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08/10/2017

Shakespeare, Le Viol de Lucrèce

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Ceux qui convoitent vraiment sont rendus si absurdes par leur désir qu’ils gaspillent et abandonnent aussi bien ce qu’ils n’ont pas que ce qu’ils possèdent : espérant davantage, ils ont bientôt moins. Ou, s’ils obtiennent, ils ne gagnent dans cette surabondance que satiété, et en souffrent tant de maux qu’on peut dire qu’ils sont minés par ce pauvre enrichissement.

 

Shakespeare, Le Viol de Lucrèce, dans Les poèmes, traduction Yves Bonnefoy, Mercure de France, 1993, p. 65.

Joseph Joubert, Carnets, II

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17 juin 1812

N’ayant rien trouvé qui valut mieux que le vide, il laisse l’espace vacant.

 

2 juillet

L’indifférence donne un faux air de supériorité.

 

29 juillet

Quand on a trop craint ce qui arrive, on finit par éprouver quelque soulagement lorsque cela est arrivé.

 

4 août

Tout ce qui a l’air antique est beau, tout ce qui a l’air vieux ne l’est pas.

 

Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 355, 357, 359, 360,

07/10/2017

Jean Arp, L'Ange et la Rose

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Quelqu’un sait-il encore

ce qui est en haut et ce qui est en bas ?

Quelqu’un sait-il encore

Ce qui est clair et ce qui est obscur

Toujours plus rares : les rêveurs.

Le jour et la nuit se lèvent de plus en plus rarement.

Caressez la terre couverte de violettes

sous les baldaquins.

Suivez vos étoiles personnelles

suivez le cœur des nuits saintes

et le chant des rêves silencieux.

 

Jean Arp, L’Ange et la Rose, Robert Morel, 1965, p. 57-58.

06/10/2017

Pascal Quignard, Petits traités, V

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De librorum delectu

 

   La lecture sert à faire resurgir ceux qui furent. Elle sert à faire s’approcher ce qui n’est pas. Elle sert à faire parler ceux qui sont sans voix. Par elle des ombres et des silencieux se rencontrent. Elle sert à les faire participer à l’existence que les vivants mènent. Autant que ceux qui vivent auprès de nous, autant que ceux que nous avons aimés, autant ceux dont les livres nous conservent les noms. La lecture sert de cette façon à nous inclure dans ce « rien ». Elle sert à nous réapproprier à ceux qui ont cessé d’être ou qui le cessent, à ce défaut en eux qui nous fit entre leurs jambes, et à ce vide en nous qui lui correspond sur le champ.

   La prière.

   La continuation des vivants et des morts.

   La lecture sert à transformer la solitude en une communauté dénuée de « soi ». Une solidarité des « errants assis ».

 

Pascal Quignard, Petits traités, tome V, Maeght éditeur, 1990, p. 163.

05/10/2017

Alejandra Pizarnik, Cahier jaune

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                            Portrait de voix

 

– À l’aube je dormirai avec ma poupée entre les bras, ma poupée aux yeux bleu or, ou celle à la langue aussi merveilleuse qu’un poème à ton ombre. Poupée, tout petit personnage, qui es-tu ?

– Je ne suis pas si petite. C’est toi qui es trop grande.

– Qu’es-tu ?

– Je suis un moi, et cela qui semble si peu, est suffisant pour une poupée.

Petite marionnette de la bonne chance, elle se débat à ma fenêtre au gré du vent. La pluie a mouillé ses vêtements, son visage et ses mains, qui se décolorent. Mais il lui reste son anneau, et avec lui son pouvoir. En hiver, elle frappe à la vitre de ses petits pieds chaussés de bleu et elle danse, danse de froid, d’allégresse, elle danse pour réchauffer son cœur, son cœur de bois, son cœur de la bonne chance. Dans la nuit elle lèvre ses bras suppliants et crée à volonté une petite nuit de lune.

 

Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet, Ypsilon, 2012, p. 88.

04/10/2017

Roland Barthes, Incidents

 

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Urt, 31 août 1979

 

   (…) Le crépuscule, déjà avancé, d’une beauté extraordinaire, presque étrange à force de perfection : un gris ouaté et léger pas triste, des bancs de brume au loin de l’autre côté de l’Adour, le chemin bordé de maisons paisibles pleines de fleurs, une demi-lune d’or, véritablement, des bruits de grillons, comme autrefois : noblesse, paix. J’ai eu le cœur gonflé de tristesse, presque de désespoir : je pensais à mam, au cimetière où elle était, non loin, à la « Vie ». Je sentais ce gonflement romantique comme une valeur et j’étais triste de ne jamais pouvoir le dire, « valant toujours plus que ce que j’écris » (thème du cours) ; désespéré aussi de ne me sentir bien ni à Paris, ni ici, ni en voyage : sans abri véritable.

