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12/10/2016

Jacques Roubaud, Quelque chose noir

 

                                       

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                                               Mort réelle et constante

 

   À la lumière, je constatai ton irréalité. elle émettait des monstres et de l’absence.

L’aiguille de ta montre continuait à bouger. dans ta perte du temps je me trouvais tout entier inclus.

C’était le dernier moment où nous serions seuls.

   C’était le dernier moment où nous serions.

   Le morceau de ciel. désormais m’était dévolu. d’où tu tirais les nuages. et y croire.

   Ta chevelure s’était noircie absolument.

   Ta bouche s’était fermée absolument.

   Tes yeux avaient buté sur la vue.

   J’étais entré dans une nuit qui avait un bord. au-delà de laquelle il n’y aurait rien.

 

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 118.

 

25/09/2016

Jules Supervielle, Le Corps tragique

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                       Amour

 

Venant de tours indifférentes

Les regards des guetteurs s’échappent.

L’amour de l’homme et de la femme

Naît dans des citernes sans âme.

Combien faut-il d’obscurité

Avant que s’affrontent les corps

Tâtonnant vers leurs nudité

Et leurs plus obstinés trésors.

Les deux êtres soudain tout proches

Dardent leurs anguilles sous roche

Et, de feu sous les chastes cieux,

Croisent le fer voluptueux.

Les deux marées mâle et femelle

Rompent les digues de leur nuit

Formant un seul torse rebelle

Qui ruisselle de barbarie

Jusqu’à ce que le long des corps

Les mains lasses miment la mort.

 

Jules Supervielle, Le Corps tragique, dans

Œuvres complètes, édition Michel Collot,

Pléiade/Gallimard, 1996, p. 603.

18/09/2016

Ivan Diviš (1924-1999), Thanathea

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Mais tiens Holbein qui vient

là avec sa lance il marche boisé

Déjà le heaume s’assombrit déjà le fourmilier à la lisière

tire la langue dans le grouillement des poèmes

Déjà le crâne de panthère rougi de l’intérieur à la lumière

d’une bougie flottant à travers la véranda livre

le succus paradula

 

Moi le dernier

cétacé carré à l’horizon

j’étends le rideau brumeux dans l’azur

Allez donne déjà donne les fers les cordes les pitons

Je rampe déjà à travers la prière je creuse la nuit du   boutoir

je révoque mes insultes

et délivre les torts aux latrines

Par aucune pitié enfin ne pouvant servir

Traîne jusqu’où ne commence ni le rêve ni le repentir

Hop ma vieille

saute par là

enjambe moi

arrête la plume

arrose par l’entrejambe

 

Ivan Diviš, Thanathea, adapté du tchèque par

André Ourednik, La Baconnière, 2016, p. 35.

11/09/2016

Geoffrey Squires, Poème en trois sections

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Pierres dans l’obscurité, formes

perçues plutôt que vues, inertes comme des animaux

endormis au milieu d’un champ ou le long de la route

où l’on avance avec précaution, frayant un chemin vers la maison

à travers l’herbe noire

 

Rocks in the darkness, shapes

sensed rather than seen, inert like animals

asleep in the middle of a field or by the road

which one moves among with care, picking a way home

across the dark grass

 

Geoffrey Squires, Poème en trois sections, traduit de l’anglais (Irlande)

par François Heusbourg, éditions Unes, 2016, p. 41 et 40.

01/09/2016

Paul de Roux, Poèmes des saisons

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En hommage à Paul de Roux, décédé dans la nuit du 27 au 28 août

 

D’où viens-tu, Été qui n’est plus là quand même

ce serait ta saison, et qui soudain nous effleures et nous gagnes ?

toi qui te vêts des plus lourds, des plus fastueux atours,

des feuilles les plus larges et des denses poussières, Été

à la trop courte nuit, renversant villes et campagnes

sous des ciels où s’effrite longuement la lumière, nuit

inventant des labyrinthes pour ses amants,

levant des futaies pour de blanches larmes de lune, et toi

oublié ou absent, soudain

faisant mentir le poids des jours, l’effluve

du tilleul chevauchant une imperceptible brise

serait ta résidence parmi nous ?

 

Paul de Roux, Poèmes des saisons, dessins de Gabrielle

de Roux, le temps qu’il fait, 1989, non paginé.

 

21/05/2016

Pierre Reverdy, Le Cadran quadrillé

 

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                         Si on osait entrer

 

   Derrière la porte sans vitres deux têtes s’encadrent avec une douce grimace amicale.

   Et par l’autre porte entr’ouverte, celle qui les protège la nuit, on voit les rayons où s’alignant les livres, où se réfugient les rires et les mots des veillées sous la lampe, sous la garde d’un drapeau tricolore et d’un pantin menaçant qui n’a qu’un bras.

   Et tout se meurt en attendant la nuit, la vie des lumières et de leurs rêves.

