21/12/2024
Hommage à Jacques Roubaud (1932-2024) : C et autre poésie
La nuit s’est approchée
La nuit s’est approchée il n’est pas besoin de
se le dire dans l’épaisseur complète dans la nuit
d’empiètements pas besoin d’une parole pour
répandre dans la nuit en l’épaisseur cela.
que la nuit s’est approchée et dans la non
présence complètement emplie de l’épaisseur du
principe du plus intérieur principe réalité
de la nuit quand d’épaisseur je me retourne
de me le taire.
sujet à des chuchotements.
Là.
Jacques Roubaud, C et autre poésie,
NOUS, 2015, p. 229.
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01/06/2024
Franz Kafka, À Milena
(…) Comme je t’aime (et je t’aime donc, toi la récalcitrante, comme la mer aime un minuscule galet de son fond, c’est exactement ainsi que mon amour te recouvre — et que chez toi je vois de nouveau le galet, si les cieux le permettent) j’aime le monde entier et ton épaule gauche en fait aussi partie, non, c’était d’abord le droit et c’est pourquoi je l’embrasse, quand j’en ai envie (et que tu es assez gentille pour entrouvrir la blouse) et l’épaule gauche en fait aussi partie et ton visage au-dessus de moi dans la forêt et ton visage en-dessous de moi dans la forêt et le repos sur ton sein presque nu. Et c’est pourquoi tu as raison quand tu dis que nous n’avons déjà fait qu’un et je n’ai aucune peur de cela, mais c’est mon seul bonheur et ma seule fierté et je ne le limite pas du tout à la forêt.
Mais maintenant entre ce monde du jour et cette « demi-heure au lit » que tu as dans une lettre qualifiée de termes méprisants comme une affaire d’hommes, il y a un abîme, que je ne peux pas franchir, sans doute parce que je ne le veux pas. Là-bas c’est l’affaire de la nuit, vraiment dans tous les sens du terme l’affaire de la nuit ; ici c’est le monde et je le possède et maintenant je devrais sauter dans la nuit pour en reprendre possession. Peut-on reprendre encore une fois possession d’une chose ? Cela ne signifie-t-il pas : la perdre. Ici il y a le monde que possède et je dois aller de l’autre côté pour céder à un étrange enchantement, un tour de magie, une pierre philosophale, une alchimie, un anneau magique.
Vouloir saisir dans la nuit par un sortilège, furtivement, le souffle court, désemparé, oppressé, ce que chaque jour offre aux yeux ouverts ! (« Peut-être » ne peut-on avoir d’enfants autrement, « peut-être » les enfants sont-ils aussi un sortilège. Laissons encore de côté cette question) C’est pourquoi je suis si reconnaissant (à toi et à tout) et donc c’est samozrejmé (= tout naturellement) qu’à côté de toi je suis au plus haut point calme et au plus haut point bouleversé, au plus haut point contraint et au plus haut point libre, voilà pourquoi après cette prise de conscience j’ai abandonné toute autre forme de vie.
Franz Kafka, À Milena, traduction Robert Kahn, NOUS, 2021, p. 200-201.
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18/03/2024
André du Bouchet, Ici en deux
... toute la nuit
comme
sur le point de mourir
sans
que ma mort appartienne alors
davantage
que la clarté
venue
de la nuit blanche
n’a
appartenu à la nuit
André du Bouchet, Ici en deux,
Poésie/Gallimard, 2011, p. 65.
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18/01/2024
Pierre Chappuis, À portée de la voix
Dans la clarté maintenue
Sans hâte, sur l’esplanade, le soir étend ses linges ici et là à même le sol entre les arbres, de moment en moment (oh ! le ralentissement de la durée) diffère la tombée de la nuit.
Au fond se dresse l’étroite façade de pierre jaune dont le sommet se perd dans les touffes d’arbres.
Flotter entre deux dans la clarté maintenue, porté par le parfum des tilleuls.
Pierre Chappuis, À portée de la voix, José Corti, 2003, p. 23.
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15/01/2024
Henri Michaux, Émergences-résurgences
Dès que je commence, dès que se trouvent mises sur le papier noir quelques couleurs, elle cesse d’être une feuille, et devient nuit. Les couleurs posées presque au hasard sont devenues des apparitions ... qui sortent de la nuit.
Arrivé au noir. Le noir ramène au fondement, à l’origine.
Base des sentiments profonds. De la nuit vient l’inexpliqué, le non-détaillé, le non rattaché à des causes visibles, l’attaque par surprise, le mystère, le religieux, la peur..., et les monstres, ce qui sort du néant, non d’une mère.
