mémoire.

  1. On sait que l’on emploie "œil" pour désigner le bourgeon.

 Marie de Quatrebarbes, Vanités, Eric Pesty éditeur, 2023, 38 p., 10 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis en mai 2023.

 

 

15/10/2022

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien. : recension

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         « Où vivre / et dire ? »

 

Quatre ensembles titrés, suivis d’un épilogue ("Je ne chante plus, je rêve"), composent le livre : "Ne fuis pas, je te suis", Ne t’encombre pas de la nuit", "Je souffle, et rien." (qui donne le titre), "Ne t’éloigne pas, mon ombre fragile te suit". Une postface de Jean-Marc Sourdillon ("Le regard d’Eurydice") propose une analyse qui rattache les poèmes au mythe d’Orphée à partir de plusieurs indices, dont le titre des séquences ; dans le jeu du je-tu, le tu serait le père disparu, la voix d’Eurydice-je« l’accompagnant (...) dans l’événement de sa disparition pour aller le rechercher ». Les arguments sont convaincants et l’on peut suivre cette lecture. Jean-Marc Sourdillon précise cependant que « le lecteur pourra suivre d’autres fils, découvrir d’autres intrigues, Je souffle et rien, est un livre ouvert. » À côté de sa suggestion, on peut en effet lire autrement les poèmes en les liant aux livres déjà publiés.

 

L’auteure, plus peut-être que dans d’autres livres, se confond avec la narratrice. Les paysages et les lieux sont ceux où elle vit, la ville des Andelys, la Seine, l’île de Seine, les falaises très présentes, les hameaux (le Petite Andely, Noyers, plusieurs fois cité). Dans ce décor rassurant où tout peut se nommer, le motif de la disparition est repris d’un bout à l’autre du livre : les mots, les étoiles à un moment donné sont présentés comme disparus, et aussi de manière récurrente le tu, « Mes doigts écartés, je te tiens ici, toi qui disparais, disparu ». À ce motif est étroitement associé celui de la perte ; l’absence du tu provoque celle de sa voix, donc le support même de la parole ; ce n’est qu’avec la voix que le Sujet se manifeste, elle rend possible l’existence même du tu, toute relation d’échange avec l’Autre, ce qu’exprime précisément la narratrice, « Tu es perdu / ta voix s’éloigne » et, de là : « mesurant à te perdre l’identité / du pronom nous ». La perte du tu implique aussi symboliquement celle du paysage (« regardant perdu l’horizon ») et celle peut-être du je, au moins de toute intériorité (« mon cœur perdu »). `

 

Le souhait d’un retour du tu est immédiatement associé à une autre perte, celle du chemin vers un hameau — lieu de naissance et de vie du je ou du tu ? — : « Comme si tu revenais n’ayant pas trouvé perdu le chemin de Noyers ». La narratrice, dans un élan christique, invente même sa résurrection, « Je cours vers toi sur les eaux / pour te faire renaître ». Elle invente aussi « un rendez-vous », sachant que personne ne l’y rejoindra, ou une fiction qui permettrait au nous de se recréer, « Je recompose / le passage secret où te retrouver, / je l’appelle "coquelicot" » ; la fleur incarne pour Isabelle Lévesque (par exemple dans Voltige ! et dans Le Chemin des centaurées) la nature l’été et, par sa couleur, le vivant, l’amour, et tout autant le caractère éphémère de ce qui est. Cependant (« Fini les fées »), aucune métamorphose ne restituera ici le tu qui ne sera présent que par les mots, le temps effaçant progressivement la présence ancienne.

Toute évocation souffre de l’incertitude de la mémoire, d’où n’émergent que l’ombre du tu, que des images indécises — « Je ne rattrape que / ton reflet », écrit la narratrice dans la dernière partie de son parcours —. ; « ombre » est l’un des mots récurrents, présent dans le titre de l’avant-dernière séquence mais relevé dès les premiers poèmes, « Nous savons que s’éloigne / chaque ombre saisie » — il semble d’ailleurs que le lecteur soit inclus dans ce "nous". Les jours de l’enfance du tu sont rappelés (« genoux écorchés tu es l’abandonné »), mais ces jours anciens sont quasiment devenus hors d’atteinte, « Des morceaux de temps / (...) s’écartent de l’origine » et tout est voué à l’oubli, tout ce que la narratrice tente de rassembler, l’ombre même du tu comme le reste. L’écriture restitue ces jeux complexes de perte et d’oubli et empêche la disparition complète du tu : ce rôle ancien de la poésie est ici renouvelé.

En effet, le poème (« Je l’écris pour toi, il existe ») donne un sens à l’absence. Le tu écrit est donc ainsi indéfiniment recréé, « Tant que je vis je te donne forme » et, du même coup, donne aussi raison de vivre au je, « Je change, je chante ». Parce que les mots sont considérés comme « vivants », destinés à faire apparaître l’absent. Dans Le Chemin des centaurées, une autre version de la disparition était empruntée à la Grèce antique avec la question « Ulysse, reviendras-tu ? » ; ici, « Rien ne change nous sommes / laissés pour compte d’une histoire interrompue », et l’histoire est toujours à récrire, à réinventer sachant que l’ombre ne peut être dissipée. C’est pour cela que le coquelicot est présent d’un livre à l’autre, symbole de l’amour et du passage, et que l’épilogue propose en épigraphe quelques lignes de Beckett, extraites de la fin de L’innommable, « (...) il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a (...). Ressassement pour que, dans l’imaginaire, le nous soit recomposé.

Fabrice Rebeyrolle, accompagne les séquences de huit peintures non figuratives. Elles donnent à voir une matière opaque qui peut évoquer celle de la falaise et les couleurs de certaines figurent ciel, eau et horizon des poèmes.

