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29/01/2016

Jacques Roubaud, C et autre poésie (1962-2012)

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                   Nue au fauteuil

 

Au début le soir interdisait     bâillon jaune

D’ampoules bues sur tous objets     flore ou lingots

Froids, fret des livres, vêtus, l’air, l’aigu, l’écho

De la ruche nuit éclaboussant tes épaules

 

Au début tu ne fus que noire entrée arôme

De cheveux sur le cuir orange griffé chaud

Qu’yeux caressés, paisiblement arrêtés, rauque

Voix et que bras, bruns mais ouverts blancs à la paume

 

Parfums tu fus et recueillais mes yeux sur toi

Considérais ma bouche lente sur ton ventre

Bougeant un peu, la nuit de pavot sous tes doigts

 

Tu rassemblais les crins d’or de notre rencontre

Dans ton empire fait de beautés et d’alarmes

Du désir qui l’assure et du plaisir qui l’arme

 

Jacques Roubaud, C et autre poésie, éditions Nous,

2015, p. 51.

 

19/12/2015

Édith Azam, Vous l'appellerez : Rivière

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Elle regarde à nouveau le moulin, pense qu’il a encore vieilli, qu’elle ne lui connaît pas d’enfance, qu’il perd ses osselets en inventant des mots qui ne s’oublient jamais, qu’elle a mille ans d’absence sur tous les dictionnaires, que la vie n’est qu’un tour de passe-passe, que ses yeux s’habituent à la nuit, que dans ses mains à lui, même affaiblies, la lumière sera : toujours belle.

 

                                                                            Rivière

                                                                   ils ont bien vu

                                                                                  oui

                                                              en retrouvant le sol

                                                                     qu’elle pouvait

                                                                             se glisser

                                                                               partout

                                                                          qu’elle était

                                                                         pour la terre

                                                                             la source :

                                                                             le langage

 

Édith Azam, Vous l’appellerez : Rivière, La Dragonne, 2013, p. 74.

©Photo Chantal Tanet.

24/11/2015

Georg Trakl, Poèmes, traduits par Guillevic —— Écrire après ?

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Dans un vieil album

 

Tu reviens toujours, mélancolie,

O douceur de l’âme solitaire.

Pour sa fin s’embrase un jour doré.

 

Humblement devant la douleur

S’incline celui qui s’est fait patience.

Résonnant d’harmonie et de tendre folie.

Vois ! Il va faire noir déjà.

 

La nuit revient, quelque chose de mortel se plaint

Et quelque autre souffre avec elle.

 

Tremblant sous les étoiles d’automne

Chaque année la tête penche davantage.

 

Georg Trakl, Poèmes, traduits et présentés

par Guillevic, Obsidiane, 1981, p. 11.

 

Écrire après ?

 

Face à des innocents lâchement assassinés par d'infâmes fanatiques, la poésie peut peu, pour le dire à la façon de Christian Prigent. Ça, le moderne ? Quoi, la modernité ? Cois, les Modernes… Face à l'innommable, seul le silence fait le poids ; comme à chaque hic de la contemporaine mécanique hystérique, ironie de l'histoire, l'écrivain devient de facto celui qui n'a rien à dire. Réduit au silence, anéanti par son impuissance, son illégitimité. Son être-là devient illico être-avec les victimes et leurs familles.Nous tous qui écrivons ne pouvons ainsi qu'être révoltés par l'injustifiable et nous joindre humblement à tous ceux qui condamnent les attentats du 13 novembre. Et tous de nous poser beaucoup de questions.

