20/03/2015
René Char, La pluie giboyeuse
Floraison successive
La chaude écriture du lierre
Séparant le cours des chemins
Observait ue marge claire
Où l’ivraie jetait ses dessins.
Nous précédions, bonne poussière,
D’un pied neuf ou d’un pas chagrin.
L’heure venue pour la fleur de s’épandre
La juste ligne s’est brisée.
L’ombre, du mur, ne sut descendre ;
Ne donnant pas la main, dut prendre ;
Dépouillée, la terre plia.
La mort où s’engouffre le Temps
Et la vie forte des murailles,
Seul le rossignol les entend
Sur les lignes d’un chant qui due
Toute la nuit si je prends garde.
René Char, La pluie giboyeuse, Gallimard,
1968, p. 17.
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27/02/2015
Yves di Manno, une, traversée, photographies Anne Calas : recension
La collection "ligatures", proposée par les éditions isabelle sauvage à la fin de l’année 20141, porte magnifiquement son titre avec ce livre, tant le lien semble impossible à rompre entre les photographies d’Anne Calas et les vers d’Yves di Manno. Pourtant, malgré leur proximité, les deux voies ont chacune leur autonomie. Pour le poème, il se partage en quatre ensembles, dont un "envoi", tous consacrés à une femme dans une chambre ; on pourrait lire dans une la figure de l’aimée, l’unique, mais aussi par anagramme, nue ; pour traversée, le mot implique un parcours, ici celui du corps, de son image et de son invention. Pour les photographies, la femme nue est presque toujours présente, mais les six dernières images la sortent de la chambre.
La forme choisie par Yves di Manno se prête à la reprise sans cesse d’esquisses qui, progressivement, construisent un imaginaire de la femme. Chaque séquence, sur une page, compte entre quatre et huit cellules d’un ou deux vers, eux-mêmes entre deux et sept syllabes, et la régularité du compte de certaines séquences (par exemple, 4-4 / 4-3 / 3-3 / 2-4 / 3) donne à l’ensemble son unité. Ce qui apparaît d’emblée, c’est une présence auprès de la femme
elle n’est pas seule dans
l’obscurité du lit
présence qui ne devient un "je" que dans l’avant-dernier vers du poème :
les yeux posés sur moi
sans me voir
La vue (la lumière, l’image, le miroir, le regard, le reflet, etc.) est un motif récurrent. Le regard du "je" est d’un voyeur, attentif à ce que la féminité, la nudité qui s’abandonne évoquent : elles sont opposées à la meute, à la horde, et le "je" devient un nouvel Actéon devant le « chien de la déesse ». La femme est également figure de l’origine, associée à la glaise, à la louve devant la lune, à « la barque qui s’éloigne » ; ici, Vénus qui s’offre, plus loin, dans l’ensemble "corps 9" (que je lis « corps neuf »), « corps émergeant des eaux », elle se métamorphose en ondine, partout, « ôtant du jour la nuit qui la dépouille ». Enfin, l’image de l’oiseau qui semble lui faire don d’un insecte en fait une figure de la Nature et, donc, assure qu’elle renaît sans cesse, à la fois dans la lumière et dans la nuit, corps multiple : elle est toujours autre, « seule et nombreuse » — hiérophanie de la déesse originelle.
"Multiple", elle l’est d’une autre manière dans le second ensemble titré "la série monotype". Devenue image, « son dos pris » dans le cadre, elle appelle pour Yves di Manno le souvenir des nus de Degas, à la toilette ou étendus, elle le fait aussi songer aux figures de Lascaux parce que justement elle est première, origine, et il la voit « matière de nuit »2, encore et toujours nue et couverte d’un voile ou dans la brume. Elle est également corps comme écriture, corps à écrire, « : à la lisère // d’une page / que nul d’ici // là ne lira », et le lit, les draps sont comme une page où se construit un récit ; récit dont le motif est explicite dans une page (62) :
: une nuit simple :
: un corps :
abordant les
terres lointaines
après la
traversée
L’envoi est un envol, une sortie. La femme nue aurait été avant tout motif à variations sur le corps insaisissable, sur l’opacité (de la nuit, de l’ombre) et la transparence (de la vitre, de la buée), prétexte à allusions littéraires et mythologiques : celui qui regarde, apparemment sans être vu, ne sera pas regardé :
les yeux posés sur moi
sans me voir
— nue dès lors devant qui ?