 Isabelle Lévesque, Je souffle, er rien., Peintures de Fabticve Rebeyrolle, postface de Jean-Marc Sourdillon, L’Herbe qui tremble, 2022 , 152 p. 18 €.  Cette recension a été publiée par Sitaudis le 30 août 2022.

18/09/2022

Paul Klee, Paroles sans raison : recension

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Dans sa jeunesse, Paul Klee (1879-1940) jouait sans cesse Bach au violon et se demandait s’il ne devait pas consacrer sa vie à la musique ; il écrivait aussi des poèmes de contenus variés, dont des quatrains érotiques. On suit dans son Journal* son désir de s’engager dans diverses voies et il s’établissait un programme au printemps 1901 (p. 50) :

 

au premier chef, l’art de la vie, puis, en tant que profession idéale : l’art poétique et la philosophie ; en tant que profession réaliste : l’art plastique et, à défaut d’une rente : l’art du dessin (illustration).

 

Comme le rappelle Pierre Alferi, c’est au cours de son voyage en Tunisie (avec August Macke et Louis Moilliet) qu’il a décidé d’être peintre ; il écrivait le 16 avril 1914 après un voyage à Kairouan, « La couleur me possède. (...) Voilà le sens du moment heureux : la couleur et moi sommes un. Je suis peintre. » (p. 282)

 

C’est avec le regard du peintre qu’il écrit « Voir c’est le savoir », mais la lecture des récits de rêve découvre un Paul Klee proche de Desnos ou de Leiris. Certaines images de son monde onirique, bien éloignées de la vie diurne (un banc de roses, un sorcier), empruntent cependant en partie à la réalité : la fille du sorcier qu’il regarde ferme les rideaux, mais l’observe par une fente ; ces images d’une relation à peine esquissée sont commentées dans la seconde partie du poème par Klee, pour qui on rêve à partir de « ce qui nous a un instant désarmés ». Dans un autre rêve de la même année (1906), s’effectue un mouvement du corps désorganisé vers une origine où se trouverait « Madame l’Archicellule », symbolisant la fertilité ; en même temps, son activité de peintre est évoquée et heureusement reconnue, avec la mention d’une « délégation (...) / pour rendre grâce à son travail ». Rêve encore, cette fois de l’absence de tout espace, de tout corps (« ma nudité volée »), de tout signe qui évoquerait une existence (« effacée, l’épitaphe »)  — vision frappante de la disparition, du néant.

La mort, la violence sont présentes autrement, exprimées de manière lapidaire : « Animal humain / heure de sang ». Dans les poèmes retenus apparaît aussi le motif de la claustrophobie, avec l’enfermement dans un lieu clos (« grand danger / pas d’issue ») et, pour en sortir, le plongeon par une fenêtre, mais l’image de la liberté retrouvée (« Libre je vole ») est mise en défaut : la chute sans fin figurée par la répétition : « Mais la pluie fine, / la pluie fine, / la pluie / tombe, / tombe... / tombe... ». Enfermement encore avec le retour de l’enfouissement, lié au monde des morts ou au passage du temps avec l’image classique du « ver qui ronge ». La préoccupation de l’au-delà est aussi mise en scène ironiquement dans une fable où un loup dévore un homme et tire une conclusion de son acte : l’homme peut être le dieu des chiens si le loup peut le manger, et la question demeure, « Où donc est leur [=des hommes] Dieu ? ».

 

La diversité des poèmes permet de lire d’autres aspects de l’écriture de Paul Klee qu’Alferi rattache notamment à Christian Morgenstern (1871-1914) pour la bouffonnerie, par exemple dans "Parole sans raison" avec des propositions comme « 1. Une bonne pêche est un grand réconfort », « 7. Douze poissons, / douze meurtres ». Ce qui apparaît souvent, ce sont les jeux avec les mots : adjectif qui change de sens selon sa position (« des gens petits / pas de petites gens »), verbe accompagné ou non de la négation : « lui qui sait qu’il ne sait pas / à l’égard de ceux qui ne savent pas / qu’ils ne savent pas / et de ceux qui savent qu’ils savent ». Un poème de quatre courtes strophes est construit avec cinq mots, deux adjectifs de sens opposés, "grand" et "petit", accompagnés de "calme", "forme" et "mobile, mobilité" qui s’achève par le retour du peintre, « calme petite forme s’appelle "peinture" ». Des vers à propos des états de la lune selon le lieu rappellent Max Jacob avec des vers comme : « que le cactus ne la crève pas ! ». Paul Klee avait aussi l’art de la pirouette, un portrait de chat qui saisit ses qualités sensorielles bien différentes des nôtres — « l’oreille cuiller à sons / la patte prête au bond [etc.] » — s’achève par un trait qui le sépare des humains : il « n’a, au fond, rien à faire de nous »

 

À la suite des poèmes, après une photographie de Paul Klee, sont excellemment reproduits onze tableaux et dessins, tous légendés, le plus ancien de 1915, le plus récent de 1940. Pierre Alferi retrace à grands traits dans sa postface le parcours de Paul Klee, qui continue d’écrire jusqu’à sa mort, en prose et en vers. Traducteur également de John Donne et d’Ezra Pound, il restitue le caractère singulier de l’écriture du peintre ; il propose un choix de traductions en suivant l’ordre chronologique, retenant des textes écrits de 1901 à 1939. L’ensemble des poèmes de Paul Klee est aujourd’hui traduit dans plusieurs langues, pas en français... : espérons que ce premier ensemble de 21 poèmes, publié par les éditions Hourra installées en Corrèze, décidera un autre éditeur d’entreprendre la publication de la totalité.

 

Paul Klee, Paroles sans raison, Choix, traduction et postface Pierre Alferi, reproduction de onze tableaux, éditions Hourra, 2022, 48 p., 15 €. Cette recension a té publiée par Sitaudis le 22 août 2022.

 

 
* Paul Klee, Journal, traduction Pierre Klossowski, Grasset, 1959 ; le Journal est maintenant disponible en poche dans la collection "Les Cahiers rouges" chez le même éditeur.

