08/09/2017
Natalia Ginsburg, Les petites vertus
Le silence
J’ai été entendre Pelléas et Mélisande. Je ne comprends rien à la musique. Seulement je me suis mise à comparer les mots des vieux livrets d’opéra (« Je paie avec mon sang — l’amour que j’ai mis pour toi »), paroles fortes, sanglantes, lourdes, avec les paroles de Pellaés et Mélisande (« J’ai froid — ta chevelure »), paroles fuyantes, aquatiques. De la fatigue, du dégoût pour les paroles fortes et sanglantes, sont nées ces paroles aquatiques, fuyantes.
Je me suis demandé si ce n’est pas cela (Pelléas et Mélisande) qui a été le début du silence.
Parce que, parmi les tares les plus graves et les pus étranges de notre époque, il faut citer le silence. Ceux d’entre nous qui, de nos jours, ont essayé d’écrire des romans, connaissent la difficulté, la gêne qui vous saisit lorsqu’il s’agit de faire parler entre eux des personnages. Pendant des pages et des pages, nos personnages échangent des commentaires insignifiants, mais chargés d’une lamentable tristesse. « Tu as froid ? » « Non, je n’ai pas froid » « Veux-tu un peu de thé ? » « Non, merci » « Tu es fatigué ? » « Je ne sais pas. Oui je suis peut-être un peu fatigué. » C’est ainsi que parlent nos personnages. Ils parlent ainsi parce qu’ils ne savent plus comment parler.
Natalia Ginsburg, Les petites vertus, traduction Adriana R. Salem, Flammarion, 1964, p. 135-136.
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07/09/2017
Esther Tellermann, Carnets à bruire
Ne m’effleurait
votre
incise théâtre
de pierres linges
recouvraient
les paumes
j’induisais votre
souffle
à l’intérieur
de mes sillons
je
respire
vos aurores de
papier comme si
l’ombre
prenait
feu
Esthet Tellermann, Carnets
à bruire, La lettre volée, 2014, p. 74.
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06/09/2017
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela
Comptine des civilisations
Pigeon vole voici voilà
voici la veuve voilée
harpe des douleurs
fleurie et transpercée
Vierge ou Niobé.
Voici voilà en la aréna
le taureau qui s’est arrêté
il ne sera pas mis à mort
le public le torero
dans un verre d’eau se sont noyés.
Pigeon hibou vautour vole
vol à l’immensité
un fémur renversé
un osselet de pierre
pour prier pour siffler.
Le sphinx Janus Uranus
je ne sais quels dieux trouvés
abandonnés oubliés
inconnus mais révérés.
Les ruines l’ossuaire
civilisations éteintes
les cités imaginaires
inhumaine vérité
bien au-delà de la Terre
s’endorment dans les stellaires
monastères ministères
cimetières.
Première poussière
poussière lumière
désert étoilé.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela,
Gallimard, 1979, p. 47-48.
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05/09/2017
John Ashbery (1927-3 septembre 2017), Fragment, Clepsydre, poèmes français
C’est sûrement sur une des pages intérieures
Que l’histoire de sa timidité sera écrite
Avec toutes les pensées libertines d’un trajet
Grossièrement en forme de cœur autour d’un marais
Qui pour beaucoup de nous sera le voyage ultime
Vu la petite quantité de grâce qu’on nous a accordée.
Cette banalité qui est en fin de compte notre
Possession la plus précieuse, parce que permettant de
Nous élever au niveau de nous-mêmes, ce qui serait peu de chose
Sans la présence d’un tas d’amis et d’ennemis, tous
Disposés à nous prêter serment, nous comptant
Peu sur cet anoblissement de dernière heure, restent
Colossaux, leurs chapeaux à larges bords figurant
Toute la honte de la gloire, nous enfermant dans l’idée du nombre :
L’éther divisant nos victoires, anciennes et futures : dents et sang.
John Ashbery, Fragment, Clepsydre, poèmes français), traduction Michel Couturier, Seuil, 1973, p. 19.
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04/09/2017
Jacques Bens (1931-2001), Sonnets irrationnels
Capricieux
Sur quinze lignes célèbres de Musset
Nous sommes seuls, je suis jeune, vous êtes belle,
Si, contre un peu d’ennui, notre esprit se rebelle,
Malgré mille chagrins entre nous élevés,
Madame, accordez-nous la douceur d’un caprice.