Il faudrait examiner tous les mouvements minuscules qu’opère Yves di Manno dans la langue, qu’il glisse d’une voyelle à l’autre — dans « la suie, la soie des nuits » ou de "sigle" à "sangle"—, qu’il introduise des rimes internes, qu’il déroule les contextes de "lune" ou que la ponctuation mime ce qu’un mot annonce, comme dans le vers : « : reflet : » ; etc. Il ne s’agit pas de détails mais de ce qui contribue à construire l’unité du motif de la femme une, traversée par la langue.
Les photographies donnent à voir la nudité féminine comme on ne la regarde pas. Avec le jeu subtil avec les ombres et la lumière — une chambre aux stores baissés, une lampe de chevet — Ane Calas montre une forme inattendue, le grain de la peau, le mouvement d’un voile qui découvre et masque en même temps. Ici, c’est un visage qui regarde l’objectif, donc le lecteur, là, un tissu qui semble un rideau de théâtre, mais toujours le corps entier ou morcelé émeut d’être si nu devant ce voyeur qu’est l’appareil photographique. Et Anne Calas a imaginé, elle aussi, un envoi à la suite de celui d’Yves di Manno ; d’abord au milieu d’arbres face à l’objectif, le visage dans le flou, cette fois habillée, la femme disparaît dans la forêt.
Une belle réussite : le texte et l’image se répondent harmonieusement sans que l’un illustre l’autre ; on pense, mais dans un genre bien différent, à une autre réussite l’interprétation qu’avait donnée Lucien Clergue de Corps mémorable de Paul Éluard.
Yves di Manno, une, traversée, photographies d’Anne Calas, collection "ligatures", isabelle sauvage, 2014, 24 €.
Cette recension a été publiée dans Sitaudis
1 Voir ici une note à propos de Christiane Veschambre, Versailles Chantiers.
2 Une rencontre ? Le vers « matière de nuit » est aussi le titre d’un recueil de Lionel Ray, où l’on peut lire que l’évidence du soleil est opposée à « la légende oubliée des sources ».
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19/02/2015
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
Paysage mauvais
Sable de vieux os — le flot râle
Des glas : crevant bruit sur bruit
— Palud pâle, où la lune avale
De gros vers pour passer la nuit.
— Calme de peste, où la fièvre
Cuit... Le follet damné languit
— Herbe puante où le lièvre
Est un sorcier poltron qui fuit...
— La lavandière blanche étale
Des trépassés le linge sale,
Au soleil des loups... — Les crapauds
Petits chantres mélancoliques
Empoisonnent de leurs coliques,
Les champignons, leurs escabeaux.
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans
Charles Cros, T. C., Œuvres complètes, édition
Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer,
Pléiade / Gallimard, 1970, p. 794.
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13/02/2015
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours
Toujours le même plaisir de voir des chevaux, même montés par des flics. Je suggèrerais volontiers à l’un d’entre eux de grandir son buste, de basculer le bassin, de descendre les jambes, bref, d’apprendre à se tenir à cheval ; la monture, quant à elle, semble perdue dans ses pensées : le spectacle de la rue l’indiffère.
Dans La ferme des animaux les chevaux représentent le prolétariat ouvrier.
Seul depuis quelques jours, et je ne parviens toujours pas à me rencontrer. Ce qui pourrait aussi se dire ainsi : « Cet appartement est trop petit pour deux personnes, nous ne cessons de nous heurter. »
Non, rien qui ne puisse attendre demain ! Il est trois heures du matin, pas question de me lever pour écrire, à peu de choses près, ce que j’ai déjà dû cent fois écrire — j’allume la lampe de chevet, tâtonne ébloui vers un bout de crayon — à savoir : « Indispensables et dérisoires, tels me paraissent ces carnets quand ils ne sont que l’alibi qui me permet de vivre mon désœuvrement de manière apparemment studieuse, même si, en l’occurrence, ce n’est pas le cas. Il s’agit bien d’une dépendance et ma force de caractère, j’ai eu l’occasion de le remarquer, s’apparente à celle d’un toxicomane. Ceci étant, il peut m’arriver de décrocher durant un jour ou deux et sans effort, non, pas le moindre, mais avec mauvaise conscience, comme si griffonner s’avérait un devoir. » J’ai, cette nuit plus que jamais, l’impression d’avoir muettement profané le silence.
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le bruit du temps, 2014, p. 93, 93, 115, 117.