           

 

 

11/09/2022

Florence Pazzottu (texte), Hugues Breton (encres), Le joueur de flûte

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Les contes collectés notamment par Charles Perrault et les frères Grimm ont la plupart du temps été récrits mis au goût du jour pour le public enfantin (souvent très simplifiés, châtrés même) ou avec une visée littéraire et/ou sociale, le texte étant destiné à des adultes. Ainsi Robert Coover est parti de La Belle au Bois-Dormant pour écrire Rose (L’Aubépine) (traduit en 1998) et Christine Angot a proposé sa version de Peau d’Âne où se mêlent autobiographie et imaginaire. Le parti-pris de Florence Pazzottu et de Hugues Breton est différent dans la reprise du conte très connu de Grimm, Le Joueur de flûte de Hamelin : enfants et adultes y trouveront leur compte. L’auteure ne cache pas qu’elle entend déborder la visée convenue du conte en donnant en épigraphe l’intégralité de L’étranger de Baudelaire, qui exalte l’imaginaire, le poème cité extrait d’un livre sur l’exil de l’écrivain iranien, Atiq Rahini.

 

Rappelons le canevas du conte, que Florence Pazzottu suit scrupuleusement : une ville, au moment des fêtes de Noël, est envahie par des rats et rien n’arrête leur prolifération : rapidement ils dévorent tout. Les autorités tentent sans succès de les éliminer avec des pièges et du poison, ils promettent mille pièces d’or à qui pourra les délivrer du fléau. Un étranger vient et, jouant de la flûte, entraîne les rats hors de la ville. Les habitants se réjouissent mais la récompense est fortement diminuée. L’étranger la refuse et quitte la ville, il y revient quelques semaines plus tard et, jouant à nouveau, entraîne cette fois les enfants qui partent pour toujours. Ce que modifie en profondeur Florence Pazzottu, ce sont des éléments qui, laissant le plan intact, donnent au conte un caractère contemporain.

Il s’agit maintenant d’une « ville sans nom », toutes les villes d’aujourd’hui étant interchangeables avec leurs hautes tours et fermées à qui n’y vit pas. Les habitants ne sont pas divisés en pauvres et riches, vus sous un autre aspect : aucun ne cherche à être autrement que son voisin et chacun « se presse où se pressent les autres ». On apprécie les encres d’Hugues Breton, elles restituent la tristesse des bâtiments et le fait que tous les habitants se ressemblent. C’est après le repas de Noël que les rats envahissent la ville et dévorent en quelques jours toues les réserves. L’homme qui entre dans la ville est étranger par son habit d’Arlequin dont les couleurs connotent   la vie et s’opposent à la grisaille des vêtements des citadins ; tous refusent sa différence et se détournent à son approche, sauf les enfants. Il propose aux autorités de les délivrer du « grand mal qui [les] ronge » : ils se moquent et « ricanent » quand, pour agir, il sort une flûte de verre de son sac. C’est la peur et la lassitude qui poussent le dirigeant à promettre une forte somme —­ un chèque avec beaucoup de zéros — à l’étranger s’il réussit.

 

Les rats qui accourent aux sons de la flûte sont représentés par Hugues Breton comme une énorme vague, puis comme un nuage noir qui finit par se dissiper. L’étranger revient, et c’est comme s’il n’avait pas existé. La somme promise n’est pas discutée : un enfant en fin de journée vient lui porter le chèque ; la scène se passe aujourd’hui, où tout se consomme et se consume, non à la fin du XIIIe siècle comme dans la légende. L’étranger n’appartient pas à cette société et, avant de partir, dit seulement « C’est donc ainsi ? ». Il s’éloigne de la ville non pour n’avoir pas reçu la somme promise mais parce qu’il attendait des échanges, des paroles, des regards, de ne plus être vu comme un étranger. Il revient un an plus tard et joue à nouveau, cette fois « un chant d’une beauté, d’une force inouïes. Il portait des vies secrètes, singulières, sauvages, inventait des sentiers, ciselait et distinguait recoins et profondeurs. » Le chant porte tout ce qui est contraire à la ville, le vivant, le mystère, l’individuel, l’imaginaire, et seuls les enfants le comprennent, non encore "intégrés" dans la société fermée des adultes qui restent « sourds à l’appel, irrémédiablement ».

 

Comme dans la tradition, l’étranger entraîne les enfants qui disparaissent à jamais, mais ce n’est pas le vent qui, parfois, porte leur rire : quelques habitants qui, « devenus un peu fous, croient entendre, mêlé au vent » leur « rire insoumis ». Florence Pazzottu conserve les caractéristiques du conte (un héros, une épreuve à surmonter, la résolution des difficultés) en introduisant, sans forcer le ton, des éléments de la vie contemporaine. Ce faisant, elle garde au conte le charme de la lecture en lui ôtant ses aspects surannés et fait passer une critique claire de la société, lisible quel que soit le lecteur.

 

Florence Pazzottu (texte), Hugues Breton (encres), Le joueur de flûte, éditions Lanskine, 2022, np, 13 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 26 juillet 2022.

28/07/2022

Anna Ayanoglou, Sensations du combat

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Anna Ayanoglou écrit ses poèmes, comme dans Le fil des traversées (Gallimard, 2019), à partir de sa vie de femme, en particulier de son vécu amoureux. Le livre est partagé en deux « mouvements » aux titres éloquents, "La dévoration" et "Ce savoir, se savoir", avec entre eux un « intermède » titré "Nourritures". Le mot « sensations » pourrait surprendre ­(on attendrait peut-être « sentiments », qui d’ailleurs n’est pas exclu du texte), il est plus en accord avec ce qui est une trame du livre esquissée dès le début : « Pas tout à fait un cœur / ou parce qu’un cœur un corps à prendre — le prochain amour se prépare comme un tremblement ». Double aspect donc : « le rêve et le feu », et leur « combat » dans les poèmes.

