23/10/2018
Julien Gracq, Petite suite à rêver et autres inédits
L’indicible n’a nullement affinité, comme nous tendons spontanément à le croire, avec l’infinitésimal : en fait de seuil d’élocution, la langue oscille plutôt grossièrement entre la paille et la poutre ; il est dans les paysages de l’esprit des cantons entiers et même des chaînes de montagne pour lesquels il ne dispose d’aucun pouvoir séparateur.
Autrement dit : Le langage est un outil pour délimiter et saisir tout ce qui ne nousenvahitjamais, et la poésie est en ce sens un contre-langage, parasite du premier, qi dérobe et pervertit au pris de mille ruses les armes de son adversaire : c’est pourquoi il y a peu de poésies de premier jet.
Julien Gracq, Petite suite à rêver et autres inédits, dans Europe, "Julien Gracq", mars 2013, p. 12.
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15/09/2018
Esther Tellermann, Première version du monde
C’était un temps philosophique, je suis je ne suis pas, un époque fascinée, un peu grasse, avec le souvenir des armes, canons contre la tempe, fosses enfin pleines, uniformes, chants d’oiseaux,
il y a des flaques qui coagulent la haine, et pourquoi ça se serait cicatrisé, non, dissocié dans les moindres parcelles, suis les sillons, la terre n’est pas oublieuse, il ait trop chaud désormais, ça dilate notre faiblesse en une légère déviation de la peur…
Certains ont encore les mains sur les pioches, ils creusent comme à la surface d’un liquide, certainement ils veulent enterrer leur ombre, la lèvre halète un gémissement, la soirée est trop chaude, les mots engloutis dans la fissure originelle.
Nous étions sans existence, sans dehors. C’était une répétition nostalgique de l’Europe, de sa dimension de néant, la durée suffocante de notre propre humiliation.
Vieux youpins, youpinasses, y’a pas qu’eux pour bouffer du salpêtre, vas-y prends ta ration, j’vais voir en bataillons humanitaires toutes les enflures du programme : échauffement des ongles, bûchers funéraires, camions de rustines pour réparer ça, t’as compris ? Visages fiévreux, tous les affranchis faut voir ça, ils s’affermissent dans les désastres, balance-leur le savon, les cigarettes, ça va passer leurs convictions, toute une vie près du fleuve, dans le bourdonnement des mouches…
Esther Tellermann, Première version du monde, éditions Unes, 2018, p. 17.
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12/06/2017
Christian Prigent, Chino aime le sport
Zakopane et ses environs
(balade)
Ex cyclococo ex-maofooteux ex-pop’poète ex-
Épique opaque avant-gardiste ex-occupé par le sexe
Ex-(sous peu) tout dans ton âge sage ( ?) à peu de tifs plus d’os
Rhumatismeux vazy roule ce qui te reste de bosse
En touriste d’Europe aux anciens parapets politiques
Chu avec chouïa routard de « lutte/réforme/critique !) »
Et de Prague à neuf recolorée rococo carapate
En Mitteleuropa jusqu’aux queues de Tatras des Carpates
Brno >Slavkov (Austerlitz, sans soleil) > Ostrava (Moravie)
Vers l’éventrée si saccagée par l’industrie Silésie
[…]
Christian Prigent, Chino aime le sport, P. O. L, 2017, p. 133.
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26/02/2013
Vera Pavlova, Immortalité, dans "Europe"
Immortalité
Éternise-moi juste un peu :
Prends de la neige et sculpte-moi
Puis de tes mains chaudes et nues
Frotte-moi jusqu'à ce que je brille...
*
Immortelle : ni vivante ni morte.
L'immortalité est un désastre.
Embrassons-nous. Tes bras sont
Les manches d'une camisole de force.
Embrassons-nous. Tes bras sont
Des bouées de sauvetage.
Telle est la damnation des poètes lyriques :
Une caresse est toujours de première main
Un mot — rarement.
*
Qui passera avec moi l'hiver de mon immortalité ?
Qui décongèlera avec moi ?
Quoi qu'il advienne, je n'échangerai pas
L'amour terrestre pour l'amour souterrain.
J'ai encore le temps de devenir fleur, argile,
Mémoire aux yeux blancs...
Et tant que nous sommes mortels, mon aimé,
Rien ne te sera refusé.
*
Les plus beaux vers sont ceux que j'écris
sur des surfaces tendres
avec la pointe souple de la langue : calligraphie
sur ta bouche, ton tronc, ton ventre...
Ô mon aimé, sagement, j'ai tracé mes lettres.
Veux-tu voir s'effacer entre mes lèvres
ton point d'exclamation ?
*
Nous sommes riches — nous n'avons rien à perdre.
Nous sommes vieux — rien ne nous presse d'aller nulle part.
Il nous faut battre les coussins du passé,
Remuer les braises de l'avenir,
Dire ce qui importe le plus
Tandis que décline le jour indolent
Et porter en terre nos immortels :
À moi de t'inhumer,
À toi ensuite de m'ensevelir.
Vera Pavlova, traduit du russe par Jean-Baptiste Para,
dans Europe, "Abécédaire", n° 1000-1001, août-septembre
2012, p. 109-110.
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04/04/2012
Amelia Rosselli (1930-1996),"Une brève anthologie", dans Europe, avril 2012
Dialogue avec les poètes
De poète à poète : dans un langage stérile, qui
s'approprie la bénédiction et en fait un petit
jeu ou geste, ralentissant le pas sur le fleuve
pour laisser dire toute honnêteté. De poète en poète :
semblables à de gros oiseaux, qui ravissent le vent
qui les porte et contribue à améliorer la
faim. Petit à petit un futile motif qui
les réjouit, eux qui se voient croître en estime, les lettrés
aux chemises ouvertes qui bronzent, au soleil
de toutes les tranquillités ; un petit geste malheureux
les reconduit dans l'au-delà avec la mort qui semble
descendre et les enserrer.
Ironique facticité, ou y a-t-il une vérité ? dont je
puisse dire qu'elle est aussi la tienne ?
Mais dans le fleuve des possibles se levait aussi
un petit astre nocturne : ma vanité, d'être parmi
les premiers un géant de la passion, un Christo-emblême
des renoncements. Annonçant chasteté, problèmes
des bouches viriles, j'ai su que tu t'étais tué
d'un coup sec à la nuque : empire sur soi si
dans la nuit tonne l'ouragan. Ouragan particule
de si vaste emprise qu'il fait ruisseler ton front même
de pudeurs inexistentielles.
Et au coup d'horloge je te revis, mort sur le carrelage, brandir
des non-sens, repasser ta chemise aux quatre coins
et à la terre crachant des coups de pied conformistes.
*
Changer la prose du monde,
son horloge intacte,
et nous qui encadrons les manèges
épuisants de baisers.
Tu as inventé de nouveau la lune,
c'est une pauvre île
elle t'appelle avec une contingence désespérée
abâtardie par les longs dîners.
Amelia Rosselli, Une brève anthologie, traduction de l'italien de Marie Fabre, dans Europe, avril 2012, n° 1996, p. 214-215 et 220
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