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01/02/2015
Yves di Manno, une, traversée, photographies Anne Calas
Corps 9
devant les nuits (d’avant)
: signe tremblant, furtif
d’une femme inscrivant
une impensable geste
: son corps comme une lettre
réinventant le conte
la danse plus ancienne
de celles qui tissèrent
l’étoffe en d’autres temps
éblouie, déchirée
: la brume étirée
la rive et les
îles lointaines
*
: matière de nuit
gisant dans la
blancheur des draps
où les contours
du corps qui
parle sans elle
inscrivent leurs
strophes muettes
: à la lisière
d’une page
que nul d’ici
là ne lira
Yves di Manno, Une, traversée,
photographies Anne Calas,
isabelle sauvage, 2014, p. 73-74.
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01/01/2015
Guillevic, Coordonnées
— À t'entendre on dirait
Que le jour s'est muré,
Qu'il ne nous reste sur les yeux
Que de la nuit martyrisée.
— C'est moins que rien, c'est tas d'absence.
Sommeil et masse.
— Le merle veut. Qui dirait mieux ?
Il parle d'air
Teinté de sang la nuit dernière.
— Sang ou musique,
On y voit noir.
— Peut-être un homme au fond du puits,
Grimpant encore
Puisque le noir n'est pas le jour.
— Je veux bien, si les roches
Pratiquent d'autres danses.
— Mais la pervenche a d'autres joies,
Car elle en dit
Plus que le pré ne peut en croire.
— Le tremblement léger
Qui n'arrivait à rien
Qu'à se trouver spirale,
En voie toujours de se former
Sans poids ni lieu.
— Un champ de seigle, un toit de tuile
Pour le soleil, et la fillette
Plus près du seigle que du ciel.
— On pourrait faire un jeu
Où les racines seraient surprises.
On les verrait qui alimentent.
— Presque pareils
A l'eau du lac avec la terre
Qui lui fait bol,
Ainsi nous sommes, quand tu pourras.
— Salue, arbre, salue, salue,
Salue la mer si tu vois loin.
Vous n'aurez pas
D'autres amours.
Guillevic, Coordonnées, éditions des Trois Collines,
Genève-Paris, 1948, p. 109-111.
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27/12/2014
William Blake, Esquisses poétiques
Chanson de folie
Les vents sauvages pleurent,
La nuit est glacée ;
Viens, ici, Sommeil,
Et dévoile mes chagrins.
Mais voici le point du jour
Dans les hauteurs de l’Orient
Et les oiseaux frémissants de l’aube
S’envolent loin de la terre.
Voyez, jusqu’au zénith
De la voûte céleste,
Chargés de douleur
Mes accents sont portés ;
Ils frappent l’oreille de la nuit,
Et font couler les larmes du jour ;
Ils font rugir les vents en folie
Et se jouent avec la tempête.
Comme un démon dans la nue
Hurlant de douleur
Suivant la nuit je me hâte
Et avec la nuit je m’en irai
Me détournant de l’Orient
D’où nous est venue consolation,
Car la lumière frappe mon âge
D’un indicible mal.
Mad Song
The wild winds weep,
And the night is a-cold;
Come hither, Sleep,
And my griefs unfold:
But lo! the morning peeps
Over the eastern steeps,
And the rustling birds of dawn
The earth do scorn.
Lo! to the vault
Of paved heaven,
With sorrow fraught
My notes are driven;
They strike the ear of night,
Make weep the eyes of day;
They make mad the roaring winds,
And with tempests play.
Like a fiend in a cloud
With howling woe,
After night I do croud,
And with night will go;
I turn my back to the east
From whence comforts have increas’d;
For light doth seize my brain
With frantic pain.
William Blake, Esquisses poétiques (extraits),
traduction M. L. Cazamian, Aubier-Flammarion,
1968, p. 98-99.
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12/12/2014
Jacques Dupin, Une apparence de soupirail
Toi, immobile sur la pont de fer. Regardant un autre récit. Regardant avec mes yeux. Regardant le temps immobile.
J'ai croisé dans la rue le rire d'un aveugle. Les nuages, les falaises, la mer : serrés contre sa poitrine. La musique commence dans les fenêtres...
... Et reculant sur l'échiquier enfantin. L'absence de sujet déchire le sommeil de tous. Perd du terrain. Tire un oiseau en vol.
Un essai de lumière sous la porte, et ce long possessif dol reptilien aiguisant la langue. A travers la porte, devant l'élévation de la nuit...
Une serpillière à grande eau sur les roses du carrelage. Et le bec de la charbonnière contre la vitre. Quand la pensée du double compense la faiblesse du bras.
Jacques Dupin, Une apparence de soupirail, Gallimard, 1982, p. 12-16.
