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27/05/2018

Franck Venaille, C'est nous les modernes

 

Notes sur la poésie

 

 

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Faut-il chercher à comprendre la poésie ? Oui ! mais au prix d’une lecture active et créative. Donc d’un effort certain. C’est tout le problème de la communication poétique qui est posé là, avec cette question sous-jacente : comment un poème peut-il circuler le mieux possible entre l’auteur et son lecteur ? Comment peut-il ne rien perdre de sa puissance émotionnelle, mentale, intellectuelle, en chemin ? Avons-nous le droit (nous, poètes) à l’hermétisme et au secret ? Quelle part donner à ce qui demeure à jamais indicible ? […] Faut-il donc toujours comprendre la poésie ? Je crois que ma réponse est négative. Je demande à ce que l’on se méfie de l’impérialisme du sens, à ce qu’on se laisse guider par le rythme, la construction illogique, la langue dans tous ses états, l’humour passé et à venir, une dose de rêve et accepter de pactiser avec l’incompréhensible.

 

Franck Venaille, C’est nous les modernes, Flammarion, 2010, p. 153-154.

 

26/05/2018

Jean Arp, Jours effeuillés, Poèmes, essais, souvenirs (1920-1965)

                             Jours effeuillés, Poèmes, essais, souvenirs (1920-1965), art, dessin

Je me souviens que, enfant de huit ans, j’ai dessiné avec passion dans un grand livre qui ressemblait à un livre de comptabilité. Je me servais de crayons de couleur. Aucun autre métier, aucune autre profession ne m’intéressait, et ces jeux d’enfant — l’exploration des lieux de rêves inconnus — annonçaient déjà ma vocation de découvrir les terres inconnues de l’art. Probablement les figures de la cathédrale de Strasbourg, de ma ville natale, m’ont stimulé à faire de la sculpture. À l’âge de dix ans environ j’ai sculpté deux petite figures, Adam et Éve, que mon père ensuite a fait incruster dans un bahut. Quand j’avais seize ans mes parents consentirent à ce que je quitte le lycée de Strasbourg pour commencer le dessin et la peinture à l’École des Arts et Métiers. Je dois ma première initiation à l’art à mes professeurs strasbourgeois Georges Ritleng, Haas, Daubner et Schneider. En 1904 enfin, malgré mes supplications de me laisser partir pour Paris, mon père, me jugeant trop jeune et craignant pour moi les « sirènes » de la métropole, me fit entrer de force à l’Académie des Beaux-Arts à Weimar. C’est à Weimar que je pris pour la première fois contact avec la peinture française par les expositions organisées par le comte de Kessler et l’éminent architecte Van de Velde.

 Jean Arp, Jours effeuillés, Poèmes, essais, souvenirs (1920-1965), préface de Marcel Jean, Gallimard, 1966, p. 443.

25/05/2018

Alberto Giacometti, Écrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin

Alberto Giacometti, Écrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin, peindre, dessiner, sculpter, réalité

Giacometti et Jean Genet

 

Paris, 17 mai 1959

 

Vous me demandez quelles sont mes intentions artistiques concernant l’imagerie humaine. Je ne sais pas très bien comment répondre à votre question.

 

Depuis toujours la sculpture la peinture ou le dessin étaient pour moi des moyens pour me rendre compte de ma vision du monde extérieur et surtout du visage et de l’ensemble de l’être humain ou, plus simplement dit, de mes semblables et surtout de ceux qui me sont les plus proches pour un motif ou l’autre.

 

La réalité n’a jamais été pour moi un prétexte pour faire des œuvres d’art mais l’art un moyen nécessaire pour me rendre un peu mieux compte de ce que je vois. J’ai donc une position tout à fait traditionnelle dans ma conception de l’Art.

 

Cela dit je sais qu’il m’est tout à fait impossible de modeler, peindre ou dessiner une tête, par exemple, telle que je la vois et pourtant c’est la seule chose que j’essaie de faire. Tout ce que je pourrai faire ne sera jamais qu’une pâle image de ce que je vois et ma réussite sera toujours en dessous de mon échec ou peut-être la réussite toujours égale à l’échec. Je ne sais pas si je travaille pour faire quelque chose ou pour savoir pourquoi je ne peux pas faire ce que je voudrais.

Peut-être tout cela n’est qu’une manie dont j’ignore les causes ou une compensation pour une déficience quelque part. En tout cas je m’aperçois maintenant que votre question est beaucoup trop vaste ou trop générale pour que je puisse y répondre d’une manière précise. Par cette simple question vous mettez tout en cause alors comment y répondre ?