 

Les amours vécues abolissent le temps, ou cherchent à l’abolir, d’une certaine manière en sortant de ce qui gouverne les jours, le travail, les obligations quotidiennes : « je peux être ce désordre, toutes tripes exprimées » écrit la narratrice. Alors, la durée de la relation n’a pas à être pensée (« le nous ne se dissout pas »), contre le temps tous deux se racontent leur vie d’avant la rencontre qui, par leur origine (« pays perdu, chacun le sien »), apparaît en dehors de leur présent. Ils ont d’ailleurs dû, au hasard de leurs déplacements, s’adapter à une nouvelle langue, « la langue étrangère — ce chemin du début — comme une seconde enfance » ; la langue de l’un devient, quand cela est nécessaire, un moyen de s’absenter, ce que fait l’amant, mais les mots inconnus peuvent provoquer le « plaisir » de ne pas comprendre et, toujours, essayer d’approcher la langue de l’autre.

Dans le désordre voulu, ce qui nourrit, paradoxalement, c’est un retour vers le passé, à une vie dans d’autres lieux. Les souvenirs évoqués renvoient au Fil des traversées avec la mention du parc Vingis à Vilnius, en Lituanie, avec un temps en Estonie (« ressurgissent le lac (...)/ les oiseaux »). Les « liens noués » alors étaient vécus dans une sorte de transparence, « nue, à nouveau première / ma joie peut reverdir », et ces jours semblent ne pouvoir disparaître comme inscrits hors du temps, « revenue / mémoire œil d’or inaltérée ». La mémoire d’un autre temps heureux n’existe dans le présent que grâce au nouvel amour, sinon, assure la narratrice, la vie ordinaire « me paralyse la mémoire », et dans ce nouveau temps où le corps vit, la nudité, à nouveau, introduit la transparence, du moins celle des corps.

La métaphore exprime clairement la rencontre des corps, « Nous avons commencé par le chaos / (...) par le brasier » ; il n’empêche que satisfaire le désir laisse ensuite des questions sans réponse : « qui es-tu ? / que veux-tu ?/ ». L’essentiel est peut-être de toujours s’inventer dans la relation à l’autre et d’éviter la norme, donc de ne pas tenter chaque fois d’être « constructif ». Anna Ayanoglou (se) propose pour y parvenir de suivre, autant que faire se peut, trois règles liées, « nourrir en soi le feu / ne pas perdre la force / savoir construire la ruse », règles répétées dans la quatrième de couverture. Les règles, cependant, ne protègent pas de ce que la réalité peut avoir de violence ; se retournant vers son enfance, la narratrice fait allusion à des « cicatrices », au « déchirement » qu’elle a connu et, ajoute-t-elle, « les miennes se rouvrent » à la fin d’une liaison, « les larmes sont pour ce temps-là ». Parallèlement, le refus de l’immobilité, de « l’enveloppe épaisse », n’est pas seulement dans le « feu » ; parcourant son passé, elle s’effraie, « je n’ai fait que ça ; tout ça au lieu d’écrire », et affirme son choix : l’écriture ou la famille, « à chacun son foyer premier ».

 

Anna Ayanoglou a choisi d’écrire en vers "libres" non rimés ; ses poèmes débordent rarement la page et sont souvent organisés (outre le point et quelques virgules) avec pour ponctuation le tiret : elle isole ainsi des groupes syntaxiques, ce qui contribue à introduire un rythme et à changer la lecture de ce qui aurait pu n’être qu’un "récit de vie". Dans le même sens, on repère vite de fortes régularités dans ces vers qui s’éloignent toujours de beaucoup de vers libres où l’on va à la ligne selon la syntaxe. Par exemple, au hasard, dans "J’ai tant aimé, II" : 6 /4 // 6 /6 /7 / 6 / 7 // 6 / 6 / 9 / 6 // 10 / 10 / 11 // 6 / 3 / 7 / 2. On découvrira des régularités analogues dans de nombreux poèmes.

 

On peut penser, à la lecture de Sensations du combat, à un parcours qui n’aboutit pas à une fusion du rêve et du feu exposée au commencement du livre. Si l’auteure suggérait alors que « l’espoir / n’est plus un vain secours », elle conclut dans le dernier poème, « Je ne construis pas d’espoir » ; recommencer, toujours, puisque qu’aimer est « vivre contre le temps », mais savoir que, le parcours terminé, on écrira « — je ne crois qu’au présent ». Seuls les mots resteront.

Anna Ayanoglou, Sensations du combat, Gallimard, 2022, 84 p., 13 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 26 juin 2022.

20/07/2022

Étienne Faure, Vol en V

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Les livres d’Étienne Faure, de Légèrement frôlée à Vol en V, se caractérisent autant par leur unité formelle que par celle de la thématique. Les poèmes recueillis ici ont été pour l’essentiel publiés dans des revues, réunis en huit ensembles titrés de dimension à peu près égale (de dix à douze vers), sauf le second ("Que ne suis-je", dix-huit) et le dernier ("Jours de repos", dix-sept). En épigraphe avant le premier ensemble, deux citations en relation avec le titre, de Rilke (« Nous nous touchons comment ? Par des coups d’ailes ») et de William Carlos Williams (« Comme à chaque saison c’est le désir qui les fait venir de si loin »), suggèrent aussi des lignes de lecture. D’autres extraits, avant un groupement de poèmes ou précédant un poème situent le recueil dans un horizon poétique (Thomas Bernhard, Hölderlin, Vinci, Gombrowicz, Sylvia Plath, Baudelaire), tout comme les allusions à tel poète (Villon, Louise Labé, Musset, Césaire et Apollinaire — qui est même présent avec un vers de Zone) et l’emploi de mots de diverses langues (anglais, allemand, espagnol, polonais).

