10/04/2021
Albert Cohen, Carnets, 1978
Vingt-six février [1978]
Moi aussi je mourrai, est-ce possible ? Ces lignes, je les écris avec derrière moi la mort, compagne de ma vie, vieille compagne aux longs voiles derrière moi penchée, sur ma nuque penchée tandis que j’écris, une tristesse sur ma lèvre souriante, et je sens son souffle froid sur ma nuque tandis que je continue ces pages sans espoir où je me suis embarqué au hasard, hésitantes galères sur des vagues et ressacs, remous et soudains ressacs d’une mer, ô ma mère perdue, ô Marcel, mon frère perdu.
Albert Cohen, Carnets, 1978, Gallimard, 1979, p. 60.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : albert cohen, carnets, 1978, mort, page | Facebook |
18/02/2021
Italo Calvino, Le chevalier inexistant
Toutes choses bougent dans la page bien lisse ; pourtant rien de transparaît de cette agitation, rien n’a l’air de changer à la surface. Il en va de même de mon papier comme de la rugueuse écorce du monde, elle aussi pleine de mouvements et vide de changement : rien qu’une immense couche de matière homogène, qui se tasse et s’agglomère selon des formes et des consistances variables, dans une gamme de coloris nuancés, et que, pourtant, on imagine sans peine étalée sur une surface plate. Bien sûr, elle présente des excroissances villeuses, plumeuses ou noueuses comme carapaces de tortues ; et de temps en temps ces touffes de plumes ou de poils et ces nodosités donnent l’impression de bouger. Ou bien encore on croit discerner, parmi cet agglomérat de qualités réparties dans toute la nappe de matière uniforme, quelques changements de rapports ; et, malgré tout, rien, substantiellement, ne quitte son lieu.
Italo Calvino, Le chevalier inexistant, traduction Maurice Javion, Livre de Poche, 1972, p. 141.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : italo calvino, le chevalier inexistant, page, écorce, changement | Facebook |
21/12/2020
Virginia Woolf, Journal d'adolescence, 1897-1909
Samedi 13 mai [1905]
Un silence aussi inquiétant signifie— comme je l’ai reconnu précédemment — que ce Journal se dirige vers une mort prématurée. C’est une entreprise impossible : noircir tous les jours une page supplémentaire, alors que j’ai écrit tellement par nécessité, me casse les pieds & ce que je raconte est sans intérêt.
Mercredi 31 mai
Nous allons solennellement renoncer à ce Journal à présent que nous arrivons à la fin du mois & que, par bonheur, ce cahier n’a plus de pages — car elles seraient restées vierges.
Un exercice comme celui-ci n’est concevable que s’il émane d’une volonté & que les mots viennent spontanément. L’écriture directe est un travail — pourquoi, se demande-t-on, s’ infliger pareil châtiment ? Les bienfaits s’annulent. Mais ce genre de réflexion n’a point lieu d’être. Ces quelques 6 mois trouvent ici une espèce de miroir d’eux-mêmes ; de l’image reflétée, on tire un enseignement ou un plaisir.
Virginia Woolf, Journal d’adolescence, 1897-1909, traduction Marie-Ange Dutartre, Stock, 1993, p. 426.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : virginia woolf, journal d’adolescence, 1897-1909, écriture, page | Facebook |
10/07/2017
Georges Perec, La belle absente
La belle absente
1
Daphné fit le visage que j’ombre
Plomb figé devenu torche jusqu’ ;
Au dos fragile, vasque, jubé, champ,
Blanc qu’âge de jade rompt à vif
Jusqu’au flambant pavot d’or, gâchis
Déjà fléchés : manque. Boive ta page
Humble, grave, l’aspect que je fonde,
Qui défit cet aplomb gravé hors jeu
Champ d’or gravi jusqu’au but final.
2
Inquiet, aujourd’hui, ton pur visage flambe.
Je plonge vers toi qui déchiffre l’ombre et
La lampe jusqu’à l’obscure frange de l’hiver :
Quêtes de plomb fragile où j’avance, masqué
Nu, hagard, buvant ta soif jusqu’à accomplir
L’image qui s’efface, alphabet déjà évanoui.
L’étrave de ton regard est champ bref que je
Dois espérer, la flèche tragique, verbe jeté,
Plain-chant qu’amour flambant grava jadis.
Georges Perec, Œuvres, II, édition Christelle Reggiani,
Pléiade / Gallimard, 2017, p. 796.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : georges perec, la belle absente, mythologie, absence, image, page | Facebook |
01/02/2015
Yves di Manno, une, traversée, photographies Anne Calas
Corps 9
devant les nuits (d’avant)
: signe tremblant, furtif
d’une femme inscrivant
une impensable geste
: son corps comme une lettre
réinventant le conte
la danse plus ancienne
de celles qui tissèrent
l’étoffe en d’autres temps
éblouie, déchirée
: la brume étirée
la rive et les
îles lointaines
*
: matière de nuit
gisant dans la
blancheur des draps
où les contours
du corps qui
parle sans elle
inscrivent leurs
strophes muettes
: à la lisière
d’une page
que nul d’ici
là ne lira
Yves di Manno, Une, traversée,
photographies Anne Calas,
isabelle sauvage, 2014, p. 73-74.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : yves di manno, une, traversée, photographies anne calas, nuit, corps, lit, page, lecturen | Facebook |