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14/01/2015

Constantin Cavafy, Poèmes

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                            Désirs

 

Semblables à des corps superbes de morts qui n’ont point vieilli,

ensevelis, au milieu des pleurs, dans un splendide mausolée,

des roses à la tête et des jasmins aux pieds —

semblables à ces corps sont les désirs qui passèrent

sans être accomplis, et dont aucun ne parvint

à une nuit de volupté ou à son lumineux matin.

 

 

                       Les fenêtres

 

Dans ces chambres obscures, où je passe

des jours qui m’oppressent, je rôde de long en large

cherchant à trouver les fenêtres. — Lorsqu’il s’en ouvrira

une, ce me sera une consolation. —

Mais il n’y a point de fenêtres, ou c’est moi

qui ne puis les trouver. Peut-être en est-il mieux ainsi.

Peut-être la lumière ne serait que nouvelle tyrannie.

Qui sait quelles choses nouvelles elle ferait surgir…

 

 

Constantin Cavafy, Poèmes, traduits par Georges Papoutsakis,

Les Belles Lettres, 1977 (1ère édition, 1958), p. 25 et 37.

13/01/2015

Écrits de Laure, texte établi par Jérôme Peignot et le Collectif Change

 

Écrits de laure,texte établi par jérôme  peignot et le collectif change,tristesse,solitude

 

De la fenêtre présente et invisible

 

je voyais tous mes amis

 

se partageant ma vie

 

en lambeaux

 

ils rongeaient jusqu’aux os

 

et ne voulant pas perdre un si beau morceau

 

se disputaient la carcasse

 

 

 

La solitude ronge comme un chancre

 

Briser ce cercle

 

Arracher ce baillon

 

 

 

Tristesse et Amertume

 

rongent, rongent, rongent

 

le cœur comme les rats

 

 

 

Honte à toi

 

sans doute ?

 

Mais pas sûrement

 

un si curieux décalage

 

des mots

 

 

 

Qui braver ?

 

Le quotidien

 

le gris le terne

 

 

 

Que m’importe où je suis

 

si je sais où je vais

 

puis-je savoir où je vais

 

sans connaître où je suis

 

je peux le savoir

 

dans la mesure où je me situe

 

Aujourd’hui

 

c’est l’heure trouble

 

dans les rues grises et désertes

 

l’heure où les chauffeurs d’autobus

 

excédés des journées

 

enfilent des avenues

 

qui s’écartent toutes nues comme

 

des jambes de femme

 

chacun est rentré chez soi

 

pour oublier

 

dans les oins du ménage

 

qu’il ferait bon vivre

 

sous le soleil.

 

À chaque départ

 

Je prenais le train

 

Là même où les acrobates

 

font le saut périlleux :

 

sous les voûtes vitrées

 

des grandes gares

 

 

 

Écrits de Laure, texte établi par Jérôme

Peignot et le Collectif Change, éditions

Jean-Jacques Pauvert, 1977, p. 90, 121, 141.

 

12/01/2015

Christiane Veschambre, Versailles Chantiers, photos Juliette Agnel : recension

 

 

    Les éditions isabelle sauvage débutent avec trois titres une nouvelle collection, ligatures, qui associent poèmes et photographies(1); on retrouve le soin apporté par l'éditrice à la fabrication de ses ouvrages : d'un format inhabituel (25x14,5), chaque livre est comme dans une boîte grâce à une couverture (chacune d'une couleur différente) dont une partie se rabat à l'intérieur ; les photographies, dont le tirage est excellent, sont en relation étroite avec le texte mais elles constituent chaque fois un ensemble que l'on regarde pour lui-même. Une réussite de ces éditions qui se consacrent depuis plus de dix ans à la poésie.

   Versailles Chantiers présente de brefs poèmes-récits qui, à quelques exceptions près, débutent par une date — 24 décembre 1938, pour le premier — et dont on s'aperçoit vite que beaucoup d'entre eux ont un contenu autobiographique : on reconnaît dans les premiers personnages nommés, Joséphine T. et Robert V., ceux d'un précédent livre de Christiane Veschambre, Robert et Joséphine(2) ; elle-même rapporte ici qu'elle en fait une lecture de fragments. On relève d'autres éléments, comme la relation d'un voyage à Versailles de Christiane V. avec son époux, André A., dont le nom revient souvent ; etc. Cependant s'attacher à ce seul aspect, soit écrire Christiane V. = Christiane Veschambre n'avance en rien la lecture et il est plus intéressant de lire les récits en laissant de côté la relation avec la biographie.