 

En accord avec le titre, les oiseaux apparaissent à différents moments du texte, sous ce terme général, parfois qualifié (« oiseaux garancés »), plus souvent désignés par un mot précis. On trouve l’hirondelle et, rencontrés au cours d’un voyage, les oiseaux des îles, mais plus souvent les oiseaux de la ville, ceux notamment du cimetière du Père Lachaise fréquenté par le "je" narrateur (pies, corbeaux et corneilles). Les oiseaux ont une fonction précise liée à la poésie d’Étienne Faure : pour une partie d’entre eux, les poèmes sont construits à partir de ce qui est regardé, écouté, senti, touché.  Corbeaux et corneilles sont les « fruits noirs de l’hiver », à voir le linge suspendu aux fenêtres on imagine une vie, « des désirs à distance » ; l’on entend les « parlements des corbeaux », le « boucan des oiseaux », le bruit des voix, « le fond de l’air embaumait l’orage », on se souvient du « parfum de résine » et de divers matériaux « pressentis par les doigts ». Cette "poésie du corps" implique la marche, pour « voir le plus de choses » et éprouver le « raffut du monde », aussi pour « continuer d’écrire comme d’être ébloui / à regarder le monde ».

Les peintres et leurs tableaux sont, justement, un élément de cette poésie du regard.  Peintres d’oiseaux — Breughel a peint La Pie sur le gibet, Johannes Larsen les oies bernaches qui partent plein sud — mais pas seulement, aussi Kirchner, Van Gogh, Paul Schaan, Soulages, etc. Par ailleurs, mettant en scène le portrait ancien d’une femme qui regarde avec passion celui qui la photographie, le narrateur devient « lui aussi le photographe » regardé. Il n’est pas surprenant qu’il se demande « comment peindre les sons » puisque la musique est « dans l’air, en vol ». L’homme, depuis Icare, a une relation particulière à l’oiseau ; ici, les aigles et ceux qui font de la voltige en parapente, en même temps « déploient / maintenant leur pleine envergure / plume ou rémige de polyester ». Une autre relation est établie entre l’oiseau, son vol et les humains, précisément avec l’écriture, longtemps « écrire et voler étaient le sort des plumes ».

Les migrateurs empruntent « la route en V » et, quelques mois plus tard, eux « qu’on avait cru défunts » sont « réapparus en V ». Ces migrateurs en évoquent d’autres : la grand-mère du narrateur « sans patrie / sans amis », une vie aux espoirs déçus. Étienne Faure, ici comme dans tous ses livres, est attentif à l’Histoire, en particulier à celle des gens ordinaires, à tous ces oubliés sans nom. Le narrateur s’arrête devant une petite plaque sur un mur, seule trace d’un homme abattu à cet endroit pendant la dernière guerre — que dire ? « nous allons mourir et personne n’en saura rien » — et il rappelle qu’il vit dans un quartier de Paris qui fut « raflé en Quarante-deux ». Il entend le « bruissement du temps » (on pense à Mandelstam), découvre « la place herbue du théâtre » d’une cité disparue, et la forme de nuages dans le ciel lui rappelle les montgolfières de 1870, la Commune contre les Prussiens.

L’écriture d’Étienne Faure est reconnaissable par certains caractères récurrents de livre en livre. La plupart des poèmes sont construits en une seule phrase qui, d’un bout à l’autre, explore le thème retenu — en cela peu proustienne. Cela ne signifie pas que des poèmes en deux (le premier, entre autres) ou trois phrases soient exclus, loin de là. Les vers ne sont pas rimés mais les consonances et les paronomases abondent ; on accumulerait les exemples : « en pleine / flexion, extension, affliction, action », « les fleurs bisannuelles, bigarrées, bizarres », « le minéral brouhaha des mots, fracas d’une langue insistante » et, en jouant avec les langues, « un songe — a song —/vieux regain — again — refrain » ; etc.. Les vers non comptés ne sont pas pour autant de la prose qui va à la ligne ; prenons un poème au hasard, pour constater qu’Étienne Faure se soucie du rythme, ainsi pour le premier poème : 14/11/11/124/13/13/12/16/11/11/13/13/11/11/11/8.

On relève fort peu de rejets hors de la norme (« go-/élands », « haut-/de-forme », mais un emploi important de tournures et mots familiers, qui répondent à leur manière au souci de dire la vie quotidienne ; on lira donc grollesgodassesnippésgrimper sectu parles ; tomber des cordesdes curésdes bobards, etc. On notera que huit poèmes débutent par « Que ne suis-je », titre de l’ensemble, renvoi à Jude Stéfan (Que ne suis-je Catulle, 2010) qui lui-même connaissait "Que ne suis-je la fougère" de Charles-Henri Ribouté (1708-1740). Ce qui est nouveau formellement dans ce recueil, à côté de poèmes très courts, ce sont deux poèmes qui débordent largement le format habituel, et un essai de calligramme (autre allusion à Apollinaire), un autre de haïku.

 

Les oiseaux reviennent dans la dernière partie du livre, notamment « un wróbel » (mot polonais pour "moineau"), dont le bruit du vol, de la fuite, est traduit par « frrrrt », mot qui termine le livre. La poésie d’Étienne Faure travaille les « horizons multiples » de la langue pour faire passer quelque chose de ce qui est , devant chacun qui prête attention à ce qu’il rencontre ; pour cela, il faut sans doute apprendre à regarder, écouter, et « noter la phrase avant qu’elle ne s’envole / froissement perpétuel des mot

Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, 144 p., 16 €; Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 17 juin 2022.