Surtout à l'écoute des discours extrémistes, qu'ils soient bellicistes, sécuritaires, islamophobes ou antisémites sous des apparences antisionistes.  C'est ici que ceux dont l'activité – et non pas la vocation – est de mettre en crise la langue comme la pensée, de passer les préjugés et les idéologies au crible de la raison critique, se ressaisissent : le peu poétique ne vaut-il pas d’être entendu autant que le popolitique ? Plutôt que de subir le bruit médiatico-politique, le spectacle pseudo-démocratique, les mises en scène scandaculaires – si l'on peut dire -, ne faut-il pas approfondir la brèche qu'a ouverte dans le Réel cet innommable, ne faut-il pas appréhender dans le symbolique cette atteinte à l'entendement, ce chaos qui nous laisse KO ? Allons-nous nous en laisser conter, en rester aux réactions immédiates, aux faux-semblants ?
Une seule chose est sûre, nous CONTINUERONS tous à faire ce que nous croyons devoir faire. Sans cesser de nous poser des questions.

 

Ce communiqué, signé de Pierre Le Pillouër et Fabrice Thumerel, est publié simultanément sur les sites :

Libr-critique

Littérature de partout

Sitaudis

10/11/2015

John Ashbery, Le serment du Jeu de Paume

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 Roses blanches

 

Le côté le plus déplaisant de tout ça

La lumière blanche du soleil sur le sol ciré

Mise à contribution

Et puis la fenêtre fermée

Et la nuit s’achève et recommence.

Son visage vire au vert, ses yeux sont verts ;

     Dans la recoin sombre jouant « la bannière étoilée pour toujours ».

             J’essaie de décrire pour toi,

Mais tu refuses d’écouter, tu es comme le cygne.

 

Pas d’étoiles là-bas,

Ni de bannière,

Seule la canne d’un aveugle sondant, non sans maladresse, le coins

         les plus reculés de la maison.

Aucun mal ne peut être fait ! Nuit et jour commencent à nouveau !

Donc oublie le livre,

Les fleurs que tu gardais pour les offrir à quelqu’un :

Seule importe la fabuleuse écume blanche de la rue,

Les nouvelles fleurs blanches qui sortent de terre en ce moment.

 

John Ashbery, Le serment du Jeu de Paume, traduction Olivier Brossard,

Corti, 2015, p. 36.      

 

30/10/2015

Robert Creeley, Dire cela

 

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Vieille chanson

 

Déshabille-toi, mon amour,

et viens te serrer.

 

Bientôt le soleil doit s’écraser

par-delà la mer.

 

Et que nos cheveux soient blancs, mon amour,

au mépris de ce que nous faisons

 

Et que nos nuits soient une, mon amour,

au mépris de ce que nous savons.

 

Robert Creeley, Dire cela, choix, présentation et

traduction de l’américain par Jean Daive, NOUS,

2014, p. 47.

20/10/2015

Samuel Beckett, Soubresauts

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   Assis une nuit à sa table la tête sur les mains il se vit se lever et partir. Une nuit ou un jour. Car éteinte sa lumière à lui il ne restait pas pour autant dans le noir. Il lui venait alors de l’unique haute fenêtre un semblant de lumière. Sous celle-là encore le tabouret sur lequel jusqu’à ne plus le pouvoir ou le vouloir il montait voir le ciel. S’il ne se penchait pas au-dehors pour voir comment c’était en dessous c’était peut-être parce que la fenêtre n’était pas faite pour s’ouvrir ou qu’il ne pouvait pas ou ne voulait pas l’ouvrir. Peut-être qu’il ne savait que trop bien comment c’était en dessous et ne désirait plus le voir. Si bien qu’il se tenait tout simplement là au-dessus de la terre lointaine à voir à travers la vitre ennuagée le ciel sans nuages. Faible lumière inchangeante sans exemple dans son souvenir des jours et des nuits d’antan où la nuit venait pile relever le jour ou le jour la nuit. Seule lumière donc désormais éteinte la sienne à lui celle lui venant du dehors jusqu’à ce qu’elle à son tour s’éteigne le laissant dans le noir . Jusqu’à ce que lui à son tour s’éteigne.

 

Samuel Beckett, Soubresauts, Minuit, 1989, p. 7-9.

09/10/2015

Virginia Woolf, Une maison hantée

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                                 Une maison hantée

 

   Quelle que fût l’heure à laquelle on se réveillait, on entendait une porte se fermer. D’une pièce à l’autre, main dans la main, ils allaient, soulevant ceci, ouvrant cela, vérifiant — un couple fantôme.

