31/08/2017
Christine de Pisan, Cent ballades d'amant et de dame
La Dame LXXVII
Hé Dieux ! que souvent avient,
Doulz ami, ce m’est advis,
Que tu t’en vas ! Ce me tient
Pensif le cuer et le vis,
Oncques tant aller ne vis
Homme, car c’est sans cesser :
Tu n’as ailleurs ton penser.
Je sçay bien qu’il t’appartient
A voyagier, mais tous vifs
Mon cuer en meurt, ne lui tient
D’envoisier, je te pleuvis.
De fort heure oncques te vis,
Tu m’occis par ton tracer :
Tu n’as ailleurs ton penser.
Hé las ! maint amant se tient
Sans tant aller, mais envis
T’en endroies, ne souvient
A ton cuer comment je vifs
En duel quand tu m’es ravis
Mais on ne t’en peut lasser :
Tu n’as ailleurs ton penser.
Or en sois a ton devis,
Bien sçay que tout alouvis
Et de vaillance amasser :
Tu n’as ailleurs ton penser.
Christine de Pisan, Cent ballades d’amant
et de dame, 10/18, bibliothèque médiévale,
1982, p. 108.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christine de pisan, cent ballades d’amant et de dame | Facebook |
30/08/2017
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
Les êtres les plus chers sont déjà morts plusieurs fois, meurent presque chaque jour pour moi, parfois ils ressuscitent.
On écrit pour couper court à cette répétition, la terrible monotonie de chaque réveil.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955, le bruit du temps, 2011, p. 127, 128.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Bouchet André du | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andré du bouchet, une lampe dans la lumière aride, carnets 1949-1955, présenceabsence, écrire | Facebook |
29/08/2017
Ernst Jandl, Retour à l'envoyeur
Le merle
Y a le merle qui m’a dit
serait un bon début
pour un poème ; mais le merle
ne m’a rien dit.
impossible pour lui.
plutôt penser que j’ai chassé
le merle, mais si oui très peu,
voire tiré dessus
quand j’aimais mon fusil
plus que les merles.
que cette chose soir arrivée
je n’ose l’affirmer
ni même que je l’ai tué
au cas ou j’aurais tiré
vraiment tiré sur lui
malheureux merle.
Ernst Jandl, Retour à l’envoyeur,
traduction de l’allemand Alain Jadot et
Christian Prigent, grmx éditions,
2012, p. 66.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : retour à l’envoyeur, traduction alain jadot et christian prigent, le merle, fusil, ernst jandl | Facebook |
28/08/2017
Jean Richepin, La Chanson des gueux
Épitaphe pour n’importe qui
On ne sait pourquoi cet homme prit naissance.
Et pourquoi mourut-il ? On ne l’a pas connu.
Il vint nu dans ce monde, et, pour comble de chance
Partit comme il était venu.
La gaîté, le chagrin, l’espérance, la crainte,
Ensemble ou tour à tour ont fait battre son cœur.
Ses lèvres n’ignoraient le rire ni la crainte.
Son œil fut sincère et moqueur.
Il mangeait, il buvait, il dormait ; puis, morose
Recommençait encor dormir, boire et manger ;
Et chaque jour c’était toujours la même chose,
La même chose pour changer.
Il fit le bien, et vit que c’était des chimères.
Il fit le mal ; le mal le laissa sans remords.
Il avait des amis ; amitiés éphémères !
Des ennemis ; mais ils sont morts.
Il aima. Son amour d’une autre fut suivie,
Et de plusieurs. Sur tout le dégout vint d’asseoir.
Et cet homme a passé comme passe la ie :
Entrez, sortez, et puis bonsoir !
Jean Richepin, La Chanson des gueux, Orphée/ La
Différence, 1990, p. 99.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean richepin, la chanson des gueux, épitaphe pour n'importe qui, vie ordinaire | Facebook |
26/08/2017
Eugène Savitzkaya, Sang de chien
Comme un champignon je serai bientôt, comme un champignon esquinté par un groin si je continue à vivre de la sorte, si je continue à me frotter au vent, car le vent peu à peu me déforme le visage et me rend méconnaissable. Il entre par les narines et gonfle brusquement les sinus jusqu’à ce qu’ils explosent. Si je continue à manger mes peaux mortes, si je dors sur le ventre et la face écrasée contre terre. Si je continue à me coucher sur de la pierre, car la pierre, surtout le granit, contient une réserve d’humidité glacée qui a le pouvoir de se communiquer directement aux os et à la moelle. Si je continue à respirer. Si je continue à manger de la terre, et de la terre la glaise la plus salée, je deviendrai ça, une souche pourrie depuis longtemps et creuse, pleine du bois meulé et digéré par les insectes.