 

Alberto Giacometti, Écrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin, éditions Hermann, 1990, p. 84.

 

 

24/05/2018

Claude Chambard,

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Les feuilles sont mortes sur votre tombeau,

Grand-père que je ne connais,

Élevé dans la forêt la hache dans les deux poings,

Perdu dans les rues des villes,

Pleurant le départ des enfants,

& la femme morte trop jeune.

 

Où serions-nous allés ?

Qu’auriez-vous montré à l’infans ?

Vous seriez-vous battu avec Grandpère ?

Ou de votre air doux auriez-vous dit :

— Je vais partir, je ne vous gênerai plus.

Longue silhouette de dos

Disparaissant après le virage du pont.

À pied toujours, cinq kilomètres vers l’autre village

où même la ferme ne vous appartient plus,

dévorée par la fratrie infectée.

 

Car l’adieu c’est la nuit.

La langue, la voix impossible.

Le nom est un silence. On ne peut en compter les syllabes.

Ce n’est pas la mort, ce n’est pas la vie.

Un rêve, les mains jointes, près du coffret où s’entassent les

lettres perdues.

Une longue marche — toujours vivant —

sans me soucier des murs

ni du tunnel

ni du balancier des heures.

 

Claude Chambard, Carnet des morts, Coutras, Le bleu du ciel, 2011, p. 55-56.

 

23/05/2018

William Butler Yeats, L’escalier en spirale et autres poèmes

 

                       william butler yeats,l’escalier en spirale et autres poèmes,jean-yves masson

                       Symboles

 

Une vieille tour de guet battue par les tempêtes,

Un ermite aveugle sonne l’heure.

 

La lame d’une épée destructrice

Que porte encore le fou qui vagabonde

 

De la soie brodée d’or sur la lame,

La belle et le fou couchés côte à côte.

 

                                    Symbols

 

A storm-beaten old watch-tower,

A blind ermit rings the hour.

 

All-destroying sword-blade still

Carried by the wandering fool.

 

Gold-sewn silk on the sword-blade,

Beauty and fool together laid.

 

William Butler Yeats, L’escalier en spirale et autres poèmes[The Winding Stair and Other Poems], Présenté, annoté et traduit par Jean-Yves Masson, Verdier, 2008, p. 40-41.

 

22/05/2018

Ciels de mai en Périgord

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21/05/2018

Lou Tche, dans Anthologie de la poésie chinoise classique

 

                                 

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Oisiveté

 

Après la pluie, je repique en carrés les plants de mes pastèques ;

Quand le temps est au sec, j’amène l’eau pour irriguer le chanvre.

     Avec quelques vieux paysans,

     J’échange les nouvelles du village.

Une cruche de terre pleine de vin trouble : voilà toute ma via.

L’univers de l’ivresse est sans bornes :

Laissons dormir en paix les grands saules et le vent pur.

 

Lou Tche (XIIIesiècle), dans Anthologie de la poésie chinoise classique, sous la directon de Paul Demiéville, Poésie / Gallimard, 1962, p. 476.

20/05/2018

Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej

 

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Je ne le dis qu’au brouillon, en murmurant —

parce que l’heure n’a pas sonné :

le jeu inconscient du ciel ne se révèle

qu’après la sueur et  l’expérience.

 

Sous le ciel provisoire du purgatoire

il nous arrive trop d’oublier

qu’un heureux réservoir de ciel n’est rien

qu’une maison en viager, à coulisses.

 

Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej, traduction

Jean-Claude Schneider, dans Œuvres poétiques,

Le bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 552.

19/05/2018

Agnès Rouzier, Le fait même d'écrire

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     Lettre à Magda von Hattinberg

 

L’enfance — qu’était-ce donc ? Qu’est-ce que c’étaitl’enfance ? Peut-on poser à son propos d’autres questions que celle-là, perplexe, — qu’était-ce — cette façon de brûler, de s’étonner, de ne jamais pouvoir faire autrement, de sentir la douce, la profonde montée des larmes ? Qu’était-ce ?

 … Cette enfance qui n’avait aucun refuge en dehors de nous….

 … Quand nous la vivions nous ne la connaissions pas, nous la consommions sans savoir son nom, et de ce fait même nous l’avions toute entière, inépuisable ; plus tard les choses prennent des noms qu’elle ne doivent pas dépasser et laissent, par prudence, à moitié vides.