   Un premier texte, en italique pour se distinguer de la suite, explicite les circonstances de l'écriture du livre — invitation d'une Maison de la poésie à écrire autour de la gare de Versailles Chantiers — et en suggère une approche dans son incipit emprunté à l'astronome : « regarder l'espace c'est regarder le temps ». L'espace même de la gare et ses alentours organisent le temps du livre ; il débute en 1938 — Joséphine arrive de Bretagne à la gare pour un travail de bonne à La Jeune France, où Robert vient la chercher — et s'achève le 30 janvier 2012 : Christiane V. se rend dans le village qu'avait quitté Joséphine — partant de Paris, son train ne fait que traverser la gare de Versailles Chantiers. Dans ce cadre, vient s'insérer toute une série de faits liés plus ou moins directement à cette gare. 

   Le nom même de "Chantiers" évoque la construction du château de Versailles, Les chantiers sont sous la gare et autour d'elle, « comme une ville / enfouie, celle où, à partir de 1661, / se taillèrent, sur plusieurs chantiers, / les pierres du château. »  Ces travaux font se souvenir des très dures conditions de travail des ouvriers, des morts nombreuses, et aussi des fêtes de Louis XIV avec la musique de Marin Marais dont Christiane V. écoute l'interprétation de Jordi Savall en 1980. D'autres moments d'un  temps plus proche se greffent sur le lieu "gare", comme les ateliers d'écriture qui la prennent pour motif ou l'écoute du chanteur italien Gianmaria Testa qui avait, parallèlement, longtemps continué son métier : chef de gare.

   C'est à Versailles Chantiers qu'André A. ôtait ses vêtements de civil et récupérait son vélo pour se rendre au camp de Satory, sur le plateau dominant Versailles, où il était soldat musicien ; un autre soldat y arrivait à un autre moment et distribua une nuit dans ce camp des tracts contre la guerre d'Algérie... Tous deux, sans se croiser,  connurent dans ce lieu la fin du conflit en 1962. André A., beaucoup plus tard, retourna avec Christiane V. à la gare ; La Jeune France où il buvait autrefois un café était devenu une banque et la gare elle-même avait profondément changé. Les temps, tout au long des poèmes-récits, se croisent, liés aux espaces — celui de la vie de Robert et Joséphine, de la Seconde Guerre mondiale, du retour du prisonnier Robert, celui de la guerre d'Algérie, du travail, de l'écriture, etc. Quand il s'arrête, c'est dans le parc du château, le soir, au milieu des « buis taillés comme des / flammes consumées en bordure / du ciel qui tient tant de place » : il est alors possible de dire que temps et espaces ont été vécus ensemble, « Tel aura été / mon chantier, se dit-elle, être en vie / avec toi. »

 

   Le lyrisme de Christiane Veschambre, s'il affleure dans cette méditation sur le tissu que forge la relation de l'espace et du temps, apparaît aussi dans les poèmes, intitulés "Traverses", avec des « choses d'un autre espace-temps, étranger, insaisissable, que sont le rêve, la mort, la coïncidence et l'oiseau. » Versailles Chantiers est en effet composé de quatre séquences de cinq poèmes-récits, chacune suivie d'une "traverse", auxquelles succèdent deux séquences de deux poèmes-récits, chacune suivie également d'une "traverse". Ces poèmes semblent bien éloignés des récits, ils en sont en réalité une manière de contrepoint : il n'y a plus que le néant avec la mort d'une amie, « traverse qui barre tout l'être », ou espace et temps comme annulés dans deux rêves de chute lente, ou dans une autre relation à l'humain avec la corneille immobile, « irruption animale de l'insaisissable » devant la fenêtre.

   Que dire des photographies ? Juliette Agnel restitue justement, avec des jeux notamment sur le vert sombre des soirées pour les détails d'une voie, d'un escalier, d'une motrice, de l'intérieur d'un wagon, les vues partielles d'un bâtiment, toute la mélancolie du texte et celle que l'on attache aux gares, ces non lieux. Il y a bien ligature entre poèmes et images.

 

Christiane Veschambre, Versailles Chantiers, photographies de Juliette Agnel, éditons isabelle sauvage, 2014, 68 p., 18 €.

