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21/02/2018

Fabienne Raphoz, Parce que l'oiseau (recension)

 

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                                                      Un exercice de jubilation

 

   Même si Fabienne Raphoz distingue fort bien de nombreuses espèces d’oiseaux par leurs cris ou leur apparence, même si un enregistreur et la paire de jumelles ne la quittent guère dans ses promenades, dans ses voyages en Afrique ou en Amérique, elle ne se voit pas autrement que comme une ornithophile, donc comme « celle qui aime les oiseaux », et la page de titre précise, après Parce que l’oiseau, « Carnets d’été d’une ornithophile » — extension de l’emploi d’un mot qui qualifie des plantes pollinisées par des oiseaux. Amour des oiseaux ? Un mot revient plusieurs fois dans le livre, "jubilation", et c’est cette jubilation que souhaite faire partager l’auteure.

   Le livre ressemblerait à un Journal de bord, si l’on ne retenait que quelques dates liées à l’écriture du livre (« Depuis le 29 juin », « 20 juillet »), mais d’autres renvoient à un Journal plus ancien (« 27 février (dans le journal de l’année 2015) » et ce qui est présenté comme « une ballade au bois » ne se limite pas aux faits observés un été. Plusieurs séquences sont consacrées aux oiseaux du lieu de vie, le Colombier, dans le Lot, mais aussi à sa faune, d’autres se rapportent à des lieux éloignés. On lira, par exemple, un développement concernant l’Égypte ancienne et la colonne d’un tombeau qui porte les dessins d’une Pie-grièche, d’un Front-blanc, d’une Huppe fasciée. Avant une brève « coda », où deux motifs sont rappelés, celui de la présence d’une Hulotte près du Colombier et celui des migrations, un conte dont on verra la fonction(1). S’ajoutent un index des individus et espèces cités, et une bibliographie.

   La joie profonde, Fabienne Raphoz l’éprouve évidemment grâce à l’observation des oiseaux, de leurs déplacements, de leur nids (celui du tisserin, par exemple), de la relation étroite d’un oiseau (le Pic à face blanche) avec son environnement (le Pin des marais ), de la comparaison des chants (celui de l’Hypolaïs polyglotte avec celui de l’ictérine) : il y a dans l’écoute attentive le plaisir immédiat, notamment, de distinguer des chants très proches, à l’occasion « une grande jubilation d’ajouter un son inconnu à [sa] petite encyclopédie sonore » et, en outre, « tous les espaces sonores ont (…) la force évocatrice d’un souvenir d’enfance ». L’enfance en Bretagne et le lien vécu alors à la nature sont évoqués, et il existe une continuité entre les souvenirs et les sentiments éprouvés lors de certaines observations : « attendre, de nuit, l’éveil du vivant dans une forêt équatoriale d’Afrique (…) expérience originelle unique de tous les sens (…) du paradis (…) premier. »

   Un autre motif de joie vient de la relation à la langue. Parlant d’une espèce, le Rouge-queue à front blanc, Fabienne Raphoz passe à la définition de "espèce", ajoutant « Les noms savants sont souvent plaisants », autant que les noms de la langue vernaculaire ; le plaisir de la nomenclature, vif ici, se retrouve dans les poèmes de Jeux d'oiseaux dans un ciel vide, augures. Le plaisir d’établir des listes (ainsi par exemple la liste des Pouillots) a probablement un rapport avec l’enfance, mais nommer est également une manière d’ « ineffacer ce qui nous entoure » ; c’est encore « naître de concert avec ce qui nous (…) distingue » de ce que nous nommons. L’établissement de la nomenclature importe d’autant plus que certains noms sont prétexte à rêveries étymologiques, que la méthode linnéenne de classification a pour Fabienne Raphoz une « puissance poétique » qui la « fait toujours rêver ».