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10/11/2014
Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer
Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit
Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit
rien de ce tourment qui m'épuisait
comme la poésie qui portait mon âme,
rien de ces mille crépuscules, de ces mille miroirs
qui me précipitent dans l'abîme.
Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit
que j'ai dû traverser à gué comme le fleuve
dont les âmes sont depuis longtemps étranglées par les mers,
et tu ne sais rien de cette formule magique
que notre Lune m'a révélé entre les branches mortes
comme un fruit de printemps.
Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit
qui me chassait à travers les tombeaux de mon père,
qui me chassait à travers des forêts plus grande que la terre,
qui m'apprenait à voir des soleils se lever et se coucher
dans les ténèbres malades de ma tâche journalière.
Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit,
du trouble qui tourmentait le mortier,
rien de Shakespeare et du crâne brillant
qui, comme la pierre, portait des cendres par millions,
qui roulait jusqu'aux blanches côtes,
au-delà de la guerre et de la pourriture avec des éclats de rire.
Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit
car ton sommeil passait par les troncs fatigués
de cet automne, par le vent qui lavait tes pieds comme la neige.
Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, traduit de l'allemand et présenté par Suzanne Hommel, "Orphée" / La Différence, 2012, p. 47.
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22/10/2014
Norma Cole, Avis de faits et de méfaits, traduction Jean Daive
Méfaits
1
Quatre oiseaux bruns
voltigent dans le faux
poivrier
conscient de
la brume moi et
dehors quand
commence
le passé ?
2
La nuit
imaginer ne pas
résoudre cela puis
son propre lit surveillé
le second état
même l'espace ne
se répète
More facts
1
Four brown birds
fly up into the false
pepper tree
conscious of
mist myself and
outside—when
does the past
begin?
2
The night's
to imagine not
salve it then
home bed checks
second state
even space does
not repeat
Norma Cole, Avis de faits et de méfaits,
présenté et traduit par Jean Daive,
Corti, 2014, p. 100-103.
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11/10/2014
Alain Veinstein, Voix seule
Aujourd'hui
Encore une approche manquée...
Trop de mots, décidément,
trop de mots tonitruants.
La terre, jusqu'à nouvel ordre,
n'a rien d'un théâtre
où se déploie le merveilleux.
Seul le froid s'invite dans l'air,
s'infiltre, se resserre,
épaissit le silence.
Il m'accompagne depuis l'enfance
ce silence glacé
dans le calme accablant
du noir.
Aujourd'hui
Voix
en grandes capitales rouges,
oubliée et remontée
de l'épaisseur de la nuit,
restée à l'abri de la mort.
Dans le recoin où je vis,
je la rejoue de mémoire,
elle résiste,
ne se laisse pas faire,
chante, oui,
de ne pas chanter.
À chaque instant
je suis sur le point de la perdre,
à chaque instant
tout peut être perdu.
Alain Veinstein, Voix seule, Seuil, 2011, p. 139, 175.
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29/09/2014
Emily Jane Brontë, Poèmes, traduits par Pierre Leyris
Mon plus grand bonheur, c'est qu'au loin...
Mon plus grand bonheur, c'est qu'au loin
Mon âme fuie sa demeure d'argile,
Par une nuit qu'il vente, que la lune est claire,
Que l'œil peut parcourir des mondes de lumières —
Que je ne suis plus, qu'il n'est rien —
Terre ni mer ni ciel sans nuages —
Hormis un esprit en voyage
Dans l'immensité infinie.
[Février ou mars 1838]
I'm happiest when most away...
I'm happiest when most away...
I can bear my soul from its home of clay
On a windy night when the moon is bright
And the eye can wander through wrld of light —
When I am not and not beside —
Nor earth nor sea nor cloudless sky —
But only spirit wandering wide
Through infinite immensity
[February or March 1838]
Emily Jane Brontë, Poèmes, choisis et traduits par Pierre Leyris, Poésie / Gallimard, 2003 [1963], p. 49 et 48.
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11/09/2014
Bernard Noël, La Moitié du geste
la nuit se perd en elle-même
comme un regard bouclé
sous la paupière
le temps fait un panache
sur la bouche qui souffle
que penser encore
mourir n’est pas la mort
quelque chose tâtonne dans le corps
je ne veille pas dis-tu
dans les veines du bois
une image perchée
un souvenir fuyant
tu cherches la lenteur
le trajet d’un astre
qui se lève d’en bas
*
en chaque mot
un nom perdu
l’autre s’éloigne
ô buée
pour être là
il faut faire du temps
ce qui en moi dit non
me chasse du présent
voici la vide lumière
ne cède pas à l’ange
le destin n’est ni clair ni sombre
il est le lieu mobile
où le dedans et le dehors
se croisent
en forme de je
Bernard Noël, La Moitié du geste [1982],
dans Les Plumes d’Eros, Œuvres I, P. O. L,
2010, p. 191-192.