 

Cette recension a paru le 30 décembre sur Sitaudis

_________

1. En même temps que Versailles chantiers, sont publiés une, traversée, de Yves di Manno, avec des photographies d'Anne Calas, et chair de l'effacement, texte et photographies de Carole Daricarrère.

2. Christiane Veschambre, Robert et Joséphine, Cheyne, 2008.

11/01/2015

Voltaire, Traité de la tolérance

 

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Le liberté de la presse ne s'use que si l'on ne s'en sert pas.

                                           (Le Canard enchaîné)

 

                                                  *

 

   [...] Nous avons en Europe plus de cent volumes de jurisprudence sur la sorcellerie, et sur la manière de distinguer les faux sorciers des véritables. L'excommunication des sauterelles, des insectes nuisibles aux moissons a été très en usage et subsiste encore dans plusieurs rituels. L'usage est passé ; on laisse en paix Aristote, les sorciers et les sauterelles. Les exemples de ces graves démences, autrefois si importantes, sont innombrables : il en revient d'autres de temps en temps ; mais quand elles ont fait leur effet, quand on en est rassasié, elles s'anéantissent. [...]

 

   Le droit naturel est celui que la nature indique à tous les hommes. Vous avez élevé votre enfant, il vous doit du respect comme à son père, de la reconnaissance comme à son  bienfaiteur. Vous avez droit aux produits de la terre que vous avez cultivée par vos mains. Vous avez donné et reçu une promesse, elle doit être tenue.

   Le droit humain ne peut être fondé en aucun cas que sur ce droit de nature, et le grand principe, le principe universel de l'un et de l'autre, est, dans toute la terre : « Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît. » Or on ne voit pas comment, suivant ce principe, un homme pourrait dire à un autre : « Crois ce que je crois, et ce que tu ne peux croire, ou tu périras. » [...] Le droit de l'intolérance est [...] absurde et barbare : c'est le droit des tigres, et il est bien horrible, car les tigres ne déchirent que pour manger, et nous nous sommes exterminés pour des paragraphes.

 

Voltaire, Traité sur la tolérance, dans Mélanges, texte établi et annoté par Jacques Van Den Heuvel, Pléiade, Gallimard, 1961, p. 582 et 583-584.   

10/01/2015

André Frénaud, La Sainte Face, “Le matin venu”

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Le matin venu

 

                                             à André Beaudin

 

Dans un hôtel jaune,

repoussant les larmes

et les moignons sanglants

ensoleillés par le minuit,

entre l'embonpoint

de l'édredon jaune

et le sang des astres

battant à la volée

dans mes vaisseaux,

le sentier guidé

parmi la pierraille,

l'odeur de la mer

besognant les eaux,

j'égarais les flaques

de péchés maudits,

je mordais la mort

qui perdait haleine

à vouloir m'entendre,

je devenais pâle

pour n'avoir plus peur,

je m'épiais dans l'arbre,

montant et remontant,

m'épuisant à rire

dans cet hôtel jaune,

dans ce lit de fer,

éclairé jusqu'où,

feuille tombée vivante

d'un sommeil sans rêve

au milieu de toi,

promesse souterraine,

pousse nourricière,

douce comme le bleu.

 

                        Marseille-Lyon, 14 mars 1949

 

André Frénaud, La Sainte Face, “Le matin venu”,

Poésie  / Gallimard, 1985, p. 165-166.

 

09/01/2015

Isabelle Garron, Corps fut, “Suite 4”

Isabelle Garron, Corps fut, “Suite 4”, voyage, corps, Londres

Suite n° 4

 

retour]    .dernier bain de saison

premiers pas sur la terre

 

neuve dans les dédales

leurs peaux sont

 

brunes

 

 

les filles du port vont autant

qu'elles possèdent les yeux

plus noirs

 

que l'olive sur l'arbre

l'oursin au fond

du seau

 

 

Nos peaux s'apparentent à celles

des serveuses de leurs

 

époux

 

en cuisine, en bateau

aux comptoirs des

 

cabanes

 

un lieu d'où tu ne m'as point

 

écrit

 

 

en cette journée prolongée

quelque chose de séparé

de certain et d'inclassable

a enfin lieu de sorte

que la rive du voyage

se rapproche aussi

de la fin du voyage

que le temps est

court celui par

lequel l'oracle attendu

par un monde qui

nous abrite

et quelle joie nous

guette    .si possible

en plein jour.