   Rêveries, mais aussi questions insolubles. Il y aurait à comprendre ce que signifie chants et cris ; chacun reconnaît un cri d’alerte pour protéger le nid, par exemple, mais tous les chants sont indéchiffrables. Quant à la perception qu’ont les oiseaux des humains, elle nous est obscure : sans doute savent-ils reconnaître qui les nourrit l’hiver, mais pour le reste ? L’ornithophile, les observant, peut écrire « pour se rapprocher un peu plus d’ « eux », c’est-à-dire de toi », lecteur. C’est bien au lecteur aussi d’aller vers tout ce qui nourrit le livre, textes littéraires cités ou auxquels il est fait allusion (auteurs grecs anciens, Dante, Lewis Carroll, Melville, Paul Louis Rossi, etc.), films (Thelma et Louise, L’homme qui tua Liberty Valance, Soylen Green) et, nombreux, essais des naturalistes.

   Les rêveries, comme la jubilation, sont cependant gâchées par la réalité : 20% des 10 000 espèces d’oiseaux sont en voie d’extinction. Au xviiie siècle, le Conure de Caroline, la Colombe voyageuse, comme ailleurs le Dodo, ont été exterminés ; dans une île australasienne, des bateaux débarquent, pour pouvoir ensuite trouver un approvisionnement, des cochons et des chèvres — mais aussi des rats, et une espèce endémique est éradiquée. Le Jabiru et l’Ibis chauve survivent dans des parcs… On multiplierait les exemples : « Notre espèce a peut-être d’autant mieux détruit « son » milieu, qu’il n’était justement pas le sien. »

   Il faut donc protéger, certes, les espèces d’oiseaux qui demeurent — et pas seulement les oiseaux —, et apprendre à les observer ; l’amateur, même moins "savant" que Fabienne Raphoz, a sur le spécialiste l’avantage d’être toujours un « éternel débutant » et son peu de savoir l’aide peut-être à rêver. Le conte autour de Jean-Denis le forgeron nous y encourage : installé dans un arbre pour se rapprocher des oiseaux, il s’endort, rêve et disparaît dans leur monde. Toujours éveillé, le lecteur de Parce que l’oiseau suit les voyages de l’ornithophile, voyages autour de sa maison ou dans les forêts lointaines. Avec jubilation.

  1. La réunion de contes est une des activités de Fabienne Raphoz, qui en a rassemblé (L’aile bleue des contes, l’oiseau) et qui a créé une collection (collection Merveilleux). Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau, Corti, 2018, 192 p., 15 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 20 janvier 2018.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

20/02/2018

Georges Perros, Œuvres (''Pour remplacer tous les amours...'')

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Pour remplacer tous les amours

Que je n’aurai jamais

Et ceux que je pourrais avoir

         J’écris

 

Pour endiguer le flux reflux

D’un temps que sillonne l’absence

Et que mon corps ne peut tromper

         J’écris

 

Pour graver en mémoire courte

Ce qui défait mes jours et nuits

Rêve réel, réel rêvé

         J’écris

 

Georges Perros, Œuvres, édition établie

et présentée par Thierry Gillybœuf,

Quarto/Gallimard, 2017, p. 1074.

19/02/2018

Sergueï Essenine, Journal d'un poète

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Caravelles haridelles

 

4.

Bêtes, venez à moi ! venez bêtes farouches

épancher toute haine dans la coupe de mes mains !

Il est grand temps que la lune là-haut

cesse enfin de laper les nuages.

 

Sœurs chiennes, frères chiens,

traqué comme vous parmi les hommes

qu’ai-je à faire de caravelles haridelels

ou des voilures de corbeaux.

 

Si la faim suintant de murs en ruine

vient à s’agripper à ma chevelure,

je mangerai la moitié de ma jambe

et vous offrirai l’autre en pâture.

 

Je n’irai nulle part avec les gens,

mieux vaut crever ensemble, avec vous

que de ma terre aimée ramasser une pierre

pour la lancer sur mon fou de prochain.

 

Sergueï Essenine, Journal d’un poète, traduction du

russe Christiane Pighetti, éditions de la Différence,

2014, p. 187.

17/02/2018

Antonio Porchia, Voix abandonnées

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Ce qui naît de ce monde porte dès la naissance la vieillesse de ce monde.

 

Quand on se met à nous voir comme ceci, comme cela, on ne nous voit pas.

 

Toute personne anonyme est parfaite.

 

Un homme est un homme avec les autres : seul il n’est personne.

 

S’éveiller est toujours une surprise.