   « C ‘est ici que nous l’avons laissé », disait-elle. Et il ajoutait : « Oh, mais là aussi !) « À l’étage », murmurait-elle. « Et dans le jardin », chuchotait-il. « Doucement, disaient-ils ensemble, sinon ils vont se réveiller ».

   Mais non, vous ne nous avez pas réveillés. Oh que non ! On pouvait se dire : « Ils le cherchent ; ils tirent le rideau », puis on lisait encore une page ou deux. « Maintenant ils l’ont trouvé », fort de cette certitude, on arrêtait le crayon dans la marge. Puis, fatigué de lire, il arrivait qu’on se lève pour faire sa propre ronde, maison entièrement vide, portes ouvertes et, au loin, à la ferme, les roucoulades satisfaites des pigeons ramiers et le ronron de la batteuse. « Que suis-je venue faire ici ? Qu’est-ce que je cherchais ? » J’avais les mains vides « Alors peut-être à l’étage ? » Les pommes étaient bien au grenier. Plus qu’à redescendre, rien n’avait bougé dans le jardin, hormis le livre qui avait glissé dans l’herbe.

 

Virginia Woolf, Une maison hantée, traduction Michèle Rivoire, dans Œuvres romanesques I, édition Jacques Aubert, Gallimard / Pléiade, 2012, p. 829.

08/10/2015

Bernard Noël, Poèmes, I, espace pour ombre

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espace pour ombre

 

espace

de quelle eau lente

fait

un sourire s’épuise

trop devenu sourire

tu

déchires la glace

et

la surface tombe

 

           *

 

qui parle

si le temps est désert

si ta place gelée

on

pose un souvenir

la nuit écume

le corps se fend

 

hier

comme une pierre au fond de l’eau

 

              *

 

regard

de quel regard tombé

cette durée t’exile

l’amour te traverse

et

l’intouchable

 

la vitre refuse l’ongle

le miroir boit le visage

 

le rire même

s’éparpille cassé

 

[...]

 

Bernard Noël, Poèmes I, Textes / Flammarion,

1983, p. 139-141.

23/08/2015

Nelly Sachs, Départ au désert

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Départ au désert

 

Quitter soudain

la table du repas

et sans autre arme que son corps

s’en aller là-bas où les hyènes rient

 

Rendre visite aux pierres

qui se levèrent aussi un jour

pour revêtir la raideur de millions d’années

 

Tendre l’oreille pour épier

la faible plainte enfantine

au sein des sources cachées

qui veulent jaillir au monde

pour désaltérer les langues d’étoiles assoiffées —

 

le zodiaque des langues

qui lapent la lune opaline

et perdent tout leur sang

dans le frémissant rubis du soleil

 

Se lever soudain de table

s’enfoncer dans la racine de minuit

laisser un éclair fulgurant

déchirer notre poussière

 

Voir devant soi dans les sables du désert

le mirage vert des flammes végétales

la blancheur insoutenable des secrets dévoilés

la prière qui se déverse par les jointures de la mort

 

et les neiges éternelles de la rédemption —

 

Nelly Sachs, traduit de l’allemand par

Barbara Agnese, dans Europe, "Henri Heine",

"Nelly Sachs", août septembre 2015, p. 207-208.

 

 

 

24/07/2015

Jeanpyer Poëls, User les jours

 

Biographie des forêts

 

Tant que la nuit se hérissait

un biographe désabusé

de l’ombre flamande des maîtres

fossoyeurs qui traînaient besace

et fagots d’or entre corons

et beffrois et les crépitements

le jour où poulines et berlines

firent carrousel de mauvais sang

jetées dans la fosse zéro

désabusé comptait les forêts

souterraines sur une carte

sans Escaut ni Deûle et recomptait

en voyant des orants cendreux

au milieu d’un tourbillon de branches

Elle viendrait à bout du supplice

du petit matin où les fougères

et les araignées s’entendraient

jusqu’à en bleuir et bleuiraient

le chercheur du sommeil sylvestre

pour jamais écartelé de quintes

 

Jeanpyer Poels, User les jours, éditions Henry,

2005, p. 45.