 

 

Londres : un après-midi : l'entaille

de la couleur sur le mur de droite

dans la grande salle une

 

suture violette comme un velours

 

sur la même surface fleurit un imprimé

tons orange et vert    empreintes bleu

orage cernées de ciel clair

 

je tombe tu me retiens

 [...]

 

Isabelle Garron, Corps fut, “Suite 4”,

Flammarion, 2011, p. 137-141.

08/01/2015

Sergueï Essenine, Journal d'un poète

 

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Violon tzigane, la tempête gémit.

Fillette gentillette au sourire fielleux

me laisserai-je intimider par ton regard bleu ?

Il me faut beaucoup, beaucoup m'est superflu.

 

Si loin, si dissemblables en somme :

tu es jeune, moi j'ai tout vécu.

Aux jeunes le bonheur, à moi la mémoire seule :

Nuit de neige, étreinte fougueuse.

 

Câliné ? non. La tempête est mon violon.

Un sourire de toi lève la tempête en moi.

 

                                           4-5 octobre 1925

 

 

Sergueï Essenine, Journal d'un poète, Éditions

de la Différence, 2014, p. 161.

 

07/01/2015

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, “Sonnets”

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Qui cause ? Qui dose ? Qui ose ?

 

Si j'osais je dirais ce que je n'ose dire

Mais non je n'ose pas je ne suis pas osé

Dire n'est pas mon fort et fors que de le dire

Je cacherai toujours ce que je n'oserai

 

Oser ce n'est pas rien ce n'est pas peu de dire

Mais rien ce n'est pas peu et peu se réduirait

À ce rien si osé que je n'ose produire

Et que ne cacherait un qui le produirait

 

Mais ce n'est pas tout ça. Au boulot si je l'ose

Mais comment oserai-je une si courte pause

Séparant le tercet d'avecque le quatrain

 

D'ailleurs je dois l'avouer je ne sais pas qui cause

Je ne sais pas qui parle et je ne sais qui ose

À l'infini poème apporter une fin

 

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, “Sonnets”,

 in Œuvres complètes, Gallimard, 1989, p. 301-302.   

 

 

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                 Près de la Dordogne

06/01/2015

Sergueï Essenine, Journal d'un poète

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Première neige

 

En route. Silence blanc.

Sous les sabots sonne un galop.

Dans les prés seuls batifolent

des volées de corbeaux gris.

 

Envoûtée par quelque fée

la forêt somnole en rêvant.

e dirait-on pas le sapin

natté de tresse blanche.

 

Courbé comme une petite vieille

appuyée sur un bâton.

À la cime du houppier

un pivert martèle le tronc.

 

Le cheval caracole — vaste, l'espace !

La neige étale son châle de flocons.

Sans fin, la route fuit

comme un ruban à l'infini.

                                                             (1914)

 

Sergueï Essenine, Journal d'un poète, traduit

du russe, présenté et annoté par Christiane

Pighetti, éditions de la Différence, 2014, p. 49.

 

 

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noyers en décembre

 

05/01/2015

Jean Tardieu, Margeries

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                   Clair de lune

  

L'image qui s'annonce et qui me suit

Est-ce un rayon qui cherche au sol un doux appui

Ou cette forme qui profite de la nuit

Pour traverser à tire-d'aile sans un bruit

La blanche ville où le travail s'est endormi ?

Approche et marche de ce pas toujours parti !

Nous sommes seuls à travers tout ce qui fut dit

Comme des sages bienveillants qui ont compris.

Rien ne renonce, rien ne bouge, rien ne fuit.

Tout ce que l'ombre m'a donné, tu me l'as pris.

Cueille ce rêve si tu dors, je l'ai promis.

 

 

Jean Tardieu, Margeries, Gallimard 1986.

 

 

 

04/01/2015

Jean Tardieu, Da Capo

 

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                                                   LES MORTS

                                 NOUS TRAHISSENT TOUJOURS

 

                                          (Hommage à André Frénaud)

 

 

    Je vais le voir chez lui, où il repose à présent. C'est, comme on dit, un «beau» jour. Un jour qui passe gentiment ses rayons à travers les persiennes fermées comme le  facteur glisse un pli dans la boîte aux lettres.

    Il est couché dans sa chambre. Près de ses meubles et de ses tableaux. L'un des plus émouvants est une peinture de Raoul Ubac, rigoureuse et sobre, semblable à ses ardoises sculptées : une forme étendue, faite de larges bandes noires et blanches : le style abstrait, mais aussi un chevalier qui vient de mourir au combat.