 

Antonio Porchia, Voix abandonnées, traduction de l’espagnol (Argentine) Fernand Verhesen, éditions Unes, 1991, p. 23, 29, 31, 33, 39.

Amelia Rosselli, Document

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Rose nettoyée

solitude oubliable

paysan méticuleux

meilleur du monde

se reconnaître réservoir

de nullité profonde

vexation épuisée

mort-solitude

d’autant plus précieuse

si je m’arme subtilement.

 

Amelia Rosselli, Document, traduction

de l’italien Rodolphe Gauthier, La Barque,

2014, p. 153.

16/02/2018

Pierre Reverdy, Le Cadran quadrillé

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                                 Si on osait entrer

 

   Derrière la porte sans vitres deux têtes s’encadrent avec une douce grimace amicale.

   Et par l’autre porte entr’ouverte, celle qui les protège la nuit, on voit le rayon où s’alignent les livres, où se réfugient les rires et les mots des veillées sous la lampe, sous la garde d’un drapeau tricolore et d’un pantin menaçant qui n’a qu’un bras.

   Et tout se meurt en attendant la nuit, la vie des lumières et de leurs rêves.

 

Pierre Reverdy, La Cadran quadrillé, dans Œuvres complètes, I, Flammarion, 2010, p. 842.

15/02/2018

Madeleine Lee, Arbres à pluie

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Arbres à pluie

 

arbre à pluie immense

splendeur fière ancienne

bras haut levés vers les cieux

pieds fermement enracinés

 

toi, un sanctuaire
où les fougères nids-d’oiseaux offrent
des orchidées blanches sauvages — pour la paix

et la fougère cheveux-de-Vénus à tes pieds
se prosterne en remerciements

 

pour la promesse tenue
tes petites feuilles s’égarent
en travers de mon front
ouvrant mon troisième oeil
massant mon crâne comme le faisait mon père

il y a longtemps dans la mer méditerranée

on éleva une statue colossale
édifiante jusqu’à ce qu’elle tombe en miette
sombrant dans les profondeurs de la mer

mais toi tu resteras debout

étant fait de matière des cieux.

 

Madeleine Lee, Arbres à pluie, traduction de l’anglais (Singapour) Pierre Vinclair, dans Catastrophes, revue numérique, n° 4, janvier 2018, "L’esprit du bas".

 

 

 

 

 

 

14/02/2018

James Sacré, Dans la parole de l'autre

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Un long mur de livres

 

                       À Antoine Emaz

 

1   En deça

 

On attend

Ça n’est pas forcément un mur

Qu’on a devant soi

Aussi bien

L’indécise couleur d’une glycine (dans un autre livre)

 

J’ai cru qu’Antoine passait

(« On respire déjà mieux d’écrire » dit-il) passait

À travers le mur. Entre la pierre et quelles fleurs ?

 

Le bouquet d’iris ou le cerisier.

Là devant.

 

Et passe-t-il vraiment

D’un titre au suivant dans le livre ?

Poème du mur

Poème de la fatigue

Un long mur de titres

Poème des dunes

Poème d’une énergie contenue (dedans, pâle, hébétude)

La fin, les chiens

On arrive au bout du livre

Un autre sera bientôt là.

Devant. Plus loin.

 

Tout continue. On écrit toujours

En deçà.

 

En deçà

Où le présent craint. « les chiens jaunes ». Je me

souviens :

Retour d’école tous les soirs avec la peur

Pour passer devant cette chienne de chez le voisin

Méfiante et méchante. Le petit fauve, l’allure basse.

Si je l’entends encore

Maintenant ! J’ai le dos

Contre un poème d’Antoine Emaz, le mur de son poème

Contre. Et précautions.

 

James Sacré, Dans la parole de l’autre (livret 1), Rougier V, 2018, p. 4-5.