… Autrefois encore mineurs, nous vivions tout, je crois que nous vivions totalement la terreur, la pire terreur, sans savoir que c’en était, et totalementla joie, sans deviner qu’il y en eût une, trop riche pour nos cœurs (elle nous faisait trembler, mais nous la prenions telle quelle) — et peut-être l’amourtout entier(Penser que je l’ai suune fois — quand l’ai-je désappris ?)

… et maintenant avec nos visages encombrés d’extériorité nous demandons qu’était-ce ?

 

Agnès Rouzier, Le fait même d’écrire, Change / Seghers, 1985, p. 249.

 

18/05/2018

Ether Tellermann, Éternité à coudre

 

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Et dormir où

chacun pèse

un jour je voulus

mesurer     le poids

d’un homme

l’invention de sa

        chair

disperser sa rumeur.

Fallait-il suivre

le nerf

jusqu’à la mémoire

où poussent

de vieux alphabets ?

Alors vint un

         espace à bâtir

un peu d’horizon

roule

      invente

      sa trace. 

 

Esther Tellermann, Éternité à coudre

éditions Unes, 2016, np.

17/05/2018

Jacques Roubaud, Traduire, journal

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   En 1980, paraissait sous la direction de Michel Deguy et Jacques Roubaud un volume imposant de traductions, Vingt poètes américains ; une partie d’entre eux était alors inconnue en France, notamment les poètes objectivistes dont Roubaud avait quelques années auparavant proposé un choix dans  Europe (juin-juillet 1977). On ne suivra pas l’ensemble de ses traductions, ni de ses réflexions (voir notamment Description du projet, NOUS, 2013) mais, pour lire avec profit Traduire, journal, le lecteur pourrait reprendre, paru en 1981, Dors, précisément les réflexions qui précèdent les quatre parties de poèmes ; référence y est faite à William Carlos Williams pour la métrique retenue dans le premier ensemble (Dors). Roubaud rompt avec le vers libre "classique" pour ces poèmes qui doivent être dits, poèmes définis comme « des moments de contemplation de peu de mots, vers courts, lignes presque blanches, silences de la voix plus longs que tous les mots » [souligné par moi]. Pour lui, la traduction est une activité critique, elle nourrit l’écriture, permettant par exemple d’expérimenter une métrique.

   Si le livre n’avait que cette vertu, il faudrait en conseiller la lecture : il offre une anthologie de la poésie américaine, personnelle certes, qui donne à lire des poètes aujourd’hui connus en France (Gertrude Stein, Keith Waldrop, Louis Zukofsky, Paul Blackburn, Jerome Rothenberg, David Antin, etc.), mais d’autres beaucoup moins, comme Jackson Mac Low, Carl Rakosi (notamment grâce à Philippe Blanchon) ou Christopher Middleton (ce dernier grâce à Auxeméry), ou pas du tout comme Armand Schwerner — avec ici quelques extraits de The Tablet, qui n’a pas trouvé son traducteur —, Clark Coolidge ou Ted Berrigan. La plupart de ces poètes ont, pour le dire vite, transformé dans leur langue la relation à la poésie et c’est aussi le cas du poète de langue allemande Oskar Pastior, dont on lira deux traductions.

En 1981, Roubaud (avec Alix Cléo Roubaud) traduit un texte métapoétique de Gerard Manley Hopkins qui interroge la relation entre vers et poésie, affirmant « La poésie est en fait parole employée seulement pour porter l’inscape(l’intérieur) de la parole, pour le seul compte de l’inscape » et « Le vers est donc parole qui répète en tout ou en partie la même figure sonore » (p. 247 et 248). Les poèmes choisis par Roubaud peuvent l’être pour leur intérêt métrique et, également, pour le fait qu’ils présentent des propositions sur la poésie ; ce n’est pas un hasard si le premier, d’Octavio Paz, donne à lire ceci :

