08/06/2017
Pierre Bergounioux, Raconter
Un enfant est né
Ce qui se donne à nous pour la réalité a très certainement un fondement extérieur à notre perception. Mais cette réalité tient, en partie, à l’idée qu’on s’en fait. Notre esprit n’est pas une pure surface sensible sur laquelle s’imprimerait ce qui lui fait face. Il contribue activement à donner sens et forme au monde.
Celui que nous habitons diffère de ceux qui l’ont précédé parce qu’il porte le sceau de la civilisation contemporaine, de l’équipement puissant dont l’humanité s’est dotée en l’espace de deux siècles. La révolution industrielle a engendré l’abondance. Internet a ouvert à tous l’accès à la totalité de l’information archivée.
Mais ce bouleversement du contexte objectif, matériel a pour répondant une mutation du facteur subjectif.
Les Temps Modernes, c’est l’exploration de la terre, du ciel, de l’intérieur du corps humain. Elle s’accompagne, dans les fractions dominantes des États-nations européens, d’une nouvelle attitude existentielle, rationnelle. Les hommes de ce temps sont conduits à faire retour sur eux-mêmes, à examiner cette chose qu’ils sont. On peut dater de cete époque l’apparition de l’individu conscient de soi auquel nous nous évertuons toujours à prêter âme et souffle. C’est notre propre naissance qu’enregistre le texte de la Renaissance.
[…]
Pierre Bergounioux, Raconter, William Blake and Co, 2016, p. 27-28. © Photo Tristan Hordé
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07/06/2017
Anne Portugal, et comment nous voilà moins épais
grosse époque de sensualité
de mon vivant comme document
se jeter sous la lame
photocopier l’inversion simple
y’a eu qu’à demander
du mieux du bien être sous la mécanique
je me glisse enlève aussi
les coussins sont produits par le champ scientifique
entraîne à tout moment
à tout le monde dans sa répétition
non mais nous nous non mais nous nous
l’air comprimé de son
passe encore sur le point d’être validé
@ronsard
Anne Portugal, et comment nous voilà moins épais,
P.O.L, 2017, p. 59.
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06/06/2017
Henri Thomas, Carnets, 1934-1948
Lundi 25 mai 1942
Il fallait choisir une existence, une expérience — une forme, afin de ne pas être tourmenté et détruit par un mélange de formes et d’existences dont je n’aurais pas été maître.
Cela n’est pas un appauvrissement. La misère n’est pas dans le calme, elle est dans le trouble qui empêche de rien voir dans l’horizon.
Il faut à présent que le travail soit cet horizon où je trouve tout ce que l’existence définie semble vouloir me dérober. Le développement des pensées — avec tout ce qu’il y faut de patience et d’humilité.
J’ai ressaisi mon bien le plus précieux. Apparemment, il n’est rien ; il est la négation de toute richesse réelle, — mais va plus loin : il est l’affirmation de la lucidité et de la légèreté qui font que je dispose de moi-même et de tout sans jamais me croire plus riche.
Il est l’attention et la joie ; l’accord avec soi-même et avec la vie.
Henri Thomas, Carnets, 1931948, édition Nathalie Thomas, préface Jérôme Prieur, notes Luc Autret, éditions Claire Paulhan, 2008, p. 323.
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04/06/2017
Jacques Lèbre, L'immensité du ciel
Bêtes
Du milieu d’un pré elles s’approchent de la clôture
lorsque nous nous arrêtons pour leur adresser la parole,
dans l'illusion de je ne sais quelle entente,
alors que nos voix ne font jamais, pour elles,
que le petit bruit d'un ruisseau dans l'air
(dans l'eau des voyelles : les galets des consonnes).
Les bêtes aiment ceux qui leur parlent.
Elles écoutent une musique qui n'a pas de sens,
une musique qui crépite comme un feu de paille
(sans doute ce que durent nos vies dans l'éternité).
Du bord d'une clôture, en pleine campagne,
lassées, elles retournent, lentes, au milieu du pré.
Jacques Lèbre, L'Immensité du ciel, La Nouvelle Escampette, 2016, p. 26.
