18/05/2020
Mona Ozouf, La Composition française, Retour sur une enfance bretonne,
La Bretagne incarnée
Elle est le plus souvent debout, entre l’évier et le fourneau de la cuisine, la luche à café à la main, ajoutant ou ôtant une rondelle de fonte au gré des plats qu’elle prépare, tournant la pâte à crêpe, raclant du chocolat sur les tartines du « quatre heures », baignée dans la lumière d’ouest qui vient de la fenêtre. Je l’ai si souvent dessinée que l’image est nette : elle se tient aussi droite que l’arthrose le lui permet, enveloppée dans d’immuables jupes noires et jamais sans la coiffe. L’attacher est son premier geste du matin, bien avant l’éveil de la maisonnée : quelle honte, si le facteur venait à la surprendre « en cheveux » ! je ne la verrai ainsi que sur son lit d’agonisante. Son souci constant est la dignité — nul ne songerait du reste à la lui contester. Sa règle morale essentielle est de ne jamais se mettre dans une situation telle qu’elle puisse en avoir honte.
Mona Ozouf, La Composition française, Retour sur une enfance bretonne, Folio/Gallimard, 2019 (2009), p. 47.
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23/02/2018
Giorgio Manganelli, Amour
[L’Amour]
A. Ainsi deviserons-nous de l’amour.
B. Et d’opportune manière, puisque discourant sur la vertu, la mort, la fuite, l’abolition de l’être, nus avons toujours et uniquement parlé de solitudes, d’abstractions et, même en dialoguant, nous ne sommes en fait jamais sortis du monologue.
A. Tandis que l’amour est mouvement de l’âme, qui exige un destinataire
B. C’est aussi mon avis.
A. Bref, en amour nous aurons un amant et un aimé.
B. Qui aime doit aimer quelque chose.
A. Quelque chose qui existe ? Ou d’aventure serait-il possible d’aimer ce qui n’existe pas ?
B. Quelque chose qui existe, je présume.
A. Une chose aimée, existante, mais aussi, puis-je supposer, distincte, jamais confondue avec qui aime.
B. Bien entendu, constamment distincte.
A. Dans tous les cas ?
B. Assurément, dans tous les cas.
A. Et, à ton avis, la dignité de l’amour réside davantage en celui qui aime, ou en celui qui est aimé ?
B. En celui qui aime, je crois ; ce dernier souffre, médite, s’acharne, s’agite, s’inquiète, il est noctambule et insomniaque, se méprend et ne voit pas ; bref, s’il n’était là pour aimer, quelle condition pourrait bien échoir à l’objet d’amour ? Si l’amour ne le touchait, ce ne serait que pauvre chose, à tous égards semblable à d’autres possibles objets d’amour, qui en aucun cas n’échappent à leur solitude.
A. Ainsi affirmes-tu que le dignité de l’amour, voire l’amour lui-même, sont privilège de l’amant.
B. Tout à fait.
A. Mais penses-tu que l’amant puisse destiner son amour à n’importe quel objet ? J’entends : est-il indifférent à la beauté, la sagesse, la grâce et le gloire ? Peut-il aimer toute chose, même minuscule et inanimée ?
B. Certes non ; l’amant aimera une chose non dénuée de grâce, pourvue d’un je-ne-sais-quoi, une parfaite douceur, de la noblesse.
A. Donc, l’objet aimé n’est pas étranger ou indifférent à ce mouvement de l’âme que nous appelons « amour ».
B. Non, assurément.
A. Et si l’amant aimait une chose d’une totale inconvenance, un homme de lettres mettons, un mathématicien épris d’un singe, un hérisson, une lame rouillée, verrions-nous encore en lui le dépositaire de la dignité de l’amour.
B. Il pourrait l’être, mais sa dignité serait profondément frustrée par le choix malheureux de son amour.
A. Donc, si je comprends bien, qui aime doit aimer un objet convenable ; s’il lui échoit au contraire d’aimer une chose inconvenante, il est alors dépossédé de la la dignité de l’amour.