 

 

 

 

 Le commentaire de sitaudis.fr

Gallimard, 2022
144 p.
16 €

 

26/06/2022

Albane Prouvost, renard poirier

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Comment lire le dernier livre d’Albane Prouvost, au titre aussi déconcertant que ceux des livres précédents, meurs ressuscite (P. O. L, 2015), publié quinze ans après ne tirez pas camarades (Unes, 2000) ? Les relire à la suite laisserait penser qu’ils ont été écrits l’un à la suite de l’autre. Nul besoin d’être très attentif pour repérer une forme particulière de répétition ; « le léger trouble de l’horizon / le léger trouble de l’horizon /nous posons les pieds sur une terre plate / nous posons les pieds sur une terre plate » (ne tirez pas camarades, p. 24), « cher renard au cœur de poirier / aussi cher renard au cœur de cerisier / puisque je t’autorise // « cher renard au cœur de poirier / aussi cher renard au cœur de cerisier / puisque je t’autorise » (meurs ressuscite, p. 45), « avez-vous des questions renards embrasés ? /// renards embrasés posez vos questions /// avez-vous des questions renards embrasés ? / renards embrasés posez vos questions » (renard poirier, np).
Le plaisir de relire les trois livres conduit à les rapprocher encore par la persistance des références à la littérature soviétique des riches années 1920, respectivement Maïakovski, Essenine, Chklovski (sont aussi présents Leopardi et Milosz), Khlebnikov, Mandelstam (aussi Pouchkine), Mandelstam enfin avec un vers en exergue, « le poirier a tiré sur moi ». On note enfin que quelques mots (maison, pommier, cerisier, renard, neige, etc.) sont présents dans les trois livres, comme des pierres qui s’assemblent pour construire un édifice différent chaque fois, mots « voix de la matière » pour Mandelstam ("Cahiers de Voronej"). L’écriture reprend pour les utiliser selon d’autres combinaisons des mots qui n’ont pas pour fonction de désigner — le mot n’est pas la chose — et, pour citer encore Mandelstam, « Tous les mots se valent » ("Simple promesse"), d’où dans renard poirier des propositions comme « le plus petit poirier du monde est un renard cramoisi ». Écartons le type "Un mot pour un autre", les règles de Jean Tardieu de substitution n’ont pas cours ici.
Il est d’autres liens entre les trois livres, le plus visible est la quasi absence de ponctuation : ne subsiste que le point d’interrogation et l’espacement des vers ou des groupes de vers dans la page. L’opposition de termes, comme dans « meurs ressuscite », est présente sous une autre forme à l’ouverture du dernier livre, (« renard sans renard entre dans la bonne maison ///pas un renard pas une maison »). Cependant les allusions à ce qui renvoie au monde extérieur à l’écriture sont rarissimes ; « irradié » qualifie « poiriers » et « vie » et, non intégrables dans la série « renard-maison-poirier, etc », « bénédiction » et « (fleurs) hassidiques ».

Si le lecteur relève la continuité d’écriture, c’est qu’en effet tout se passe comme s’il fallait recommencer ou poursuivre chaque fois : l’exergue (pris dans Mandelstam), à sa manière, indique la relation avec meurs ressuscite, « le poirier a tiré sur moi » — phrase déconcertante pour le lecteur qui aborde Albane Prouvost. On lit un livre inachevable, ou plutôt un livre qui à intervalles réguliers (2000, 2015, 2022) peut être recommencé avec à peu près les mêmes mots associés différemment. La structure du texte est claire : le texte n’avance pas linéairement mais, par jeu de répétitions et variations ; le premier mot se combine avec un autre mot, puis une autre est introduit, puis un autre... : "renard + maison + raison + neige + couronne + poiriers, etc". On comprend que si l’on dessinait cette structure on obtiendrait une spirale, c’est-à-dire la figure primordiale dans l’univers, de la cochlée à la coquille de l’escargot — et à la Voie Lactée.

En même temps, l’avancée par reprises et variations évoque aussi par sa structure le Boléro de Ravel où après la caisse claire vient le hautbois, le cor, la clarinette, le basson, etc. On connaît des structures analogues dans les chorégraphies de Merce Cunningham et Lucinda Childs sur la musique de Philip Glass — après une première combinaison très simple de pas, un nouveau geste, un nouveau pas, etc. Mais, hors cette similitude structurelle, la poésie d’Albane Prouvost est une œuvre littéraire — que l’on voudrait entendre lue ! — et non une partition. Sauf à voir dans toute poésie moderne un assemblage de notes. Si l’on examine dans le détail renard poirier, on    prend réellement plaisir à reconstruire l’entrelacs des combinaisons, les séries fondées sur le changement de consonne (maison/raison/saison) les termes opposés (entrer/reculer), les phrases transformées qui entreraient aisément dans un manuel d’apprentissage de la langue (« le poirier demande une preuve /quelle preuve demande le poirier ? »), etc. ce qui nourrit la construction en spirale.

L’éditeur a suggéré l’absence de pagination, aussitôt acceptée par l’auteure : le livre en effet n’a pas de fin, les derniers vers suggèrent la possibilité de poursuivre l’écriture avec les mêmes éléments : « renard de toutes les barrières // entre // renard de toutes les barrières fleuries // entre // bienvenue renard fleuri ». La poésie     d’Albane Prouvost paraît sans doute déroutante à certains lecteurs, elle ne l’est pas plus que celle, par exemple, de Pierre Alferi ; elle rappelle — trop fortement ? — que les mots ne sont pas les choses, que ces mots associés d’une certaine manière peuvent restituer la figure du monde vivant — autre approche de la réalité —, que la poésie n’est pas (seulement...) faite de sentiments, mais de mots.

Albane Prouvost, renard poirier, La Dogana, 2022, n.p., 25 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 23 mai 2022.