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03/06/2017
John Donne, Poésie : L'infini des amants
L’infini des amants
Si je n’ai pas encore tout ton amour,
Très chère, jamais je ne l’aurai entier ;
Pour t ‘émouvoir il ne me reste un seul soupir
Et je ne peux verser une larme de plus ;
J’ai dépensé ce qui aurait dû t’acheter,
Tout mon trésor : soupirs, serments, pleurs et lettres.
Et cependant il ne peut m’être dû
Plus que prévu dans le marché conclu ;
Si donc de ton amour tu me fis don partiel,
Le partageant entre moi-même et quelques autres,
Très chère, jamais je ne t’aurai entière.
Ou bien si tu me donnes tout alors,
Tout n’est que tout ce qu’alors tu avais ;
Mais si nouvel amour depuis lors dans ton cœur
Est né, ou bien naissait, créé par d’autres hommes
Dont le trésor intact leur permet d’enchérir
Sur moi en pleurs, soupirs, épîtres et serments,
Cet amour neuf suscité craintes nouvelles
Car il ne fut compris dans ton serment,
Et pourtant il l’est bien, car tu fis don de tout
Et si le sol, ton cœur, est mien, rien n’y croîtra,
Très chère, qui ne m’appartienne en entier.
John Donne, Poésie, traduction Robert Ellrodt, Imprimerie
Nationale, 1993, p. 147 et 149.
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02/06/2017
Izumi Shikibu, Poèmes de cour
Suis-je un être humain
moi qui dors sans m’étonner
de ce monde de rêve
que je vois, réellement, éphémère
J’ôte ma robe teinte couleurs de cerisier
Attendons dès aujourd’hui l’arrivée du coucou
Comme je désire ne pas tant penser
durant ce temps où j’attends
le terme d’une vie qui ne prend pas fin
Je contemple la trace
de celui qui se levant est parti
laissant à l’aube
la Lune, cette consolation
Izumi Shikibu, Poèmes de cour, traduction
Fumi Yosabo, Orphée/La Différence,
1991, p. 33, 39, 47, 51.
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31/05/2017
Karel Čapek, Lettres à Véra
Prague, le 30/1/1924
Madame Věra,
À vrai dire, j'ai voulu adresser cette lettre à votre membre inférieur malade mais il ne me semblait pas opportun de commencer ma lettre par "Madame la Jambe" ou bien par "Membre très estimé", je dois donc renoncer à mon intention d'entamer un dialogue avec ladite partie de votre corps. Maintenant, je tiens à vous féliciter pour votre résurrection et à exprimer en même temps ma profonde surprise face à la source mystérieuse de l'intoxication de votre jambe. Peut-être qu'un serpent, déguisé en cheville de bois dans votre soulier, a choisi votre talon pour cible. Vous avez bien fait d'avoir enduit sa tête ; il ne faut jamais se laisser faire. — J'ai oublié de vous signaler que, récemment, mon chat Vasek avait fini ses jours remplis d'espoir ; lui aussi avait été empoisonné. Pour le remplacer, le bon Dieu des chats m'a envoyé une chatte errante qui, d'après certains signes, semble enceinte. Ne savez-vous pas ce qu'on est censé faire de ses petits ? Ma bonne affirme que les noyer porte malheur ; je ne voudrais pas être malheureux, surtout pas en hiver.
Karel Čapek, Lettres à Věra, traduction Martin Daneš, éditions Cambourakis, 2016.
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30/05/2017
Georges Navel, Travaux
La jeunesse des usines, plus belle qu'autrefois, plus intelligente, plus vivante, se délivrait de la déchéance physique du travail claustré, dans les jeux de plein air, le camping, grâce aux quarante heures. Malgré la fatigue des fins de journée, l'usine me semblait appartenir à un monde déjà neuf, à un monde plus gai. L'usine un jour serait à nous. Nous ne travaillerions plus pour la guerre. Je me sentais lié aux hommes qui m'entouraient par une communauté d'esprit. Ils étaient sortis de leur indifférence, de leur passivité. Comme jamais, je me sentais enfin avec des semblables, des ouvriers devenus conscients. Il y a une tristesse ouvrière dont on ne guérit que par la participation politique. Moralement, j'étais d'accord avec ma classe.
Georges Navel, Travaux (dernières lignes)
Texte communiqué par Jacques Lèbre que je remercie chaleureusement.