Henri Michaux, Émergences-résurgences, dans Œuvres complètes, III, Pléiade/Gallimard, 2004, p. 556-7-8.
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02/01/2024
Jacques Dupin, écarts
Dans la nuit, un corps. De l’écriture le combustible et le conducteur. Un corps. Terre immense, ouverte, qui embaume. Qui n’a pas de mesure. Ni centre, ni aiguilles, ni lisières. Une terre, ou un corps, sans origine – insomniaque, inhumain – offert à la jouissance des monstres, et déréglant les rythmes, bousculant les vides de la feuille et les espacements du souffle.
La nuit remue, écrivait un ami lointain et le plus proche, lointain intérieur, vraie voix des écorchés vifs et la plus sensitive des fleurs nyctalopes. La nuit écrit. Ne cessera jamais d’écrire selon lui. Énigme compacte contre le ciel. Contre les dieux. Phosphore d’une trace d’encre tirant la plume ou le pinceau entre précipices et météores.
La nuit écrit. Élargissant l’espace, extravaguant la page, pulvérisant le cercle de pierres. Et enrôlant la mort. On lui doit un surcroît de force, et l’aggravation du silence. On lui doit de toucher l’extrême fond de la faiblesse, et la cime de nos plissements.
Jacques Dupin, Écarts, P.O.L., 2000, p. 32.
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05/12/2023
Paul Celan, Enclos du temps
Je fais le fou avec ma nuit
nous capturons
tout ce qui, ici, s’arracha,
toi charge-moi aussi
ta ténèbre sur les yeux, moitiés d’yeux,
errants,
elle aussi, elle doit l’entendre
de partout,
l’écho irréfutable
de toute ombre gagnant.
Paul Celan, Enclos du temps, traduction
Martine Broda, Clivages, 1985, np.
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09/10/2023
Eugène Savitzkaya, Rules of solitude
Chaque visage est une fontaine
nouvelle qui s’écoule dans le vide et
l’obscurité. Le haut est léger et froid.
Le bas est noir et tiède. Le large
s’étend. Le long s’étire. Le vaste s’ouvre
et l’infini se referme. La nuit est
tellement parfumée.
Eugène Savitzkaya, Rules of solitude,
Quale Press, 2001, np.
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07/10/2023
Jean-Luc Sarré, Autopportrait au père absent
Le sommeil n’a de cesse qu’il ne m’ait éconduit ;
cette nuit n’a pas fait exception à la règle,
mais quelques rares voitures circulaient sous la pluie
et le bruit était doux de leurs pneus sur l’asphalte.
Je poursuivais mon apprentissage du silence
tout en pensant à ces tours pendables que mon corps
ne cesse de me jouer depuis bientôt dix ans
convaincu qu’il m’en réservait de pires encore.
Renoncement, abdication, abjuration
me proposent aussitôt leurs services, mais j’aime voir,
et la lumière du jour ne devrait plus tarder.
Sans doute pourrais-je abjurer la poésie
si ce n’était par là abjurer le regard.
Jean-Luc Sarré, Autoportrait au père absent, Le Bruit du temps, 2010, p. 68.
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13/09/2023
Robert Desnos, Les Ténèbres
Il fait nuit
Tu t’en iras quand tu voudras
Le lit se ferme et se délace avec délies comme un cordet de velours noir
Et l’insecte brillant se pose sur l’oreiller
Éclate et rejoint le Noir
Le flot qui martèle arrive et se tait
Samos la belle s’endort dans l’ouate
Clapier que fais-tu des drapeaux ? tu les roules dans la boue
À la bonne étoile et au fond de toute boue
Le naufrage s’accentue sous la paupière
Je conte les flacons de nuit et je les range sur une étagère
Le ramage de l’oiseau de bois se confond avec le bruit des bouchons en forme de regard
N’y pas aller n’y pas mourir la joie est de trop
Un convive de plus à la table ronde dans la clairière de vert émeraude et de heaumes retentissants près d’un monceau d’épées et d’armures cabossées
Nerf en amoureuse lampe éteinte de la fin du jour
Je dors
Robert Desnos, Les Ténèbres, dans Domaine public, Gallimard, 1953, p. 132.
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30/06/2023
James Sacré, Une fin d'après-midi continuée
Nom prénom comme (n’importe qui, personne)
Des visages sont aussi près de mon peu d’existence
Que les feuillages sans forme de la nuit ;
Leur sourire où je disparais m’emporte
En un mouvement de noir et d’étoiles.