 

 

19/06/2022

Michel Collot, Épitaphes Épiphanies : recension

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Le livre s’ouvre par les « Épiphanies » et le poème inaugural oriente la lecture avec son double lien à la vie, l’enfance présente intégrée à la nature, « L’enfant parlait aux arbres ». Il participe ainsi à l’harmonie du monde : au mouvement des branches répondent des sons variés qui s’organisent en une sorte de chant, lui-même parallèle à celui des oiseaux — et cette harmonie est restituée par le poème. Cette fusion heureuse se répète dans d’autres circonstances. Les voix venant d’une maison se confondent avec les sons extérieurs, tous manifestations du vivant : chant des oiseaux, chocs issus des travaux, bruit d’un tracteur, d’un train, etc., « toutes ces notes » composent un « concert », « Les sons de la nature s’accordent à distance avec ceux du travail ». Après la plongée dans le monde, le silence du retrait est nécessaire pour « l’écoute des mots » et l’écriture de la polyphonie.

 

La rupture d’avec le vécu qu’exige l’écriture, le lecteur la reconnaît dans de brefs poèmes-récits. Une partie de pêche, par exemple, est interrompue par l’envol — vrai « coup de foudre » — d’un oiseau inconnu, ce qui conduit à la rêverie, puis d’un événement somme toute banal, au désir d’en conserver une trace par les mots. Dans un contexte autre, celui du conte, un scribe comprend que son immobilité use et vieillit son corps ; il abandonne son activité répétitive au service des puissants, court la campagne et devient écrivain public pour les pauvres ; lorsqu’il est seul, le soir, il trace avec son pinceau « des phrases inattendues, enchevêtrées et pourtant limpides ». Après sa mort, leur « beauté (...) s’imposa d’emblée comme une évidence » à ses fidèles, « mais on dispute encore à l’infini sur leur sens ».

Le pinceau a laissé des traces de ce que provoquent les émotions, les choses de la vie, soit rien d’immédiatement lisible ; ce qui est vécu offre seulement, comme les jardins d’Étretat évoqués ailleurs, des « jeux d’ombre et de lumière ». Rien n’est aisément déchiffrable parce que la tromperie, les jeux de masque sont toujours possibles. On le voit dans la relation d’un vernissage ; Michel Collot décrit les comportements des invités, obséquieux auprès du peintre, seulement préoccupés de leur apparence, de se mettre en avant ; il leur oppose, à l’extérieur de la galerie, la manière d’être d’une fillette qui, « Tournant le dos à l’assistance » lit et, ainsi, « découvre (...) le vrai visage de la vie », alors que ceux qui se donnent en spectacle derrière la vitre n’en présentent qu’un aspect étriqué. Seule vaut l’attention aux choses du monde, aux mots qui en proposent quelques aspects.

Michel Collot insiste sur ce que chacun, s’il ouvre yeux et oreilles, devrait voir et entendre : tout se transforme sans cesse dans ce monde, y compris les phénomènes les plus communs. Les jours de pluie les trottoirs deviennent des miroirs, les flaques reflètent le ciel et, levant la tête, on voit dans les nuages, des signes, des formes variées, des visages même. Voyons l’hiver : la neige a recouvert toutes choses et tout est nouveau, on constate que « la lumière semble émaner du sol ». Ces métamorphoses modifient le plus souvent de manière heureuse les éléments de la nature ; la vague donne un instant à la pierre « terne » l’éclat d’un joyau, les fleurs tombées de jacarandas deviennent nuages ou eau, ailleurs les couleurs azur ou mauve des fleurs « à ras de terre » donnent l’illusion que le ciel ou la mer sont venus sur le sol — « ici-bas l’au-delà ». Le torrent est un lieu privilégié de changements continuels avec ses reflets, ses remous, ses bouillonnements mais sa métamorphose, parfois, « rompant le pacte séculaire », est destructrice : le torrent se transforme en fleuve qui emporte tout, arbres et constructions humaines — comme la mort.

Quand la mort vient, c’est la totalité du monde qui se transforme et perd sa lumière. À la mort de l’aimée, la brume a dissimulé la mer et bientôt « un linceul enveloppe le ciel et la terre inertes ». Comment dire le souffle qui s’en va ? Michel Collot rappelle justement le « I can’t breathe » du Noir américain George Floyd, le genou d’un policier lui écrasant la gorge. Moment tragique de la violence ou de la maladie, quand ce qui fait vivre, le souffle, est rompu. Avec la mort disparaît le partage, le lien à l’Autre, l’aimée devient la présence absente — « je tâte le drap dans le noir pour m’assurer que tu es bien à mes côtés », écrit Michel Collot. Il ne peut y avoir de « survie » de ce « double invisible » que par les mots qui empêcheront la disparition complète. On pense aux souvenirs qui se lèvent à telle ou telle occasion : en préparant un thé à la menthe surgissent les cimes de l’Atlas, formes et couleurs. Flot d’images ; « Éblouissant, le souvenir sort de l’oubli. »

  • Des textes lus dans un rêve étaient une énumération de motifs lyriques traditionnels, ils « parlaient de l’amour qui fuit, du temps qui passe, de la vie brève ». Ces thèmes correspondent à ce qui a été vécu : comment ne pas essayer de ne rien en laisser échapper jusqu’aux derniers moments et le proposer en partage ? On lit dans le livre, et pas seulement dans l’ensemble "Épitaphe" (le pluriel du titre a disparu) la tentative, sans recherche formelle complexe, de « faire bouger le sens et vibrer l’émotion dans les mots ».

 

       Michel Collot, Épitaphes Épiphanies, Tarabuste,2022, 100 p., 14 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 16 mai 2022.

 

 

 

 

29/05/2022

Ferdinand Bac, Livre Journal 1921

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Ferdinand Bac (1859-1952), caricaturiste estimé à son époque autant que Sem ou Caran d’Ache, écrivain oublié aujourd’hui, aménageait aussi les jardins de riches propriétaires, notamment sur la Côte d’Azur. Il a tenu quasi quotidiennement un Livre-Journal dont deux années (1919 et 1920) ont déjà été publiées ; ce volume s’ouvre le 2 janvier et se clôt le 31 décembre.