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29/05/2017
Antonio Rodriguez, Après l'union
ee rêve revient par la marche, pas à pas parmi les ronces mêlées se décompose la suite empêtrée, la tuyauterie sylvestre enfouit une trachée ouverte, parle, la terre livre un chemin de mains brunes, parle, le rythme des pieds qui fondent au sol et déambulent sur une foule, « le siècle », j’ai écrit cela dans un carnet, était-ce en piétinant un corps, une branche, me reviennent les tombes proches de la chapelle, enfants nous nous dissimulions pour ne pas être attrapés, cache-cache se finissant derrière des stèles, et toujours montait ce trouble de les piétiner, je titube à présent, subitement irrité par ces barbelés, des ronces accrochées aux mollets, pointes retirées délicatement, réitérées une à une, c’étaient des ombres
Antonio Rodriguez, Après l’union, Tarabuste, 2017, p. 78.
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28/05/2017
Boris Pasternak, L'an 1905
L’an 1905
Dans notre prose pleine de laideur
Dès octobre, l’hiver se glisse.
Le rideau du ciel de ses franges
Vient frôler la terre.
Prémices de neige, confuse encore,
Encore subtile, troublante comme un message,
Dans la nouveauté céleste de ce jour
Révolution, tu es là tout entière.
Jeanne d’Arc des bagnes de Sibérie,
Captive et chef, tu es de celles
Qui se jetaient dans le puits de la vie
Trop ardentes pour mesurer leur élan.
Socialiste du crépuscule tu faisais jaillir la lumière
En battant des monceaux de briquets
Tu sanglotais, et ton regard de basilic
Nous illuminait et nous glaçait à la fois.
Absorbée par le grondement des champs de tir
Qui là-bas, au loin, s’éveillaient
Tu faisais vaciller les feux dans la solitude
Comme si la rue tournoyait autour de ta main.
Et dans l’égarement des flocons noceurs
Toujours le même geste fier de refus
Tel un artiste rongé par le doute
Tu t’écartes des triomphes.
Tel un poète, la pensée consumée,
Tu marches pour oublier.
Tu ne fuis pas seulement les gros écus
Mais tout le mesquin te répugne aussi.
Boris Pasternak, L’an 1905, Debresse, traduction
Benjamin Goriely, 1958, p. 27-28.
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27/05/2017
Max Ernst, Écritures
La Laïcité
Ne pas confondre
le baiser de la fée
avec
la fessée de l’abbé.
Soliloque
Pour apprendre à lire et à écrire
Ignorer la poule aux œufs durs
Pour apprendre à boire et à manger
Inaugurer la pêche au soleil levant.
Max Ernst, Écritures, Gallimard,
1970, p. 374-375.
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24/05/2017
Jean Paulhan-Georges Perros, Correspondance 1953-1967
Cher Georges
Mardi [8 mars 1960]
(…)
Voici ce qui m’a toujours intrigué, irrité : un Monsieur quelconque fait un discours : de préférence un discours populaire (un peu chaleureux) dans une assemblée populaire (un peu agitée — mais, après tout, la scène peut aussi bien se passer dans un salon). Eh bien, une bonne part des assistants vont penser : « Tout ça c’est des lieux communs, des clichés, des-mots-des-mots » (comme disait l’autre). Mais une autre bonne part : « Quels beaux sentiments, quelles pensées justes, sincères, fondées ! » Or le discours est le même pour tous. Cependant un lieu commun est le contraire d’une forte pensée, un mot est le contraire d’une idée.
Imaginez cent, mille exemples analogues. Les analyses les plus subtiles n’y pourront rien : il faut bien qu’il y ait un lieu de notre esprit où le mot ne soit pas autre chose que la pensée, et les contraires soient indifférents.
À cela rien d’impossible. C’est ce que Nicolas de Cues, Blake, Hölderlin, cent autres, n’ont pas arrêté de dire, d’une part. Et de l’autre : notre esprit ne peut observer qu’à faux : en prélevant sur lui-même la part qui va l’observer. Donc rien ne s’oppose à ce qu’un esprit entier (et donc invisible) soit apte à confondre les contraires, se meuve dans une sorte d’âge d’or où l’action soit le rêve, où le ciel soit la mer : et l’erreur, la vérité.