 

Roland Barthes, Incidents, Seuil, 1987, p. 89-90.

03/10/2017

Christian Prigent, Ça tourne, notes de régie

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Littérature = affrontement catastrophique à l’innommable. 

 

Je pars de ceci qui concerne empiriquement TOUS les êtres parlants : qu’aucun des discours positifs (science, morale, idéologie, religion…) ne rend compte de l’expérience que nous faisons intimement, chacun pour notre compte, du monde (de la manière dont le réel nous affecte). Parce que le monde (le monde dit « extérieur » société, politique, histoire — et le monde « intérieur » — nos « cieux du dedans » — mémoire, inconscient, imaginaire) ne nous vient pas comme sens, mais comme confusion, affects ambivalents, jouissance et souffrance mêlées, chaos, fuite, polyphonie insensée.

 

Christian Prigent, Ça tourne, notes de régie, L’Ollave, 2017, p. 22.

02/10/2017

Guillevic, Relier

 

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Brabant

 

Voir l’étendue

Venir vers toi.

 

L’espace est plus

Que du volume

Qui veut s’ouvrir.

 

L’espace n’est pas

Quelque chose qui se donne.

 

Le souffle de l’étendue

S’appelle l’espace.

 

Tourne le dos à l’espace

Il te rattrapera.

 

Tout cela

Que tu ne caresseras

Que de l’œil.

 

Même si ce paysage

Ne veut pas de toi,

Plonges-y ton front.

 

De ce paysage

Ne se lèvera

Que ce que tu feras se lever.

 

Prends autrement

Ce que tu ne peux

Prendre dans tes mains.

 

Guillevic, Relier, Gallimard,

2007, p. 307-308.

 

 

 

 

01/10/2017

Raymond Queneau, Battre la campagne

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Le bon vieux temps

 

Le moissonneur pour son Noël

s(achète une faux

une faux électronique

plus rapide que l’éclair

 

elle compte aussi les épis

qui tombent à chaque andain

elle en détermine le prix

compte tenu du marché commun

 

elle peut s’autoréparer

s’il lui arrive quelque anicroche

elle peut si l’on veut chanter

un air à la mode

 

le moissonneur est bien content

il met une bûche dans l’âtre

et dans un ancien récipient

où dort une soupe verdâtre

il taille le pain de ciment

 

pour s’en faire un solide emplâtre

fume sa pipe un bon moment

puis s’endort dans des draps blanchâtres

et passe la nuit en rêvant

aux plaisirs un peu douçâtres

que l’on avait au bon vieux temps

 

Raymond Queneau, Battre la campagne,

Gallimard, 1968, p. 94-95.

30/09/2017

Vladimir Maïakovski, Lettre à Lili Brik, 1917-1930

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Ce qui s’ensuivit

 

Plus qu’il n’est permis,

plus qu’il ne faut, —

comme

un délire de poète surplombant le rêve :

la pelote du cœur se fit énorme,

énorme l’amour,

énorme la haine.

Sous le fardeau,

les jambes

avançaient vacillantes,

— tu le sais,

je suis

pourtant bien bâti —

néanmoins

je me traîne, appendice du cœur,

ployant mes épaules géantes.

Je me gonfle d’un lait de poèmes,

sans pouvoir déborder, —

jusqu’au bord, et pourtant je m’emplis encore.

 

Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik, 1917-1930,

traduction Andrée Robel, Gallimard, 1969, p. 94-95.

29/09/2017

Rainer Maria Rilke, Correspondance

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À Annette Kolb        

                                                       Château de Duino, 24 janvier 1912

 

(…) le triste rôle qu’il [l’homme] joue dans l’histoire de l’amour : la seule force qu’il y montre, ou presque, c’est la supériorité que la tradition lui assigne, et celle-là même, il l’assume avec une négligence qui serait simplement révoltante, si la distraction, les absence de son cœur n’avaient eu souvent de grands motifs, qui le justifient en partie. Mais personne ne m’empêchera de voir ce que le rapport entre cette amante absolue et son pitoyable partenaire manifeste de façon définitive : à quel point tout ce qui est réalité, accompli, supporté d’un côté, celui de la femme, s’oppose à l’absolue insuffisance de l’homme en amour. Elle se voit décerner, si vous me permettez cette image banalement explicite, le diplôme de capacité d’amour, quand il n’a encore en poche qu’une grammaire élémentaire où la nécessité lui a fait apprendre quelques mots dont il forme à l’occasion des phrases, aussi belles, aussi exaltantes que les fameuses premières phrases des manuels de langue pour débutants.