La phrase d’ouverture donne le ton de l’ensemble, « Tournée de visites au Cap Martin ». F. B., déjeune chez la veuve d’un industriel, dont il a refait la décoration de la salle à manger, part à Roquebrune chez Gabriel Hanotaux, délégué à cette date de la France à la Société des Nations : ces mondanités sont l’occupation principale d’une classe sociale aisée. F. B. y rencontre des mécènes mais aussi des personnes comme le général Mangin qui a eu un rôle important dans la défaite allemande en 1918 et qui n’a pas du tout le point de vue dominant sur les suites à donner à la victoire. Comme Hanotaux, il est opposé au règlement par Berlin de dommages de guerre, « gouffre dangereux pour un avenir incalculable ». Hanotaux, un peu plus tard, suggère de « liquider la dette allemande par un concours mondial et renouer des relations avec l’Allemagne » pour éviter « le cataclysme universel ». Ces propositions se heurtent alors à « un bain de mensonges » qui trompe complètement l’opinion publique.

  1. B. a l’art du portrait ; assistant à une représentation du Mariage de Figaroavec Cécile Sorel, il s’étonne d’abord, après l’avoir « quittée presque vieille, marionnette tragique, dans sa lutte de Célimène quinquagénaire », de la voir « rajeunie de 15 ans » et « Telle qu’elle est dans son faux, elle est impressionnante et belle » : passage de la chirurgie esthétique. Observateur sans complaisance, il transpose les attaques de Beaumarchais dans Le Mariage de Figarode l’insolence de la naissance à celle « l’argent gagné par la catastrophe [ = la guerre] », relevant que tous les possédants du Cap Martin recevraient sans doute la Légion d’honneur : « C’est le triomphe de l’argent ».
    Des innovations de son temps, il rejette violemment le téléphone qui permet à n’importe qui de « violer votre logis pour vous dire n’importe quoi ». Résolument opposé à ce nouvel « esclavage », il connaît heureusement un lieu à l’écart des mondains et de leur grossièreté, « de la brutale et stérile actualité », le Louvre, sa « chère patrie ». Il se trompe beaucoup sur les faits sociaux ; ainsi, en 1921, il imagine que la servitude des pauvres est en voie de disparition en voyant, ­ prétend-il, « des porteuses de pain qui portent des robes de soie à la dernière mode (...). La voilà, la grande révolution. » Mais s’il pense qu’il fera chez lui « le ménage lui-même », il admet que, reçu dans des demeures luxueuses il est servi « par des laquais en livrée ». Il manifeste   d’ailleurs son goût pour les invitations de ceux dont il n’est pas entièrement dupe ; il énumère avec gourmandise les titres et parfois la généalogie de ses hôtes, et à d’autres endroits dit le vide, souvent, de ce milieu. Le préfacier le voit qui « ne croit ni en personne ni en rien, si ce n’est à la vertu salvatrice des formes classiques. »
  2. B. se plaît, dit-il, à étudier la psychologie de ces oisifs qui le reçoivent. Il a souvent la dent dure et fustige, par exemple, la romancière américaine Edith Wharton qui, installée à Hyères au milieu d’une petite société « bien née », « se croit une divinité » et rejette une fille mère — née avec une particule... Il s’amuse des réactions de l’abbé Mugnier*qui était « tout émerveillé » d’avoir assisté à un mariage dans la grande bourgeoisie : « Tant de belles dames ! tant de toilettes, des Fragonard ! » Il décrit, sévèrement, Gautier-Villars, écrivain sous le nom de WiIly, « tombé si bas qu’il était devenu le barnum du lesbianisme » après avoir applaudi « sa femme [Colette] demi-nue, dans une scène ignoble avec la Marquise de Belbeuf » au Moulin Rouge ; avec un peu d’ironie, il ajoute que Colette a épousé ensuite Henry de Jouvenel, directeur du « puissant journal Le Matin» et est considérée « génie littéraire »(sic).
    Dans cet univers où l’apparence compte plus que tout, il est impossible d’être accepté si l’on n’appartient pas à la bonne société ; Anatole France est reçu par une "Madame de", mais il a épousé sa gouvernante qui, auparavant, était femme de chambre chez une autre "Madame de" : comment se comporter ? Bac défend l’écrivain pour sa manière de mettre en avant son épouse. Un de ces « risibles parasites » lit dans une réunion le texte antisémite, Les protocoles des sages de Sion et les nantis qui l’écoutent imaginent immédiatement que leur voisine juive, Mme Stern, appartient au complot qui veut diriger le monde. Ils viennent cependant chez elle lorsqu’elle reçoit le roi de Suède. Ils ignorent à peu près tout de ce qui est au-delà de leurs occupations : « Il y a les thés de Madame Mühlfeld [qui tient un salon littéraire]. Voilà qui existe »

Ce Livre-Journal, quand on met de côté l’avalanche de noms de notables et gens fortunés, renseigne avec précision sur les milieux sociaux que fréquentaient beaucoup d’écrivains : la littérature n’est pas hors du monde et il est intéressant d’avoir le témoignage d’un contemporain qui consignait quasi quotidiennement ce qu’il voyait et entendait. Des points de suspension dans le texte indiquent que Lawrence Joseph n’a pas tout conservé ; ses notes éclairent toujours à propos de personnages et d’événements que notre époque a oubliés, les photographies de quelques personnes évoquées, de lieux transformés par Bac ainsi que ses dessins, complètent heureusement la préface.

 

* L’abbé Mugnier (1853-1944), avait plus d’occupations mondaines que d’activités religieuses. Il a écrit un Journal de 1879 à

 

Ferdinand Bac, Livre Journal 1921, Édition établie, préfacée et annotée par Lawrence Joseph, Éditions Claire Paulhan, 2022, 368 p., 29 €. Cette recension a été pub liée par Sitaudis le 28 avril 2022.