l’écriture poétique c’est

apprendre à lire

le creux dans l’écriture

de l’écriture

   Mais sans doute aussi importants que ce genre de textes, de nombreux poèmes permettent de mettre en œuvre dans les traductions des choix métriques. Par exemple, dans un poème de Percy Bysshe Shelley, Roubaud introduit des blancs qui ne sont pas dans l’original : « Ensemble     succession de rideaux /      que le soleil     la lune     les vents / Tirent     et l’île alors     les vents » [etc.] (p. 241). Dans un poème de Cid Corman, c’est l’unité vers-syntaxe et l’identité du mot qui sont mises en cause : « Une fourmi un / instant a / ttentive à / une ombre » (p. 229). Le rôle critique de la traduction joue en même un rôle créatif ; Roubaud "traduit" — transforme — des poèmes de Mallarmé et Hugo pour obtenir de nouveaux poèmes et l’expérimentation le conduit à questionner la langue anglaise en traduisant ses propres poèmes. On retiendra encore la mise en pratique de la proposition de Hopkins — le vers comme reprise de la même figure sonore — avec un long poème dont chaque mot contient le son [a], y compris le titre que l’on voit mal être autrement qu’en anglais (« Wahat a map ! »). Cet exercice oulipien par excellence est en accord avec l’extrait traduit  de Palomard’Italo Calvino : le personnage entend regarder le monde « avec un regard qui vient du dehors et non du dedans de lui » (p. 259) ; cette proposition devient vite plus complexe et ne pouvait qu’attirer l’attention de Roubaud : « le dehors regardant du dehors ne suffit pas, c’est du dehors regardé que doit partir le regard qui atteint l’œil du dehors qui regarde. »

   La postface d’Abigail Lang, dont il faut rappeler son étude de la poésie de Zukofsky et son activité de traductrice (Lorine Niedeker, Rosmarie Waldrop, David Antin, Elizabeth Willis, Gertrude Stein, etc.), décrit et analyse précisément les principes sur lesquels repose le travail de traduction de Roubaud. Elle retrace ce qu’a été le cercle Polivanov, groupe de recherche fondé par Léon Robel (traducteur de Gorki, Soljenitsyne, Aïgui, etc.) et Roubaud, la réflexion sur les pratiques de Pound et Chklovski. J’extrais de cette excellente synthèse sur Roubaud traducteur les derniers mots de sa conclusion : « Traduire [pour Roubaud] participe du travail de poésie, est pris  dans un continuum d’activités de lecture et d’écriture, qui ne sépare pas comparaison et critique, appréhension et réflexion : « J’imagine, je lis, je compose, j’apprends, je recopie, je traduis, je plagie, j’écris de la poésie depuis près de 40 ans. Il m’arrive d’en publier ? » (Description du projet) ».

 

Jacques Roubaud, Traduire, journal, postface d’Abigail Lang, NOUS, 2018, 368 p., 25 €. Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 28 mars 2018.

 

 

16/05/2018

Jean Tardieu,On vient chercher Monsieur Jean

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                         Une bouteille à la mer

 

   Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, c'est-à-dire jusqu'à ces moments privilégiés où un enfant commence à prendre conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, il me semble avoir toujours entendu une certaine voix qui résonnait en moi, mais à une grande distance, dans l'espace et dans le temps.

   Cette voix ne s'exprimait pas en un langage connu. Elle avait le ton de la parole humaine mais ne ressemblait ni à ma propre voix ni à celle des gens qui me connaissent. Elle ne m'était pourtant pas étrangère, car elle semblait avoir une sorte de sollicitude à mon égard, une sollicitude tantôt bienveillante et rassurante, tantôt sévère, grondeuse, pleine de reproches et même de colère.

   Les moments où j'entendais cette voix étaient ceux où ma vie paraissait suspendue dans le vide, interrompue, arrêtée, comme une horloge dont on ne voit plus bouger les aiguilles et dont on n'entend plus le battement.

   Cette expérience très ancienne, primitive, sauvage, surtout secrète (car je n'en parlais à personne), s'est reproduite souvent au cours de mon existence, mais jamais elle n'a été aussi expressive, aussi intense que pendant mon extrême jeunesse, car rien ne pouvait alors en fausser la signification : elle résonnait dans une étendue absolument vacante, absolument solitaire.

 

                                     Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean, Gallimard, 1990, p. 95-96.         

 

15/05/2018

Edmond Jabès, La Clef de voûte

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Nous sommes invisibles

  

Quant tu es loin

il y a plus d’ombre

dans la nuit

il y a

plus de silence

Les étoiles complotent

dans leurs cellules

cherchent à fuir

mais ne peuvent

Leur feu blesse

il ne tue pas

Vers lui quelquefois

la chouette lève la tête

puis ulule

Une étoile est à moi

plus qu’au sommeil

et plus qu’au ciel

distant absent

prisonnière hagarde

héroïne exilée

Quand tu es loin

il y a plus de cendres

dans le feu

plus de fumée

Le vent disperse

tous les foyers

Les murs s’accordent

avec la neige

Il était un temps

où je ne t’imaginais pas

où hanté par ton visage

je te suivais dans les rues

Tu passais étonnée à peine

J’étais ton ombre dans le soleil

J’ignorais le parc silencieux

où tu m’as rejoint

Seuls nous deux

rivés à nos rêves

au large de nos paroles abandonnées

Je dors dans un monde

où le sommeil est rare

un monde qui m’effraie

pareil à l’ogre de mon enfance

[...]