 

13/02/2018

James Joyce, Brouillons d’un baiser, premiers pas vers Finnegans Wake

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Tristan & Iseult

(…) L’amour qu’elle voulait, et le plus gros qu’on puisse obtenir, le vrai amour le nouvel amour aveugle sans fond à fond l’étourdissant amour de titubante humanité et homme des cavernes l’amour coup de foudre, l’universel super joyau, raison pour laquelle elle l’embrassa encore, et lui, un gentleman-né, avec son talent pour rougir comme au backgammon, la contrembrassa parce que c’était une de ses maximes ici bas que si une dame, par exemple, se trouvait avoir un peu de libido pour un morceau de fromage de Stilton et que lui se trouvait, mettons, avoir dans les un quart de livre de gorgonzola vert-de-pied dans la poche eh bien il mettrait tout simplement la main à la poche, vous voyez, et il lui donnerait tout bonnement le fromage, on va pas en faire un, pour qu’elle y croque.

 

James Joyce, Brouillons d’un baiser, premiers pas vers Finnegans Wake, traduction Marie Darrieussecq, Gallimard, 2014, p. 73.

12/02/2018

Henry Jean-Marie Levet (1874-1906), Cartes postales

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Sonnets torrides —Le voyage (tryptique)

 

       III. Homewards

 

Au Waterloo-Hôtel* j’ai achevé mon tiffinn

Et mon bill payé, je me dirige vers le wharf

Voici l’indus (des Messageries Maritimes)

Et la tristesse imbécile du « homewards ».

 

Quelques officiers français, qui reviennent d’Indo-Chine

Passer en Europe un congé de dix mois,

Commentent l’embarquement de quelques misses assez divines,

Avec lesquelles je ne flirterai certes pas !

 

Sur le pont mes futurs compagnons de voyage

Me dévisagent…

Puis on passe une sommaire visite de santé

 

(Cette année la peste a fait ici bien des ravages !)

— Enfin voici la cloche du départ qui sonne

Que je ramène, précieusement ouatée,

 

La fleur de ma mélancolie anglo-saxonne.

 

* Bombay

 

Henry Jean-Marie Levet, Cartes postales, Dessins de Daniel

Nadaud, éditions Unes, 2018, p. 11.

10/02/2018

Pierre Mabille, C'est cadeau

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Tout ce qui est à moi mon abandon mon absence

mon activisme mon addiction mon admiration

mon adolescence mon adresse mon affection

mon ailleurs mon allure

mon ambiguïté mon ambition

mon âme mon amitié mon amoralité

mon angélisme mon angle d’attaque

mon animalité mon animosité

mon anti dictionnaire mon anti héroïsme

mon antipathie

mon appartenance

mon après

mon ardeur

Tout ce qui est à moi mon art contemporain

mon attente mon audience mon augmentation

mon autrefois mon avance

mon avant mon avenir

mon aventure mon bégaiement

mon blaze mon blues

mon bon caractère mon bon conseil

mon bordel mon bout du rouleau mon caprice

mon caractère pas facile

mon cauchemar

mon chagrin

mon charisme

mon code mon cosmos mon coach

mon courage mon courroux

mon creux mon cri

mon cv mon cynisme

mon défaut mon dégoût mon délire

(…)

mon vocabulaire mon voile

mon voyage tout ce qui est à moi

tout ce qui est à moi c’est

pour toi tout ce qui est

à moi et toi et moi est à toi

est à tu

et à toi est à toi

 

Pierre Mabille, c’est cadeau, éditions Unes,

2018, p. 27-28 et 31.

08/02/2018

Michel Bourçon, À l'arbre que l'on devient

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Nulle empreinte dans cette nuit éblouissante, un val où se perdre dans le noir ponctué de réverbères, ce véhicule de chair dans lequel rien ne bat, l’oubli du sang en ses veines, solstice hivernal du cœur.

 

Par la fenêtre, parmi le balancement des arbres chahutés par le vent, il y a le livre qui attend d’être écrit, on distingue parmi les branches, la silhouette d’un poème, à pas menus, à pas comptés, se découvre et capitule en souriant au vainqueur.

 

Dans le jour de neige, seuls les flocons savent ce qu’ils font, pas une aile au ciel pour déchirer le blanc, les mots tourbillonnent en tête et se poseront ailleurs, pas sur la page où un feutre noir repose comme pain sur la planche.

 

Michel Bourçon, À l’arbre que l’on devient, le phare du cousseix, 2017, p. 3.