Jean Paulhan, Georges Perros, Correspondance 1953-1967, édition Thierry Gillybœuf, éditions Claire Paulhan, 2009, p. 221-222.
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23/05/2017
Georges Perec, La clôture et autres poèmes
Un poème
Est-ce que j’essayais d’entourer ton poignet
avec mes doigts ?
Aujourd’hui la pluie strie l’asphalte
Je n’ai pas d’autres paysages dans ma tête
Je ne peux pas penser
aux tiens, à ceux que tu as traversés dans le noir et
dans la nuit
Ni à la petite automobile rouge
dans laquelle j’éclatais de rire
L’ordre immuable des jours trace un chemin strict
c’est aussi simple qu’une prune au fond d’un compotier
ou que la progression du lierre le long de mon mur.
Mes doigts ne sont plus ce bracelet trop court
Mais je garde l’empreinte ronde de ton poignet
Au creux de mes mains ambidextres
Sur le drap noir de ma table.
Georges Perec, La clôture et autres poèmes, dans Œuvres, II,
édition Christelle Reggiani, Pléiade / Gallimard, 2017, p. 800.
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21/05/2017
Samuel Beckett, Pour en finir encore et autres foirades
Au loin un oiseau
Terre couverte de ruines, il a marché toute la nuit, moi j’ai renoncé frôlant les haies, entre chaussée et fossé, sur l’herbe maigre, petits pas lents, toute la nuit sans bruit, s’arrêtant souvent, tous les dix pas environ, petits pas méfiants, reprenant haleine, puis écoutant, terre couverte de ruines, j’ai renoncé avant de naître, ce n’est pas possible autrement, mais il fallait que ça naisse, ce fut lui, j’étais dedans, il s’est arrêté, c’est la centième fois cette nuit, environ, ça donne l’espace parcouru, c’est la dernière, il est couché sur son bâton, je suis dedans, c’est lui qui a crié, lui qui a vu le jour moi je n’ai pas crié, je n’ai pas vu le jour, les deux mains l’une sur l’autre pèsent sur le bâton, le front pèse sur les mains, il a repris haleine, il peut écouter, le tronc à l’horizontale, les jambes écartées, les genoux fléchis, même vieux manteau, les basques raidies se dressent par–derrière, le jour point, il n’aurait qu’à lever les yeux, qu’à les ouvrir, qu’à les lever, il se confond avec la haie, au loin un oiseau […]
Samuel Beckett, Pour en finir encore et autres foirades, éditions de Minuit, 1976, p. 47-48.
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20/05/2017
Shoshana Rappaport-Jaccottet, Écrire c'est lier
Écrire c’est lier
Écrire, c’est lier. Comment ficeler le bouquet ? D’emblée, pouvoir contrarier les catégories, donner à voir une géographie du cœur, mouvante, pudique, sensible. Ingrédient décisif, il faut déposer en douceur quelques phrases choisie pour la circonstance. (Chronologie du présent.) Disposer d’un temps propice hors de l’inquiétude, de l’interrogation. Déjouer les effets d’attente. Pas d’évidence expressive. « Nous n’avons pas la verticale. » Soit. Dialoguer avec le monde, — dialogue fragile, fluide, nécessaire, être dans la vie, et donner un sens plus pur aux mots de la tribu. « C’est comme ça. » Comment toucher, remuer, atteindre ? Choses perceptibles, choses de la pensée. Asseoir le trouble, et penser à « l’a-venir » ? Déplorer les mots rompus à toutes les besognes. Merveilles, babioles. Aucune ne mord sur le réel. Ne pas passer à côté : offrande du jour festif, la fidélité donne de la mémoire. (Saisir la réflexion à sa racine, là où se réalise l’ample tessiture des registres, sa vocation à remonter les chemins. Dire et faire : avec quel lexique rendre l’immédiateté de la voix, du geste, de la vitalité libre ? Latéralité du regard. De ce regard-là qui fixe, évalue, désigne, discerne, construit tel cadastre à sa mesure. Posséder un lieu où se tenir debout, vaille que vaille, quel que soit le fond. Invention, méditation, et attention perceptive.
Shoshana Rappaport-Jaccottet, Écrire c’est lier, dans (Collectif) le grand bruit, pour fêter les 80 ans de Michel Deguy, Le bleu du ciel, 2010, p. 207.
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