    Je le reconnais bien là, le combattant de la sincérité, sans peur et sans illusions. Je le reconnais malgré sa pâleur, malgré son immobilité. Il s'est endormi hier matin et ne s'est plus réveillé.

    Je lui pose tout bas des questions. Mais il refuse de répondre.

   Voilà : il ne veut pas répondre. Pour les vivants qui l'aimaient, c'est une ingratitude absolue. Pourquoi ? Parce qu'il est parti de l'autre côté de la barricade, dans une étendue interdite où on ne parle à personne. Comme si on l'avait chassé de notre monde, très loin, au fin fond d'un pays dont nous ne connaissons ni les couleurs, ni les sonorités, ni le langage.

    Et maintenant, ce mutisme soudain ! Imposé. Implacable. Celui qui parlait avec son accent bourguignon où roule le bon tambour des R. Il était de ceux qui nous semblaient les plus aptes à nous renseigner, c'est-à-dire un poète qui, par l'acuité de sa vision, par sa «claire-voyance», traduite en mots si justes et si lourds, est un de ceux qui, en somme, n'ont rien fait d'autre, durant leur vie, que parler du scandale irrémédiable de la mort.

    Ils nous ont abandonnés, ces ingrats. Leur front si plein, leurs voix si joyeuses ont tout emporté, même les chansons, leurs mains si belles avec ce croisement pareil à des menottes que nous leur imposons sans leur permission, ces mains ne pourront plus nous faire aucun signe, par exemple pour nous inviter à boire un grand verre de vin, ou nous désigner les chemins à prendre, — ou à éviter.

    Nous qui sommes restés sur le seuil, à attendre sans rien comprendre, nous n'avons plus qu'une ressource, c'est de partir à notre tour, sans même avoir la récompense qu'ils nous accompagnent.

(Paris, 24 juin 1993)

 

                   Jean Tardieu, Da Capo, Gallimard, 1995, p. 34-35.

 

 

03/01/2015

Christiane Veschambre, Versailles Chantiers

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                                                     Traverse n° 4

 

une bifurcation inattendue au volant de la voiture je n'ai pas le temps

de réfléchir je choisis de prendre à gauche et immédiatement

nous comprenons que c'est la mauvaise route ce n'est pas une route mais

un chemin non carrossable plein de virages dont la terre s'incline

vers le profond ravin qu'il longe

dans lequel la voiture incontrôlable plonge

nous en sommes éjectés

nous tombons

comme au ralenti mais je sais que nous allons mourir quand nos corps

s'écraseront

je pense à ce que je n'ai pas fini d'écrire

c'est comme ça la mort ça ne laisse pas finir

alors

puisque tu chutes à côté de moi dans ce vide définitif

je prends ta main dans ma main

je n'ai pas peur

 

 

c'est entre le 25 et le 26 janvier 2012 que me visite ce rêve heureux,

deux nuits après avoir revu Mrs Muir et le capitaine Gregg partir main dans

la main, par la grâce de Joseph Leo Mankiewicz, de l'autre côté de la mort.

 

Christiane Veschambre, Versailles Chantiers, photographies Juliette Agnel, éditions isabelle sauvage, 2014, p.  47.

 

 

 

 

 

 

 

02/01/2015

Jacques Roubaud, Description du projet : recension

                                                  Description du projet de Jacques Roubaud

      En même temps que Octogone (Gallimard), qui rassemble des poèmes et des proses écrits ces dernières années, paraît Description d'un projet, publié en 1979 dans la revue Mezura sous une forme  photocopiée ; on suivra les moments de la construction de ce projet dans le passionnant avant-propos  de Jean-Jacques Poucel(1) ; on y comprendra également (p. 18-20) le rôle essentiel des nombres dans l'organisation du Projet et, plus largement, dans la poésie de Roubaud. Le livre relate l'évolution  de ce qui a occupé Roubaud de 1961 à 1979 : comment donner sens à ses activités, c'est-à-dire à sa vie, de recherche et d'écriture ; les ouvrages et les articles (essais, poèmes, contes, traductions, etc.) publiés pendant cette période (dont la bibliographie clôt le livre avec la section VIII) s'intègrent eux-mêmes dans le projet.