Laissez-nous emporter, fascinés, captivés,
Par une heure d’oubli, parfum de mirabelle,
Pétales effeuillés, jasmins en ribambelle,
Jardins de ces plaisirs que nous avons rêvés.
Madame, accordez-vous la douceur d’un caprice.
Le plaisir ? Ce n’est pas le plaisir sacrifice,
Aveugle et sans amour, que je vous offre ici.
C’est l’amour sans regret, sans peine, sans entrave,
Qui fait briller les yeux d’une lumière grave,
Et dont on garde au cœur le sourire adouci.
Jacques Bens, Sonnets irrationnels, Gallimard, 1965, p. 18.
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03/09/2017
Gennadi Aïgui, Sommeil : un chemin dans un champ
Sommeil : un chemin dans un champ
à quoi bon — presque inexistant — ta rage
pour en chercher un autre
dépossédé de cendres ?
quel don pour toi de ce chemin ? son ombre
referme quelque chose…
de nourriture non-terrestre :
absente… tu ne trouveras pas
les traces
du visiteur premier…
Guennadi Aïgui, Hors-commerce Aïgui, textes réunis et
traduits par André Markowicz, Le Nouveau Commerce,
1993, p. 66.
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01/09/2017
Paul Klee, Journal, traduction Pierre Klossowski
Mardi, 7 avril [1914] (…) Dans l’après-midi apparaît la côte africaine. Plus tard, nettement discernable, la première cité arabe, Sidi-bou-Saïd, le dos d’une montagne, sur laquelle n voit poindre, selon un rythme rigoureux, de blanches formes de maisons. La fable se matérialise, impalpable et assez lointaine encore, et toutefois nettement visible. Notre paquebot quitte la haute mer. Le port et la ville de Tunis s’étendent en retrait, un peu dissimulés. On arrive par un long chenal. Sur la rive, tout proches, les premiers Arabes. Le soleil, d’une sombre force. La clarté nuancée sur le pays, pleine de promesses. Macke l’éprouve aussi. D’avance nous savons tous deux qu’ici nous ferons du bon travail.
Paul Klee, Journal, traduction Pierre Klossowski, Grasset, 1959, p. 269.
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31/08/2017
Christine de Pisan, Cent ballades d'amant et de dame
La Dame LXXVII
Hé Dieux ! que souvent avient,
Doulz ami, ce m’est advis,
Que tu t’en vas ! Ce me tient
Pensif le cuer et le vis,
Oncques tant aller ne vis
Homme, car c’est sans cesser :
Tu n’as ailleurs ton penser.
Je sçay bien qu’il t’appartient
A voyagier, mais tous vifs
Mon cuer en meurt, ne lui tient
D’envoisier, je te pleuvis.
De fort heure oncques te vis,
Tu m’occis par ton tracer :
Tu n’as ailleurs ton penser.
Hé las ! maint amant se tient
Sans tant aller, mais envis
T’en endroies, ne souvient
A ton cuer comment je vifs
En duel quand tu m’es ravis
Mais on ne t’en peut lasser :
Tu n’as ailleurs ton penser.
Or en sois a ton devis,
Bien sçay que tout alouvis
Et de vaillance amasser :
Tu n’as ailleurs ton penser.
Christine de Pisan, Cent ballades d’amant
et de dame, 10/18, bibliothèque médiévale,
1982, p. 108.
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30/08/2017
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
Les êtres les plus chers sont déjà morts plusieurs fois, meurent presque chaque jour pour moi, parfois ils ressuscitent.
On écrit pour couper court à cette répétition, la terrible monotonie de chaque réveil.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955, le bruit du temps, 2011, p. 127, 128.
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29/08/2017
Ernst Jandl, Retour à l'envoyeur
Le merle
Y a le merle qui m’a dit
serait un bon début
pour un poème ; mais le merle
ne m’a rien dit.
impossible pour lui.
plutôt penser que j’ai chassé
le merle, mais si oui très peu,
voire tiré dessus
quand j’aimais mon fusil
plus que les merles.
que cette chose soir arrivée
je n’ose l’affirmer
ni même que je l’ai tué
au cas ou j’aurais tiré
vraiment tiré sur lui
malheureux merle.
Ernst Jandl, Retour à l’envoyeur,
traduction de l’allemand Alain Jadot et
Christian Prigent, grmx éditions,
2012, p. 66.