Eugène Savitzkaya, Sang de chien, éditions de Minuit, 1988, p. 54.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Savitzkaya Eugène | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : eugène savitzkaya, sang de chien, métamorphose, animalité, terre, insecte | Facebook |
24/08/2017
Robert Desnos, Deuil pour deuil
Écoutez ! des tambours et des cris, le roulement funeste d’une puissante auto présagent la Révolution prochaine. Des hommes seront guillotinés, les drapeaux s’envoleront comme des cigognes mais d’inguillotinables femmes décevront, laisseront songeurs au haut des estrades sanglantes les sympathiques, les pensifs bourreaux.
Robert Desnos, Deuil pour deuil, dans La liberté ou l’amour !, L’imaginaire/Gallimard, 1962, p. 131.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : robert desnos, deuil pour deuil, révolution, guillotine, bourreau, femme | Facebook |
23/08/2017
Jacques Izoard & Eugène Savitzkaya, Plaisirs solitaires
Herses autour de la maison.
Nul n’entre en agonie,
mais la cigogne veille.
On sait qu’un monceau de suie
envahit corps et bahuts.
Plaisir de se dévêtir
est plaisir solitaire.
Que le sable à travers tes doigts
soit ton sang de pacotille !
Viens fermer les yeux
d’un frère d’écume,
viens briser la nuque
d’un oiseau dans mon poing !
Seules répondent les voix
des sosies dérisoires…
Jacques Izoard et Eugène Savitzkaya,
Plaisirs solitaires, Atelier de l’agneau, 1975, p. 8.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Savitzkaya Eugène | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques izoard et eugène savitzkaya, plaisirs solitaires, voix, oiseaux | Facebook |
22/08/2017
Jean de Sponde, Les amours
Les amours, XVII
Je sens dedans mon ame une guerre civile,
D’un parti ma raison, mes sens d’un autre parti,
Dont le bruslant discord ne peut estre amorti,
Tant chacun son tranchant contre l’autre affile.
Mais mes sens sont armez d’un verre si fragile,
Que si le cœur bien tost ne s’en est départi,
Tout l’heur vers ma raison s’en verra converti,
Comme au parti plus fort, plus juste et plus utile.
Mes sens veulent ployer sous ce pesant fardeau
Des ardeurs que me donne un esloigné flambeau ;
Au rebours, la raison me renforce au martyre.
Faisons comme dans Rome, à ce peuple mutin
De mes sens inconstans, arrachons-les en fin !
Et que nostre raison y plante son Empire.
Jean de Sponde, Œuvres littéraires, édition Alan
Boase, Droz, 1978, p. 65.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean de sponde, les amours, cœur, raison, conflit | Facebook |
21/08/2017
Erwann Rougé, L'enclos du vent, photographies Magali Ballet
une nudité peut-être
sans doute une clarté
sur l’encolure rouge des oiseaux
mais cela n’explique pas
la violence de l’air
dans la nervure des langues
les yeux ne sont plus des yeux
le cœur n’est plus le cœur
le corps d’une âme se dessine
sous les paupières
Erwann Rougé, L’enclos du vent, photographies
Magali Ballet, isabelle sauvage, 2017, p.20.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : erwann rougé, l’enclos du vent, photographies magali ballet, nudité, corps, oiseau | Facebook |
20/08/2017
André Frénaud, HÆRES, poèmes 1968-1981
La femme qui pleure de Picasso (1939)
La femme avait si violemment vu le sang
qu’elle en demeure sans larmes,
et ses yeux se trouvèrent tout à coup
dessaisis,
et les seins et le nez et les mains prirent tous
une difformité calamiteuse,
et — si l’on se souvient de ce jour-là —
c’est chacun de nous, qui portions au cœur l’Espagne du peuple,
dont les yeux interdits se désaccordèrent,
morceaux déviés, agrandis,
devant un monde que l’on ne pourrait désormais
fixer.
juin 1981
André Frénaud, HÆRES, poèmes 1968-1981, Gallimard, 1982, p. 240.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Frénaud André | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
19/08/2017
Virginia Woolf, Journal d'un écrivain, 2
Lundi 18 novembre 1935
Je mesure tout à coup maintenant, que j’ai atteint un stade plus avancé dans ma progression d’écrivain. Je perçois qu’il y a quatre ( ?) dimensions, toutes quatre reproduites dans la vie humaine ; et que cela conduit à des proportions et des groupements beaucoup plus riches. Je veux dire : moi, le non-moi, le dehors et le dedans. Non, je suis trop fatiguée pour expliquer cela, mais je le vois, et je développerai cela dans mon livre sur Roger. Ces tâtonnements sont passionnants. De nouvelles combinaisons entre la psychologie et le corps, un peu comme la peinture. Ce sera mon prochain livre après Les Années.