 

   Il est exclu de simplement décrire l'ensemble de cette biographie bien particulière, ne serait-ce que pour restituer la complexité des recherches dans plusieurs domaines, linguistique et mathématique, et les essais de formalisation dans laquelle le projet trouve sa place. L'intérêt du programme, dont la réalisation dépasse les efforts d'une seule personne, est sans doute de ne pouvoir trouver de fin ; la section VII, consacrée « aux livres préparés ou prévus », indique : « Il est à peu près certain que ce programme ne sera pas rempli en sa totalité. / Certains de ces livres [prévus par le Projet] existeront. Les autres auront pu avoir été. » Quels que soient les détours que semble prendre la recherche, il s'agit avant tout d'un « projet de poésie ».

   Roubaud a vécu l'impasse de l'écriture en alexandrins et, tout autant, en vers libres ; il s'est alors tourné vers la tradition, précisément celle du sonnet. C'était pour lui retrouver « un fil formel très ancien », avec une « capacité de multiplication effervescente », et une forme riche également dans d'autres langues européennes ; en même temps, il marquait sa distance par rapport à ce qui s'écrivait au début des années 60. L'écriture de sonnets aboutit, avec l'exemple de Lewis Carroll, à un livre-jeu, fondé pour Roubaud sur le jeu de Go, livre qui offre par sa construction des lectures multiples et constitue parallèlement une histoire du sonnet — publié en 1967, avec un titre imprononçable, Î, grâce à Queneau. Cette histoire le dirige vers la lecture et l'étude des troubadours.

   Parallèlement, le décalage entre la phrase dans le vers et la phrase dans la langue conduit Roubaud à l'étude des modèles mathématiques de la syntaxe. De là est construite une hypothèse concernant la nature de la poésie, supportée par deux thèses. La première, provocatrice, propose : "la poésie est mémoire de la langue", d'où l'idée que le changement dans la poésie anticipe les changements dans les théories du langage, et aussi que la mémoire « se manifeste [...] dans l'organisation rythmique » ; la seconde définit le rythme comme « combinatoire séquentielle hiérarchisée d'éléments discrets considérés sous le seul aspect du même et du différent », définition longuement explicitée. L'exploration de ces deux thèses s'effectue à partir de 1969 dans le cercle Polivanov(2). Les projets du cercle, partie du Projet de Roubaud, ont eu une visée totalisante : construire une bibliothèque qui réunirait tout ce qui a été écrit (livres et théories) concernant la poésie ; élaboration d'une métrique générale qui suppose l'étude des mètres dans un grand nombre de langues ; examen de toutes les théories du mètre ; description de tous les systèmes poétiques existants ; relations entre métrique et page ; etc. L'ensemble supposait que soit formé un « réseau international de chercheurs et informateurs » et appelait toute une série de  monographies sur des auteurs, des œuvres et des genres.

   Inutile de préciser que ce programme n'a eu que des réalisations partielles, mais les écrits de Roubaud prouvent que ce qui est au centre du Projet est toujours resté essentiel : répondre « à la question impossible : la poésie, quoi ? pourquoi ? comment ? » — des réponses au "quoi" et au "comment" sont proposées, mais « le "pourquoi" restera muet ». Réponses qui ont entraîné des recherches incessantes (sur la poésie japonaise, par exemple) et des collaborations nombreuses : Roubaud a participé avec Jean-Pierre Faye à la création de la revue Change ­— aussi à celle de PO&SIE— revues dans lesquelles il publiera des résultats de ses travaux, ainsi que dans Action Poétique. Réponses qui sont pour le lecteur à construire dans ses livres de poèmes(3), explicites dans son histoire de l'alexandrin ou, autrement, dans son anthologie des troubadours qui, selon l'exemple japonais ou celui de Jerome Rothenberg, constitue une construction poétique à partir de poèmes — un montage, principe auquel correspond celui de destruction : le sonnet émerge sur « les ruines de la forme héritée des troubadours [...], la canzone

 

Pour les lecteurs de le grand incendie de Londres, ils savent que le Projet a été abandonné, ce qu'a noté Roubaud, « En traçant aujourd'hui sur le papier la première de ces lignes de prose (je les imagine nombreuses), je suis parfaitement conscient du fait que je porte un coup mortel, définitif, à ce qui, conçu au début de ma trentième année comme alternative à la disparition volontaire, a été pendant plus de vingt ans le projet de mon existence. » Reste que ces travaux, très divers et d'une grande étendue visent à comprendre ce qu'est la poésie et, à long terme, devaient aboutir à une sorte de manuel « pour aider les amateurs à écrire des poèmes ». Utopie ?