 

Pierre Reverdy, Le cadran quadrillé, dans Œuvres complètes, I, édition Étienne-Alain Hubert, Flammarion, 2010, p. 842.

 

04/05/2016

William Blake, Chanson de folie

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           Chanson de folie

 

Les vents sauvages pleurent,

   La nuit est glacée ;

Viens ici, Sommeil,

   Et dévoile mes chagrins.

Mais voici le point du jour

   Dans les hauteurs de l’Orient

Et les oiseaux frémissants de l’aube

S’envolent loin de la terre.

 

Voyez, jusqu’au zénith

   De la voûte céleste,

Chargés de douleur

   Mes accents sont portés ;

Ils frappent l’oreille de la nuit,

   Et font couler les larmes du jour ;

Ils font rugir les vents en folie

Et se jouent avec la tempête.

 

Comme un démon dans la nue

   Hurlant de douleur

Suivant la nuit je me hâte

   Et avec la nuit je m’en irai

Me détournant de l’Orient

   D’où nous est venue consolation,

Car la lumière frappe mon âme

D’un indicible mal.

 

William Blake, Esquisses poétiques, dans

Poèmes, traduction L. M. Cazamian,

Aubier-Flammarion, 1968, p. 99.

 

15/04/2016

Yves di Manno, Champs, un livre de poèmes, 1975-1985

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           Nocturne

 

Triste j’entends l’âne qui brait

l’année mourir

                       les femmes qui dansaient

au bord de la jetée ont relevé

leurs jupes et se sont tues après

avoir abandonné tambours et fifrelins

aux enfants éblouis qi les voyaient

passer à l’abri des fougères sous

le grand masque noir et

la crinière du lion

                             loin

dans les dunes un chien

aboie une trompette

sonne les feux se sont

éteints qui dessinaient

ailleurs le contour des

danseuses

               celui qui marche dans

la nuit se tourne vers le ciel cra

quant une allumette la braise bleue

des toits penche comme une ardoise

j’entends siffler le vent la nuit

qui s’amoncelle la flûte de

l’idiot l’invite de la fête les ombres

sur la plage n’ont plus formes humaines.

 

Yves di Manno, Champs, un livre de poèmes,

1975-1985, Flammarion, 2014, p. 260.

02/04/2016

Sarah Plimpton, extrait de Single Skies

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Extraits de Single Skies

 

ombre brusque du soleil

froissée derrière l’arbre

le bleu du ciel

qui mène le vent

hors de la nuit

la porte

claque

le ciel

au sein de l’orage

 

a sudden shadow from the sun

upset behind the tree

the blue of the sky

driving the wind

off the night

the door

slams

the sky

inside the storm

 

Sarah Plimpton, traduit par Mathieu

Nuss, dans L’Étrangère, n° 40-41, p. 239 et 238.

26/03/2016

Branimir Scepanovic, La bouche pleine de terre

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   Je ne sais plus qui je suis ni où je me trouve : je guette le moindre signe de vie, son, odeur ou forme visible, qui me convaincrait qu’avec ma mémoire ne s’est pas tarie l’ultime lumière. Mais j’espère en vain : dans des ténèbres opaques où sont abolis l’espace et le temps, je flotte, sans même sentir mon corps, comme un grain de poussière perdu qui n’a que la conscience de son infime existence.

   C’est la mort, me dis-je, et j’ouvre les yeux.

Je gis sur le dos, immobile, dans une herbe parfumée. La nuit d’été se balance comme une cloche incandescente dont le bourdonnement fait naître des essaims d’étincelles. Écrasé par tant de beauté, je ne décèle en moi ni souffrance, ni peur, ni joie. Mais le ciel violet s’apaise soudain et l’éclat glacé des étoiles le rapproche de mes yeux vides.

 

Branimir Sepanovic, La bouche pleine de terre, traduit du serbo-croate par Jean Descat, 10/18, 1983, p. 163.

16/03/2016

Étienne Faure, Vues prenables

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Hep, taxi, ce qui nous fuit dans le rétroviseur

déjà n’est plus d’époque,

à vivre ici, voir venir,

dans une amphigourique attente ou merdier d’être né,

l’enfer pavé d’intentions plus ou moins bonnes,

cette envie de disparaître — pas grand chose,

une demi-vie, une heure —

puis l’idée de durer qui persiste

— et rattraper sa nuit dans le train.

 

Seul et définitivement mortel

— l’était-il moins dans l’ignorance

ou jeune ou endormi dans les mots accrochés aux cimes

avec la même exaltation des hauteurs qui conduit

à bâtir des cathédrales, marcher parmi les épilobes —

l’ennui devenu un ami, c’est le seul qui lui reste

dans le double vitrage où sommeille

un apatride au rêve étrange, qui lui redit

le temps où ils allaient au Terminus

protégés par la chaleur, noir liquide,

finir la nuit.

