02/10/2019
Rainer Maria Rilke, La mort de l'aimée
La mort de l’aimée
De la mort, il savait seulement ce que chacun sait :
qu’elle nous prend et nous précipite dans le silence.
Mais comme elle, non pas arrachée à lui,
non, mais doucement détachée de ses yeux,
glissait peu à peu vers des ombres inconnues,
et comme il sentait qu’eux, sur l’autre rive, avaient
à présent comme lune son sourire de jeune fille
et le halo de sa bonté :
alors les morts lui devinrent aussi familiers
que si son entremise l’apparentait étroitement
à chacun d’entre eux ; il laissait dire les autres
mais ne les croyait pas et nommait ce pays
le Bien-Situé, le Toujours-Doux —
et l’éprouvait pour elle
Rainer Maria Rilke, La mort de l'aimée,
traduction Rémy Lambrechts, dans Œuvres
poétiques et théâtrales, Pléiade / Gallimard,
1997, p. 423.
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02/04/2019
Eugène Savitzkaya, Saperlotte !
Pourquoi ne suis-je que moi-même, fil entortillé et noué autour d’une carcasse, perfection édentée et précaire ? Je serais autre chose avec plus de profit. Je serais un clou avec plus de profit, un clou planté dans la partie molle d’un pied. Je serais une jeune fille avec plus de profit, une jeune fille portant sur sa tête une poire et qui, nue et harassée, se tient debout comme par miracle. Je serais volontiers une jeune fille couchée sous un arbre et sur laquelle tombent des pétales et du lait de puceron. Je sentirais couler en moi des flux, je rosirais, je serais vulnérable et invincible, je soutiendrais mes seins avec mes bras croisés lorsque je les trouverais trop lourds et pour courir, j’enroulerais sur ma poitrine plusieurs tours de bande de coton qui me ferait comme une cotte de mailles. […]
Eugène Savitzkaya, Saperlotte !, Flohic éditions, 1994, p. 61 et 63.
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17/12/2018
Francis Jammes, Clairières dans le Ciel
Ne crois pas à ce qu’on te dit
Ne crois pas à ce qu’on te dit, ô jeune fille.
Ne t’en va pas chercher l’amour, car il n’est point.
L’homme est dur, l’homme est laid, et ta grâce craintive
déplaira tôt ou tard à ses grossiers besoins.
Il ne fait que mentir. Il te laissera seule,
au coin du feu, avec les enfants à soigner.
Et tu te sentiras vieille comme une aïeule,
les jours qu’il tardera à revenir souper.
Ne crois pas que l’amour existe, jeune fille :
mais va dans le verger où l’azur pleut à verse,
et regarde, au cœur noir du rosier le plus vert,
cette araignée d’argent qui vit seule et qui file.
Francis Jammes, Clairières dans le ciel,
Poésie / Gallimard, 1980, p. 109.
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02/07/2015
Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée
II
Et presque jeune fille alors et de surgir
de ce bonheur uni du chant et de la lyre
et tous ses voiles de printemps de resplendir,
si claire, et de se faire un lit dans mon oreille.
Et de dormir en moi. Et tout fut son sommeil.
Les arbres que j’ai pu quelque jour admirer,
ce lointain, ce touchable, et, touchés, les herbages,
et chaque étonnement m’atteignant en personne.
Elle dormait le monde. À quel point accomplie
tu la fis, dieu chanteur, qu’elle n’ait pas souhaité
être éveillée avant ? Vois, naquit et dormit.
Où est sa mort ? Ô ce motif, le créeras-tu
avant que ton chant ne se dévore ? — Où va-t-elle
sombrer hors de moi ?... Une jeune fille presque...
Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée, traduction
Maurice Regnaut, dans Œuvres poétiques et théâtrales,
sous la direction de Gerald Stiec, Gallimard Pléiade,
1997, p. 16.
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02/04/2015
Jaroslav Seifert, Sonnets de Prague, traduits par Henri Deluy, J-P Faye
Printanier
Demoiselle au bureau devant ta machine,
Sur tes doigts brille le soleil du printemps,
Tes mains frémissent, mon dieu,
Tu voudrais pouvoir t »en aller.
La vie, vois-tu, est formidablement belle,
Le banc du parc est bien trop dur,
Mais quand on aime toute l’âme poétise
Et ce bois lui-même ne se dédaigne pas.
Oui, je sais, ça n’est pas rien d’aimer,
Le ressac de l’amour nous ballotté,
Un moment à planer haut dans le ciel,
Accompagné jusque)là d’un rayon de soleil.,
Puis soudain l’implacable pesanteur
Nous ramène tout en bas
Et la dure réalité nous visse à la terre ;
Ne t’en fais pas pour ça, tout d’un coup
Tu rejoindras les étoiles, serrée dans ses bras,
Car tu es jeune, avec tes vingt ans,
Et à ton âge tout amour gai attriste,
Car l’amour c’est comme tout le monde :
il est amer bien sûr mais savoureux.
Si tu m’en crois, je peux te donner
Un vrai conseil d’ami,
N’aie jamais peur d’aimer, demoiselle !
et si quelqu’un t’embrasse sur la joue droite,
Tends la gauche.
Jaroslav Seifert, Sonnets de Prague, traduits par
Henri Deluy et Jean-Pierre Faye, Change errant
/ Action poétique, 1984, p. 35-36.
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