 

 Jacques Roubaud, Description du projet, NOUS, 2014, 164 p., 16 €.

Cette recension a paru sur Sitaudis le lundi 22 décembre.

 

__________________

1. Jean-Jacques Poucel a publié Jacques Roubaud and the Invention of Memory, 2007, University of North Carolina.

2. Choix scientifique et politique : Polivanov (1891-1938), génial linguiste soviétique, spécialiste notamment du japonais et du chinois, était attaché à la poétique ; il a été fusillé dans les prisons staliniennes. Le cercle a été fondé par Léon Robel (slaviste, poéticien et poète) et Roubaud.

3. On reconstruira par exemple ce qu'est le principe de digression dans l'Ode à la ligne 29 des autobus parisiens, où les décrochages à l'intérieur des phrases sont rendus visibles par la mise en page avec plusieurs couleurs. De même le principe d'opposition est lisible dans deux livres parallèles, Les animaux de tout le monde et Les animaux de personne.

 

01/01/2015

Guillevic, Coordonnées

 

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— À t'entendre on dirait

    Que le jour s'est muré,

    Qu'il ne nous reste sur les yeux

    Que de la nuit martyrisée.

 

— C'est moins que rien, c'est tas d'absence.

    Sommeil et masse.

 

— Le merle veut. Qui dirait mieux ?

    Il parle d'air

    Teinté de sang la nuit dernière.

 

— Sang ou musique,

    On y voit noir.

 

— Peut-être un homme au fond du puits,

    Grimpant encore

    Puisque le noir n'est pas le jour.

 

— Je veux bien, si les roches

    Pratiquent d'autres danses.

 

­— Mais la pervenche a d'autres joies,

    Car elle en dit

    Plus que le pré ne peut en croire.

 

— Le tremblement léger

    Qui n'arrivait à rien

    Qu'à se trouver spirale,

    En voie toujours de se former

    Sans poids ni lieu.

 

— Un champ de seigle, un toit de tuile

    Pour le soleil, et la fillette

    Plus près du seigle que du ciel.

 

— On pourrait faire un jeu

    Où les racines seraient surprises.

    On les verrait qui alimentent.

 

— Presque pareils

    A l'eau du lac avec la terre

    Qui lui fait bol,

    Ainsi nous sommes, quand tu pourras.

 

— Salue, arbre, salue, salue,

    Salue la mer si tu vois loin.

    Vous n'aurez pas

    D'autres amours.

 

Guillevic, Coordonnées, éditions des Trois Collines,

Genève-Paris, 1948, p. 109-111.

 

31/12/2014

Paul Claudel, Connaissance de l’Est

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                                                    DÉCEMBRE

 

   Balayant la contrée et ce vallon feuillu, ta main, gagnant les terres couleur de pourpre et de tan que tes yeux là-bas découvrent, s’arrête avec eux sur ce riche brocart. Tout est coi et enveloppé ; nul vert blessant, rien de jeune et rien de neuf ne forfait à la construction et au chant de ces tons pleins et sourds. Une sombre nuée occupe tout le ciel, dont, remplissant de vapeur les crans irréguliers de la montagne, on dirait qu’il s’attache à l’horizon comme par des mortaises. De la paume caresse ces larges ornements que brochent les touffes de pins noirs sur l’hyacinthe des plaines, des doigts vérifie ces détails enfoncés dans la trame et la brume de ce jour hivernal, un rang d’arbres, un village. L’heure est certainement arrêtée ; comme un théâtre vide qu’emplit la mélancolie, le paysage clos semble prêter attention à une voix si grêle que je ne la saurais ouïr.

   Ces après-midis de décembre sont douces.

   Rien encore n’y parle du tourmentant avenir. Et le passé n’est pas si peu mort qu’il souffre que rien lui survive. De tant d’herbe et d’une si grande moisson, nulle chose ne demeure que de la paille parsemée et une bourre flétrie ; une eau froide mortifie la terre retournée. Tout est fini. Entre une année et l’autre, c’est ici la pause et la suspension. La pensée, délivrée de son travail, se recueille dans une taciturne allégresse, et, méditant de nouvelles entreprises, elle goûte, comme la terre, son sabbat.

[1896]

 

Paul Claudel, Connaissance de l’Est, Poésie/Gallimard 1974, p. 72.