 

Edmon Jabès, La Clef de voûte, GLM, 1950, p. 25-26.

14/05/2018

Philippe Jaccottet, Une transaction secrète

 

Philippe Jaccottet, "L'Orient limpide", dans Une transaction secrète, haïku

[À propos du haïku]

Presque tous les haïkus doivent contenir un mot qui définit la saison où ils se situent ; à l'intérieur de ce cadre temporel très simple, un autre classement à peine moins simple s'opère, selon les sujets traités, dont les plus fréquents sont les météores : pluie, vent, neige, nuages brume ; les animaux : oiseaux surtout ; les arbres et les fleurs ; enfin, les affaires humaines, fêtes ou menues occupations quotidiennes

Voilà donc une poésie d'où est rigoureusement exclu tout commentaire d'ordre philosophique, religieux, moral, sentimental, historique ou patriotique, et qui pourtant contient, en profondeur, tous ces aspects. Non seulement tout le Japon nous semble présent dans ces œuvres, et par elles mieux loué que par nulle déclamation ; mais dans ce qui apparaît d'abord comme simple notation, tableau ou scène en miniature, constatation souvent indifférente, il n'est pas difficile de retrouver une pensée, une morale, une chaleur du cœur ; et aussi bien tout l'espace, toute la profondeur du monde.

 

Voilà une poésie à laquelle sa forme brève et stricte refuse le moindre mouvement d'éloquence comme le plus simple récit, interdit tout abandon à la fluidité musicale qui noie, dans notre lyrisme, tant de mensonges et de faiblesses ; une poésie dont le ton se maintient à égale distance de la solennité et de la vulgarité, de la singularité et de la platitude. Une poésie qui, pour être réduite à l'essentiel, n'est cependant ni un cri ni un oracle.

Enfin, une poésie sans images. Si précieux que puisse être le rôle de l'image, j'ai dit ici, plus d'une fois, combien je la croyais redoutable, ne fût-ce que par sa promptitude à surgit, sa docilité, et comment il lui arrive de voiler au lieu de révéler.[...] 

Quelques mots fort communs, pour la plupart d'ailleurs fixés par une tradition [...] ; quelques mots dont le seul rapprochement, la seule combinaison, outre l'exclusion même de tous les autres, fait l'inimitable pouvoir. Un sens prodigieux du vide, comme du blanc dans le dessin ; et une véritable divination dans le choix des deux ou trois "signes" indispensables et dans l'établissement de leurs rapports. 

 

Je ne nourris pas le sot désir de voir les poètes français imiter un art si essentiellement étranger et rompre ainsi avec une tradition de langage et de poésie qui est le terreau même de leur œuvre.

 

Philippe Jaccottet, "L'Orient limpide", dans Une transaction secrète, Gallimard, 1987, p. 124, 128, 129 et 130..

 

13/05/2018

Laure, Écrits retrouvés

 

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                  Lettre à Georges Bataille non envoyée

 

   Quand je te dis que nous nous retrouverons… dans l’arc-en-ciel c’est pour moi aussi brûlant que le feu.

  Georges comprends-tu : toi et moi nous ne pouvons vivre vraiment que de ce qui exalte et si tout à coup dans la vie quotidienne  il semble qu’il y ait même pas un heurt mais un manque nous nous en voulons trop et cependant ce trop est quand nous nous retrouvons nus et vrais.

   Je t’aime de me rappeler à chaque instant toute ma vie et ce qu’elle doit exprimer. La solitude est retombée sur moi rugueuse, glacée mais je m’y retrempe — Aide-moi à exprimer certaines choses devant toi pour que nous nous comprenions mieux Georges — quoi qu’il y ait rien ne doit nous diminuer ni ne nous diminuera jamais l’un par l’autre. Cela il ne le faut pas. Est-ce une illusion terrible (tu sais : ces retombements atroces chez les meilleurs) de penser, de vouloirainsi et puis de se trouver aux prises avec de véritables… mesquineries comme ça. […]

 

Laure, Écrits retrouvés, Les cahiers des brisants, 1957, p. 93-94.