 

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23/07/2015

Édith Azam, Mon frère d'encre

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Mon frère d’encre

 

Je ne dors plus. La nuit dernière encore je vous ai cherché partout. Je vous ai frôlé plusieurs fois, vous étiez près de moi j’en suis sûre. Je voyais plus loin que le monde, tout votre souffle entrait en moi et me réchauffait la poitrine... Je ne dors plus, non... Pourtant, pourtant je ferme bien les yeux, je fais bien comme tout le monde. Mais il y a ma cervelle défaite, ce vide noir, qui fait lumière : je ne sais plus ne plus voir Rien. Et croyez-moi, c’est terrible, j’aimerais mieux ne pas le vivre, ne vous avoir jamais connu, ne plus me cogner sans arrêt à votre absence-matière, ne plus avoir ces mains d’écriture fébriles...

 

Moi, moi j’aurais tellement aimé une vie tranquille et sereine où la nuit, chaque soir, m’eût invitée à sommeiller en toute quiétude. J’aurais aimé cette vie-là, mais... Mille fois plus notre voyage, notre voyage plus que tout...

Mon frère d’encre.

 

Les mots m’ont coupé la langue , à la fontaine où je vais boire il coule du verre brisé. J’ai des taches de nuit sur la peau, parfois, je me finis... Et c’est alors que tout commence...

 

Édith Azam, Mon frère d’encre, Au Coin de la rue de l’Enfer, 2012, p. 21.

16/07/2015

James Joyce, Poèmes (Chamber Music, Pomes Penyeach)

 

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                Seul

 

Les mailles d’or gris de la lune

Toute la nuit tissent un voile,

Les fanaux dans le lac dormant

Traînent des vrilles de cytise.

 

Les roseaux malicieux murmurent

Aux ténèbres un nom — son nom —

Et toute mon âme est délice,

Mon âme défaille de honte.

 

James Joyce, Poèmes (Chamber Music, Pomes

Penyeach), traduits et préfacés par Jacques

Borel, Gallimard, 1967, p. 109.

19/06/2015

Paul Claudel, L'Oiseau noir dans le soleil levant

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                                         Haï-kaï

 

                     nuit du 1er septembre 1923 entre Tokyo

                                       et Yokohamaî

 

   À ma droite et à ma gauche il y a une ville qui brûle mais la Lune entre les nuages est comme sept femmesblanches.

   La tête sur un rail mon corps est mêlé au corps de la terre qui frémit. J’écoute la dernière cigale.

   Sur la mer sept syllabes de lumière une seule goutte de lait.

 

Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le soleil levant, dans Connaissance de l’Est, suivi de L’Oiseau..., préface de Jacques Petit, Poésie / Gallimard, 1974, p. 198.

07/05/2015

Jean Tortel, Instants qualifiés

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Sombre la nuit et telle

Qu’au profond les dormeurs

Touchent le sable au creux

Longtemps suspendu des calmes

Vagues noires, rongée

Par les insectes poussiéreux,

En apparence désormais

Inaccessible au fond

D’elle-même et perdue et vierge

Intouchable et noire, descendue

En se dissociant dans les dormeurs

Qui l’ignorent, qui sont la nuit

Abusivement claire d’un rêve

Sans contrôle.

 

Jean Tortel, Instants qualifiés,, Gallimard, 1973, p. 29. © Photo Jean-Marc de Samie.

 

28/04/2015

Georg Trakl, "Chant d'un merle captif", dans Œuvres complètes

 

             Chant d’un merle captif

 

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Souffle obscur dans les branchages verts.

Des fleurettes bleues flottent autour du visage

Du solitaire, du pas doré

Mourant sous l’olivier.

S’envole, à coups d’aile, la nuit.

Si doucement saigne l’humilité,

Rosée qui goutte lentement de l’épine fleurie.
La miséricorde de bras radieux

Enveloppe un cœur qui se brise.

 

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972, p. 130.