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28/08/2017
Jean Richepin, La Chanson des gueux
Épitaphe pour n’importe qui
On ne sait pourquoi cet homme prit naissance.
Et pourquoi mourut-il ? On ne l’a pas connu.
Il vint nu dans ce monde, et, pour comble de chance
Partit comme il était venu.
La gaîté, le chagrin, l’espérance, la crainte,
Ensemble ou tour à tour ont fait battre son cœur.
Ses lèvres n’ignoraient le rire ni la crainte.
Son œil fut sincère et moqueur.
Il mangeait, il buvait, il dormait ; puis, morose
Recommençait encor dormir, boire et manger ;
Et chaque jour c’était toujours la même chose,
La même chose pour changer.
Il fit le bien, et vit que c’était des chimères.
Il fit le mal ; le mal le laissa sans remords.
Il avait des amis ; amitiés éphémères !
Des ennemis ; mais ils sont morts.
Il aima. Son amour d’une autre fut suivie,
Et de plusieurs. Sur tout le dégout vint d’asseoir.
Et cet homme a passé comme passe la ie :
Entrez, sortez, et puis bonsoir !
Jean Richepin, La Chanson des gueux, Orphée/ La
Différence, 1990, p. 99.
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26/08/2017
Eugène Savitzkaya, Sang de chien
Comme un champignon je serai bientôt, comme un champignon esquinté par un groin si je continue à vivre de la sorte, si je continue à me frotter au vent, car le vent peu à peu me déforme le visage et me rend méconnaissable. Il entre par les narines et gonfle brusquement les sinus jusqu’à ce qu’ils explosent. Si je continue à manger mes peaux mortes, si je dors sur le ventre et la face écrasée contre terre. Si je continue à me coucher sur de la pierre, car la pierre, surtout le granit, contient une réserve d’humidité glacée qui a le pouvoir de se communiquer directement aux os et à la moelle. Si je continue à respirer. Si je continue à manger de la terre, et de la terre la glaise la plus salée, je deviendrai ça, une souche pourrie depuis longtemps et creuse, pleine du bois meulé et digéré par les insectes.
Eugène Savitzkaya, Sang de chien, éditions de Minuit, 1988, p. 54.
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24/08/2017
Robert Desnos, Deuil pour deuil
Écoutez ! des tambours et des cris, le roulement funeste d’une puissante auto présagent la Révolution prochaine. Des hommes seront guillotinés, les drapeaux s’envoleront comme des cigognes mais d’inguillotinables femmes décevront, laisseront songeurs au haut des estrades sanglantes les sympathiques, les pensifs bourreaux.
Robert Desnos, Deuil pour deuil, dans La liberté ou l’amour !, L’imaginaire/Gallimard, 1962, p. 131.
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23/08/2017
Jacques Izoard & Eugène Savitzkaya, Plaisirs solitaires
Herses autour de la maison.
Nul n’entre en agonie,
mais la cigogne veille.
On sait qu’un monceau de suie
envahit corps et bahuts.
Plaisir de se dévêtir
est plaisir solitaire.
Que le sable à travers tes doigts
soit ton sang de pacotille !
Viens fermer les yeux
d’un frère d’écume,
viens briser la nuque
d’un oiseau dans mon poing !
Seules répondent les voix
des sosies dérisoires…
Jacques Izoard et Eugène Savitzkaya,
Plaisirs solitaires, Atelier de l’agneau, 1975, p. 8.
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22/08/2017
Jean de Sponde, Les amours
Les amours, XVII
Je sens dedans mon ame une guerre civile,
D’un parti ma raison, mes sens d’un autre parti,
Dont le bruslant discord ne peut estre amorti,
Tant chacun son tranchant contre l’autre affile.
Mais mes sens sont armez d’un verre si fragile,
Que si le cœur bien tost ne s’en est départi,
Tout l’heur vers ma raison s’en verra converti,
Comme au parti plus fort, plus juste et plus utile.
Mes sens veulent ployer sous ce pesant fardeau
Des ardeurs que me donne un esloigné flambeau ;
Au rebours, la raison me renforce au martyre.
Faisons comme dans Rome, à ce peuple mutin
De mes sens inconstans, arrachons-les en fin !
Et que nostre raison y plante son Empire.
Jean de Sponde, Œuvres littéraires, édition Alan
Boase, Droz, 1978, p. 65.
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