07/02/2018

Leslie Harrison, Pantoum pour une marche dans les bois

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PANTOUM POUR UNE MARCHE DANS LES BOIS

La rime désigne toute répétition accompagnée de différence :
auditive, grammaticale, rhétorique…
Allen Grossman

Tout rime. Prenez une forêt peuplée d’arbres –
des milliers (tous différents, et pourtant confondus
en une foule), des rochers innombrables, une multitude d’abeilles
dans le chicot d’un arbre mort. Je marche, je passe devant eux

par milliers. Toutes les différences sont confondues :
si nombreuses, si semblables. Elles riment, et pourtant
tiennent ensemble, chicot planté dans le sens, le laissant
se répéter, sans fin. Les différences, si minimes,

sont semblables. Le rythme de la marche
suit les contours de la montée, et le cœur
répète – sans fin. Timide, son petit
bégaiement se fixe sur un rythme calme. Ce motif

 suit la cadence de la montée. Le cœur
s’accorde avec le souffle. Les yeux refusent toute différence,
se fixent, en rythme avec le calme bégaiement
des pierres sous le pied. Et les kilomètres défilent,

s’accordent avec le corps pour refuser toutes les distances.
Je me souviens de la foule innombrable et désordonnée
des pierres sous le pied. Et les kilomètres défilent
comme des géants – autoréférentiels, dénués de sens.

Je me souviens de la foule désordonnée des bois,
De la lourde grâce de cet autre mystérieux,
Comme de géants, autoréférentiels, tout leur sens
Caché dans la différence. Nous traversons la vie

dans la foule, innombrables, un millier d’abeilles
se cachant, cachées. Dans nos vies,
rien ne rime. Et nous confondons les arbres
entre eux, avec du bois, avec des bancs.

 

 Leslie Harrison, “Pantoum for a Walk in the Woods”,

in Poetry, juin 2002, traduit de l’anglais (USA) par

Guillaume Condello, dans Catastrophes, n° 2, novembre 2017.

 

 

 

06/02/2018

Victor Hugo, Choses vues

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16 février 1859

 Que de choses j’ai encore à faire ! Dépêchons-nous ! Je ne serai jamais prêt. Il faut que je meure cependant.

 

22 septembre 1862

 Parler, écrire, imprimer, publier : cercles concentriques de l’intelligence. Ondes sonores de la pensée.

 

25 décembre 1862

C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches.

 

C’est au-dedans de soi qu’il faut regarder le dehors.

 

Victor Hugo, Choses vues, Quarto/Gallimard, 2002, p. 891, 923, 939, 943.

05/02/2018

Pascal Quignard, Sur l'image manquante à nos jours

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                           Sur l’image manquante

 

(…) la première figuration humaine, du moins à ce jour (…) a été découverte en 1940. Cette fresque très ancienne se trouve au-dessus du petit bourg de Montignac. (…) Au milieu des bois, l’archéologue qui est de service attend dans sa petite maison de ciment. Il prend sa sacoche et nous guide jusqu’à l’entrée de la grotte de Lascaux. On pénètre dans la pénombre. Il referme sur nous une épaisse porte de sous-marin et la verrouille. On est soudains les pieds dans la créosote et plongé dans la nuit. On purifie ses chaussures. On commence par respirer avec difficulté, on est un peu oppressé. Après que les yeux de chacun se sont accoutumés à l’obscurité de la caverne, l’archéologue distribue des minuscules lanternes, afin de les tenir à la main durant tout le parcours, qui sont des sortes de crayons lumineux. On projette la lumière sur le sol, on fait attention où on marche. On descend dans le puits. On projette la pointe de sa lueur sur le rhinocéros. On délinéine, avec la ligne de sa lueur, une sorte d’homme à bec d’oiseau qui se renverse. On détoure un bison percé d’un épieu qui retourne sa tête parce qu’il meurt. Cela se lit de droite à gauche puisque l’homme-corbeau tombe de la droite vers la gauche. On ignore quelle est l’action qu’o voit mais l’action n’est pas achevée. C’est l’instant d’avant. Cet homme n’est plus debout mais il n’est pas encore complètement tombé. Il est tombant.

 

Pascal Quignard, Sur l’image qui manque à nos jours, Arléa, 2014, p. 9-10.