 

Rainer Maria Rilke, Œuvre, III, Correspondance, édition Philippe Jaccottet, Seuil, 1974, p. 195-196.

28/09/2017

Georges Bataille, William Blake, La Littérature et le mal

 

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   L’enseignement de Blake se fonde ( …) sur la valeur en soi — extérieure au moi — de la poésie. " Le Génie Poétique, dit un texte significatif1, est l’Homme véritable, et le corps, ou la forme extérieure de l’homme, dérive du Génie Poétique… De même que tous les hommes ont la même forme extérieure, de même (et avec la même variété infinie) ils sont tous semblables par le Génie Poétique... Les Religions de toutes les Nations sont dérivées de la réception du Génie Poétique Propre à chaque Nation... De même que tous les hommes sont semblables (encore qu'infiniment variés), de même toutes les Religions ; et comme tout ce qui leur ressemble, elles n'ont qu'une source. L'homme véritable, à savoir le Génie Poétique, est la source." Cette identité de l'homme et de la poésie n'a pas seulement le pouvoir d'opposer la morale et la religion, et de faire de la religion l'œuvre de l'homme (non de Dieu, non de la transcendance de la raison), elle rend à la poésie le monde où nous nous mouvons.Ce monde en effet n'est pas réductible aux choses, qui nous sont en même temps étrangères et asservies. Ce monde n'est pas le monde profane, prosaïque et sans  séduction, du travail (c'est aux yeux des "introvertis", qui ne retrouvent pas dans l'extériorité la poésie, que la vérité du monde se réduit à celle de la chose) : la poésie, qui nie et détruit la limite des choses, a seule la vertu de nous rendre à son absence de limite ; le monde, en un mot, nous est donné quand l'image que nous en avons est sacrée, car tout ce qui est sacré est poétique, tout ce qui est poétique est sacré

 

« All Religions are one » (Toutes les religions ne sont qu’une), vers 1788 [›• ∫•, Poetry and Prose, edited par G. Keynes, Londres, Nonesuch Press, 1948, p. 148-149). « Tous les hommes sont semblables par le Génie Poétique » : « La poésie doit être faites par tous, non par un », disait Lautréamont.

 

Georges Bataille, William Blake, dans La Littérature et le mal, Œuvres complètes, ix, Gallimard, 1979, p. 225.

27/09/2017

Anne de Staël, Le cahier océanique

 

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Temps de pierre

Tout le mouvement du monde 

« reçu » et sur le coup « renvoyé »

Pierre d’exactitude

Elle atteint la minute à la tête

Et contre elle s’aiguise le dard

Son ombre l’entrecoupe de Présent

La tient entrouverte comme un boîtier

 

Anne de Staël, Le cahier océanique, La Lettre

volée, 2015, p. 117.

26/09/2017

Camille Olivier, éparpillements

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Cahier 2

 

chacun va d’une maison à l’autre

de ses parents à soi-même parents

 

le fil électrique bouge

il y a du vent

se soulèvent les hirondelles

 

une maison est     retranchement

endroit de repos     sans oscillation

plus de relations     coupées

 

(enfin on a remis mon carillon à onze heures

du matin vous vous rendez compte quelle honte)

 

et quand je sors retrouvant le mouvement

entre deux points

les animaux viennent à ma rencontre

pas seulement les veaux bruns aux yeux ronds

mais le faon, mais le pinson

viennent à ma rencontre

pour que je revienne sauvage aussitôt

 

on m’a mise dans la maison des rêves

mais ce n’était pas le bon moment

et je souffrais comme une bête

une bête folle se cogne contre la vitre

va vers la lumière

 

on pourrait tout imaginer et

on ne pourrait rien faire

pas même laver un carreau

pas même nettoyer une porte

 

tu délimitais les parterres faisant le tour

et le centre était envahi d’herbes hautes

 

Camille Loivier, éparpillements, isabelle sauvage,

2017, p. 61-62.

 

25/09/2017

Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood

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Une ombre peut-être, rien qu’une ombre inventée

Et nommée pour les besoins de la cause

Tout lien rompu avec sa propre figure.

Se faire entendre une voix venue d’ailleurs

Inaccessible au temps et à l’usure

Se révèle non moins illusoire qu’un rêve

Il y a pourtant en elle quelque chose qui dure

Même après que s’en est perdu le sens

Son timbre vibre encore au loin comme un orage

Dont on ne sait s’il se rapproche ou s’en va.

 

Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood,

Fata Morgana, 1988, p. 44.