 

terminus nuit

 

Étienne Faure, Vues prenables, Champ Vallon, 2009, p. 28.

 

A l'occasion de la parution de

Ciné-plage

d'Etienne Faure

Alphabet cyrillique
de Jean-Claude Pinson

aux éditions Champ Vallon

 

 

 

la librairie Michèle Ignazi

a le plaisir de vous inviter à une rencontre avec

Etienne Faure

et Jean-Claude Pinson

le mardi 22 mars 2016

à partir de 19 heures

Librairie Michèle Ignazi

17, rue de Jouy

75004 Paris

0142711700

Métro : Saint-Paul ou Pont-Marie

 

 

07/03/2016

Paul Claudel, L'Oiseau noir dans le soleil levant

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                           Hai-Kai

(La nuit du 1er septembre 1923 entre Tokyô et Yokohama)

 

   À ma droite et à ma gauche il y a une ville qui brûle mais la lune entre les nuages est comme sept femmes blanches.

   La tête sur un rail mon corps est mêlé au corps de la terre qui frémit. J’écoute la dernière cigale.

   Sur la mer sept syllabes de lumière une seule goutte de lait.

 

Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le soleil levant [1929], dans Connaissance de l’Est, Poésie / Gallimard, 1974, p. 198.

28/02/2016

James Sacré, Figures qui bougent un peu, et autres poèmes

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                            Figure 9

 

La nuit la neige ou presque la nuit le soir

les arbres immobiles qui sont dedans, les talus hauts

les maisons ou rien que des vieux hangars sont allongés là contre

j’aimerais penser à d’autres lieux que j’aime

aussi dans un soir d’hiver avec des traces de neige

elle se défait plus vite dans le coin des prés

ça ne change pas grand chose au paysage d’aujourd’hui

c’est à la fin la seule solitude qui vient

la nuit se fait.

 

Je l’entends venir de très loin je suis debout dedans la nuit

le vent bouge un peu il y a le chaud d’une bête pas loin

autrefois est-ce que c’était pas la solitude qu’on croyait d’aujourd’hui

qui faisait comme du silence et l’illusion d’un espace grand ?

il n’y a presque rien maintenant

la neige est noire on n’entend plus rien.

 

Bien sûr dans ces limites mal tracées que fait la nuit

avec les prés ceux touchant les derniers toits de la ferme

avec les arbres soudain grands les buissons noirs

on peut laisser se perdre la peur et l’imagination

c’est quand même le cœur battant les fesses

un peu serrées qu’est-ce que j’attends c’est pas

besoin d’en dire la solitude a le sourire

de ce qu’on veut le temps aussi

la nuit continue touche-t-elle vraiment les branches de ce poème ?

 

James Sacré, Figures qui bougent un peu, et autres poèmes, préface d'Antoine Emaz, Poésie / Gallimard, 2016, p. 42-43.

29/01/2016

Jacques Roubaud, C et autre poésie (1962-2012)

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                   Nue au fauteuil

 

Au début le soir interdisait     bâillon jaune

D’ampoules bues sur tous objets     flore ou lingots

Froids, fret des livres, vêtus, l’air, l’aigu, l’écho

De la ruche nuit éclaboussant tes épaules

 

Au début tu ne fus que noire entrée arôme

De cheveux sur le cuir orange griffé chaud

Qu’yeux caressés, paisiblement arrêtés, rauque

Voix et que bras, bruns mais ouverts blancs à la paume

 

Parfums tu fus et recueillais mes yeux sur toi

Considérais ma bouche lente sur ton ventre

Bougeant un peu, la nuit de pavot sous tes doigts

 

Tu rassemblais les crins d’or de notre rencontre

Dans ton empire fait de beautés et d’alarmes

Du désir qui l’assure et du plaisir qui l’arme

 

Jacques Roubaud, C et autre poésie, éditions Nous,

2015, p. 51.

 

19/12/2015

Édith Azam, Vous l'appellerez : Rivière

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Elle regarde à nouveau le moulin, pense qu’il a encore vieilli, qu’elle ne lui connaît pas d’enfance, qu’il perd ses osselets en inventant des mots qui ne s’oublient jamais, qu’elle a mille ans d’absence sur tous les dictionnaires, que la vie n’est qu’un tour de passe-passe, que ses yeux s’habituent à la nuit, que dans ses mains à lui, même affaiblies, la lumière sera : toujours belle.

 

                                                                            Rivière

                                                                   ils ont bien vu

                                                                                  oui

                                                              en retrouvant le sol

                                                                     qu’elle pouvait

                                                                             se glisser

                                                                               partout

                                                                          qu’elle était

                                                                         pour la terre

                                                                             la source :

                                                                             le langage

 

Édith Azam, Vous l’appellerez : Rivière, La Dragonne, 2013, p. 74.

©Photo Chantal Tanet.