[…]
Giorgio Manganelli, Amour, traduction de l’italien Jean-Baptiste Para, Denoël, 1986, p. 103-105.
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04/11/2016
Erich Fried, Les Enfants et les fous
Les puissances du destin
Quand les Puissances du destin décidèrent de l’amputer d’un membre, elles estimèrent qu’on ne pouvait pas tout bonnement lui couper une jambe, c’eût été par trop cruel. Elles tinrent conseil, et ce si secrètement qu’on connut alors cette accalmie du destin qui s’installe généralement avant qu'interviennent les décisions importantes. Puis elles lui firent d’abord pousser une troisième jambe.
Il n’était pas peu fier de son nouveau membre, mais bien qu’il tînt à présent plus solidement sur ses pieds qu’autrefois, il éprouvait une sensation inhabituelle, voire presque pénible parfois. Alors elles lui firent pousser un millier d’autres jambes.
Peu de temps après, lorsque les Puissances du destin lui rendirent visite et lui annoncèrent : « Tu as plus de mille jambes de trop, il va nous falloir te les supprimer », il approuva avec enthousiasme, « Oui, je vous en supplie ! » l’entendit-on gémir au milieu du grouillement de ses innombrables jambes. « Reprenez-les moi donc ! Et plus vous en retirerez, mieux ça vaudra ! »
Elles lui enlevèrent donc mille deux jambes. Elles n’avaient fait ainsi qu’obéir à sa volonté. Et c’était un point auquel elles tenaient beaucoup ; il aurait été contraire à leur dignité de ne pas lui accorder le moindre libre arbitre et de le mutiler tout simplement, en usant de la force et de la brutalité.
Quelque temps après, les Forces du destin revinrent le trouver, se réjouirent en voyant sa nouvelle jambe artificielle, pour laquelle elles lui adressèrent leurs félicitations, et lui demandèrent à l’occasion combien de mains il avait environ. Il tenait ses deux mains sous une grande machine. « Aucune », répondit-il en toute sincérité.
Erich Fried, Les Enfants et les fous, traduction Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1968, p. 51-52.
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22/02/2016
Lyonel Trouillot, Tu diras
Carnaval
La nuit est moins factice dans une ville sans réverbères
Et nul ne saura le visage de la blessure qui danse sous le masque.
Qui dit masque dit-il mascarade ?
Qui dit chagrin dit-il silence ?
Le masque est un tombeau qui rit
et n’épouvante que son porteur.
Les enfants savent que quand le cœur devient
une bombe à retardement
la bombe n’éclate jamais.
Une bombe, ça se mange chaud
dans une rue où ce qui était vivant doit mourir.
Ô mon amour,
qui d’amour n’a jamais eu que le nom
et l’odeur rance du sexe,
sommes-nous de cette foule qu’on voit se ruer dans le mensonge ?
Heureusement,
pour le cœur le plus vil,
la main la plus tremblante,
entre le dimanche et le mardi, il y a le lundi gras.
Le plus triste de la fête demeure l’entre-deux :
lorsque la bête humaine enlève son masque pour souffler
et ne trouve à la place du visage
qu’un chiffon qui fait bonne figure.
Mon amour,
plus je danse plus j’ai faim.
Sommes-nous de cette servitude inaudible
dans le vacarme,
et l’homme qui tombe
piétiné par la foule
perd les deux biens propres avec lesquels
il faut tomber :
sa route et son crachat.
Mon amour,
que serons-nous demain ?
Que fûmes-nous hier
sans route ni crachat ?
Pas même danseurs de corde,
pas même bêtes de cirque.
Pas même l’élégance d’un masque funéraire
qui rendrait à la mort l’antique dignité.
Mon amour,
nous sommes l’enfant
et la foule dessinée par la main de l’enfant,
dans laquelle avancent séparées l’une de l’autre
nos destinées baignant dans leurs caricatures.
Lyonel Trouillot, Tu diras, dans La revue de belles-lettres,
‘’Poètes de la Caraïbe’’, 2015, I, Genève, p. 91-92.
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