Dans ces poèmes qui sont pour quelqu’un avec un nom précis je voudrais
Que ce soit les mêmes feuillages nocturnes
Dans le volume respirant de ce nom, le parfum de quelques autres
Je veux m’en aller dans la nuit.
James Sacré, Une fin d’après-midi continuée, trois livres « marocains », postface Serge Martin, Tarabuste, 2023, p. 69.
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19/05/2022
Cesare Pavese, Le Bel été
À cette époque-là, c’était toujours fête. Il suffisait de sortir et de traverser la rue pour devenir comme folles, et tout était si beau, spécialement la nuit, que, lorsqu’on rentrait, mortes de fatigue, on espérait encore que quelque chose allait se passer, qu’un incendie allait éclater, qu’un enfant allait naître dans la maison ou, même, que le jour allait venir soudain et que le monde sortirait dans la rue et que l’on pourrait marcher, marcher jusqu’aux champs et jusque de l’autre côté de la colline. « Bien sûr, disaient les gens, vous êtes en bonne santé, vous êtes jeunes, vous n’êtes pas mariées, vous n’avez pa s de soucis... » Et même l’une d’entre elles, Tina, qui était sortie boiteuse de l’hôpital et qui n’avait pas de quoi manger chez elle, riait, elle aussi, pour un rien et, un soir où elle clopinait derrière les autres, elle s’était arrêtée et s’était mise à pleurer que dormir était idiot et que c’était du temps volé à la rigolade.
Cesare Pavese, Le Bel été, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1955.
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25/03/2022
Kafka, À Milena
Prague, 15 juillet 1920
(...) Tu remarques peut-être que cela fait plusieurs nuits que je ne dors pas. C’est tout simplement « la peur ». C’est vraiment quelque chose qui m’enlève toute volonté, qui me jette de ci de là selon son bon vouloir, je ne reconnais plus ni haut ni bas, ni droite ni gauche. (...) De plus dans tes dernières lettres se glissent deux ou trois remarques qui m’ont rendu heureux, mais désespérément heureux car ce que tu dis à ce propos est vraiment convaincant pour la raison, le cœur et le corps, mais il y a encore une conviction plus profonde dont je ne connais pas le lieu et qui ne se laisse visiblement convaincre par rien. Et pour finir, ce qui a beaucoup contribué à m’affaiblir, la disparition au fil des jours du merveilleux effet apaisant-excitant de ta présence corporelle. Si seulement tu étais déjà là ! Donc je n’ai personne d’autre ici que la peur, nous roulons étroitement enlacés l’un à l’autre à travers les nuits. Cette peur recèle quelque chose de très sérieux, en un certain sens elle rend compréhensible le fait qu’elle m’annonce continuellement la nécessité du grand aveu : Milena n’est elle aussi qu’un être humain.
Kafka, À Milena, traduction Robert Kahn, NOUS, 2021, p. 121.
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18/07/2021
Samuel Beckett, mirlitonnades
en face
le pire jusqu’à ce
qu’il fasse rire
*
rentrer
à la nuit
au logis
allumer
éteindre voir
la nuit voir
collé à la vitre
le visage
*
somme toute
tout compte fait
un quart de milliasse
de quarts d’heure
sans compter
les temps morts
*
fin fond du néant
au bout de quelle guette
l’œil crut entrevoir
remuer faiblement
la tête le calma disant
ce ne fut que dans ta tête
Samuel Beckett, (Poèmes suivi de)
mirlitonnades, éditions de Minuit,
1978, p. 33-34.
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31/05/2021
Cole Swensen, Poèmes à pied
Une promenade le 17 mai
C’est une rue tranquille, étroite, une rue où s’alignent les boutiques et peu de monde pour le moment, une nuit où traîne encore une douce lumière et tout est calme.
Je marche vers l’est dans une rue tranquille, 21 h., et un jeune homme extrêmement bien habillé, et même élégant et très beau — à peine 40 ans, souriant, m’arrête, pensé-je, pour me demander son chemin, et me demande un peu d’argent.
La rue est calme. La nuit est encore douce, et il ne fait pas encore noir. 22h15 un homme promène son chat. Improbable je sais. Il le sait aussi. Mais ça semble une routine bien établie. L’homme va d’un côté. Le chat reste au coin ; l’homme revient, chuchote des « ici, ici », le chat va de l’autre côté, l’homme aussi. La rue est calme.
Cole Swensen, Poèmes à pied, traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès, Cofrti, 2021, p. 19.
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