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05/09/2014
Vitezslav Nezval, Prague aux doigts de pluie, et autres poèmes
Nezval en 1919
Maïakovski à Prague
Entre les coiffeurs et les popes
Un athlète agile comme une antilope
Ses jeux préférés c'étaient
Les vers et le revolver à tambour
Qui veut de la vodka qui se bouche les intestins
Gauche gauche gauche
Quand Maïakovski vint à Prague
J'étais dans un théâtre au vestiaire
Haut-de-forme de maître de poste
Qu'il est impossible d'enlever
C'était futuriste
Comme nos vies brèves
Et comme ce passant superbe
Qui boirait de la jambe gauche
Il avait l'air trop sérieux pour un poète
Il était trop empâté pour une grenouille
Ah tout ce qui serait arrivé
Si la veste et la fiancée étaient de la même cuvée
C'était de la honte
Que naît la haine
Comme les éléphants il dédaignait toute chose
Plus le ciel est lointain plus il est monotone
Surtout dans les bars
Où n'importe qui admire le charlatan
Il l'avait vu danser à Harlem
Il aimait les palmiers autant que les pommes de terre
Des volets
Et Maïakovski est mort
Lui qui pleurait dès qu'il était seul
Tu connais cela et moi aussi je connais cela
Comme nous aimons Prague
Chaque fois qu'il venait quelqu'un de là-bas
Les tavernes et les ménages bouleversés
Et la Voltava tout à coup séduisante
Comme une baigneuse
Nous nous éloignons dans la nuit
À l'angle d'une rue Maïakovski agite son chapeau
Tu te jettes tête baissée
Dans des vers indéfinissables comme la nuit
Et Prague est de nouveau vivante
Le charme des blondes de la petite charcuterie
Comme les ouvrières sont belles
Et nous ne le savions pas
Tu marches et tu parles
Les perspectives défilent
Belles et usées
Comme ton manteau marron
Je connais dans les faubourgs un immeuble
Auquel il ressemble
Comme la poésie à la réalité
Et comme la réalité à la poésie sa demi-sœur
Vitezslav Nezval, Prague aux doigts de pluie, et autres poèmes
(1919-1955), traduit du tchèque par François Kérel,
Préface de Philippe Soupault, Les Éditeurs Français
Réunis, 1960, p. 63-64.
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28/08/2014
Walter Benjamin, La lune
La lune
La lumière qui coule de la lune n'éclaire pas le théâtre de notre existence diurne. Le périmètre baigné par sa lueur égarante semble appartenir à une contre-terre ou à une terre seconde. Ce n'est pas celle que la lune suit comme son satellite, c'est une terre à son tour transformée en satellite de la lune. Son vaste sein, dont la respiration était le temps, ne se soulève plus ; la création est enfin rentrée chez elle, et peut remettre le voile de veuve que le jour lui avait arraché. C'est ce que me donnait à comprendre le rayon blafard qui se glissait vers moi à travers les lames de la jalousie Mon sommeil était agité, découpé par l'arrivée et le départ de la lune. Quand elle était là et que je me réveillais, je me trouvais expulsé de ma chambre, qui ne semblait vouloir héberger personne d'autre qu'elle. La première chose sur laquelle tombaient alors mes yeux, c'étaient les deux cuvettes couleur crème de ma vaisselle de toilette. Pendant la journée, je n'aurais jamais songé à m'y attarder. Mais à la lumière de la lune, la bande bleue qui courait à la partie supérieure des cuvettes était une offense. Elle imitait un ruban de tissu bleu glissé à travers un ourlet. Et de fait, le bord des cuvettes était plissé comme une collerette. Entre les deux cuvettes se trouvaient de lourds brocs de la même porcelaine, portant le même motif floral. Ils s'entrechoquaient quand je quittais mon lit, et leur tintement se propageait sue le plateau de marbre de la table de toilette, se communiquait aux bols et aux godets. Quoique je me réjouisse de surprendre dans mon environnement nocturne un signe de vie — et ne fût-ce que l'écho de la mienne propre —, celui-ci n'avait rien de fiable et en ami déloyal attendait de me duper. [...]
Walter Benjamin, La lune, traduit de l'allemand par Pierre Rusch, dans Europe, "Walter Benjamin", avril 2013, n° 1008, p. 9-10.
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