Virginia Woolf, Journal d’un écrivain, 2, traduction Germaine Beaumont, 10/18, 1977, p. 132.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : virginia woolf, journal d’un écrivain, réflexions, perspective, psychologie et corps | Facebook |
18/08/2017
Marina Tsvetaeva, Averse de lumière (sur Pasternak)
Pasternak est un grand poète. Il est aujourd’hui le plus grand de tous ; la plupart des poètes authentiques ont été, quelques-uns sont, lui seul sera. Car il n’est pas encore tout à fait : balbutiement, pépiement, tintement — il est tout A-venir ! — éructation de nouveau-né, et ce nouveau-né — c’est le Monde. Hoquetant de hâte. Suffocant d’inspiration. Pasternak ne dit pas, il n’a pas le temps de dire jusqu’au bout, il est tout explosion — comme si sa poitrine n’était pas assez grande : a-ah ! Il ne connaît pas encore nos mots : il parle une sorte de babil — de paradis perdu — îlien, énigmatique — qui vous jette à la renverse.
Marina Tsvetaëva, Averse de lumière, traduction du russe Denise Yoccoz-Neugnot, Clémence Hiver, 1988, np.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : marina tsvetaëva, averse de lumière, pasternak, poésie, langue | Facebook |
Paul Klee, Journal
Mardi, 7 avril [1914] (…) Dans l’après-midi apparaît la côte africaine. Plus tard, nettement discernable, la première cité arabe, Sidi-bou-Saïd, le dos d’une montagne, sur laquelle n voit poindre, selon un rythme rigoureux, de blanches formes de maisons. La fable se matérialise, impalpable et assez lointaine encore, et toutefois nettement visible. Notre paquebot quitte la haute mer. Le port et la ville de Tunis s’étendent en retrait, un peu dissimulés. On arrive par un long chenal. Sur la rive, tout proches, les premiers Arabes. Le soleil, d’une sombre force. La clarté nuancée sur le pays, pleine de promesses. Macke l’éprouve aussi. D’avance nous savons tous deux qu’ici nous ferons du bon travail.
Paul Klee, Journal, traduction Pierre Klossowski, Grasset, 1959, p. 269.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul klee, journal, traduction pierre klossowski, traversée, tunis, afrique | Facebook |
17/08/2017
Karel Čapek, L'année du jardinier
Septembre
À sa manière — du point de vue du jardinier — septembre est un mois béni et excellent, non seulement parce que c’est le mois des asters d’automne et des chrysanthèmes d’Inde, non seulement à cause de vous, dahlias doubles lourds et écrasants : sachez, gens incrédules, que septembre est le mois d’élection pour tout ce qui fleurit une seconde fois, c’est le mois de la seconde floraison, le mois du cep mûrissant. Tout cela, ce sont les privilèges mystérieux du mois de septembre, pleins d’ue signification profonde. Par dessus tout cela, septembre est le mois où la terre s’ouvre de nouveau, de sorte que nous pouvons de nouveau planter. Il faut maintenant mettre en terre tout ce qui doit être planté pour le printemps, ce qui nous fournit à nous, jardiniers, l’occasion de courir chez les marchands pour regarder leurs cultures et choisir des trésors pour le printemps prochain.
Karel Čapek, L’année du jardinier (1929), traduction du tchèque Joseph Gagnaire, 10/18, 2000, p. 106.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : karel Čapek, l’année du jardinier, septembre, floraison, plantation | Facebook |
16/08/2017
Marie de Quatrebarbes, La vie moins une minute
Fais le mort pas si vite
autre chose sous la langue
rose, presque éteinte
fais le mort, pas de pression
(juste le sang un peu lourd)
s’il vous plaît, écoutez
le poème totale lumière sur
LIER sa propre existence
À la sienne n’est pas vraiment
Là, devant la forme
Le bout de métal dans la chair
Il l’enlace, si elle tombe
Ça y est, dit-il, elle est née
Marie de Quatrebarbes, La vie
moins une minute, Lanskine, 2014, p. 86.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : marie de quatrebarbes, la vie moins une minute, liaison, naissance | Facebook |