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16/02/2018

Pierre Reverdy, Le Cadran quadrillé

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                                 Si on osait entrer

 

   Derrière la porte sans vitres deux têtes s’encadrent avec une douce grimace amicale.

   Et par l’autre porte entr’ouverte, celle qui les protège la nuit, on voit le rayon où s’alignent les livres, où se réfugient les rires et les mots des veillées sous la lampe, sous la garde d’un drapeau tricolore et d’un pantin menaçant qui n’a qu’un bras.

   Et tout se meurt en attendant la nuit, la vie des lumières et de leurs rêves.

 

Pierre Reverdy, La Cadran quadrillé, dans Œuvres complètes, I, Flammarion, 2010, p. 842.

15/02/2018

Madeleine Lee, Arbres à pluie

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Arbres à pluie

 

arbre à pluie immense

splendeur fière ancienne

bras haut levés vers les cieux

pieds fermement enracinés

 

toi, un sanctuaire
où les fougères nids-d’oiseaux offrent
des orchidées blanches sauvages — pour la paix

et la fougère cheveux-de-Vénus à tes pieds
se prosterne en remerciements

 

pour la promesse tenue
tes petites feuilles s’égarent
en travers de mon front
ouvrant mon troisième oeil
massant mon crâne comme le faisait mon père

il y a longtemps dans la mer méditerranée

on éleva une statue colossale
édifiante jusqu’à ce qu’elle tombe en miette
sombrant dans les profondeurs de la mer

mais toi tu resteras debout

étant fait de matière des cieux.

 

Madeleine Lee, Arbres à pluie, traduction de l’anglais (Singapour) Pierre Vinclair, dans Catastrophes, revue numérique, n° 4, janvier 2018, "L’esprit du bas".

 

 

 

 

 

 

14/02/2018

James Sacré, Dans la parole de l'autre

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Un long mur de livres

 

                       À Antoine Emaz

 

1   En deça

 

On attend

Ça n’est pas forcément un mur

Qu’on a devant soi

Aussi bien

L’indécise couleur d’une glycine (dans un autre livre)

 

J’ai cru qu’Antoine passait

(« On respire déjà mieux d’écrire » dit-il) passait

À travers le mur. Entre la pierre et quelles fleurs ?

 

Le bouquet d’iris ou le cerisier.

Là devant.

 

Et passe-t-il vraiment

D’un titre au suivant dans le livre ?

Poème du mur

Poème de la fatigue

Un long mur de titres

Poème des dunes

Poème d’une énergie contenue (dedans, pâle, hébétude)

La fin, les chiens

On arrive au bout du livre

Un autre sera bientôt là.

Devant. Plus loin.

 

Tout continue. On écrit toujours

En deçà.

 

En deçà

Où le présent craint. « les chiens jaunes ». Je me

souviens :

Retour d’école tous les soirs avec la peur

Pour passer devant cette chienne de chez le voisin

Méfiante et méchante. Le petit fauve, l’allure basse.

Si je l’entends encore

Maintenant ! J’ai le dos

Contre un poème d’Antoine Emaz, le mur de son poème

Contre. Et précautions.

 

James Sacré, Dans la parole de l’autre (livret 1), Rougier V, 2018, p. 4-5.

 

13/02/2018

James Joyce, Brouillons d’un baiser, premiers pas vers Finnegans Wake

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Tristan & Iseult

(…) L’amour qu’elle voulait, et le plus gros qu’on puisse obtenir, le vrai amour le nouvel amour aveugle sans fond à fond l’étourdissant amour de titubante humanité et homme des cavernes l’amour coup de foudre, l’universel super joyau, raison pour laquelle elle l’embrassa encore, et lui, un gentleman-né, avec son talent pour rougir comme au backgammon, la contrembrassa parce que c’était une de ses maximes ici bas que si une dame, par exemple, se trouvait avoir un peu de libido pour un morceau de fromage de Stilton et que lui se trouvait, mettons, avoir dans les un quart de livre de gorgonzola vert-de-pied dans la poche eh bien il mettrait tout simplement la main à la poche, vous voyez, et il lui donnerait tout bonnement le fromage, on va pas en faire un, pour qu’elle y croque.

 

James Joyce, Brouillons d’un baiser, premiers pas vers Finnegans Wake, traduction Marie Darrieussecq, Gallimard, 2014, p. 73.

12/02/2018

Henry Jean-Marie Levet (1874-1906), Cartes postales

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Sonnets torrides —Le voyage (tryptique)

 

       III. Homewards

 

Au Waterloo-Hôtel* j’ai achevé mon tiffinn

Et mon bill payé, je me dirige vers le wharf

Voici l’indus (des Messageries Maritimes)

Et la tristesse imbécile du « homewards ».

 

Quelques officiers français, qui reviennent d’Indo-Chine

Passer en Europe un congé de dix mois,

Commentent l’embarquement de quelques misses assez divines,

Avec lesquelles je ne flirterai certes pas !

 

Sur le pont mes futurs compagnons de voyage

Me dévisagent…

Puis on passe une sommaire visite de santé

 

(Cette année la peste a fait ici bien des ravages !)

— Enfin voici la cloche du départ qui sonne

Que je ramène, précieusement ouatée,

 

La fleur de ma mélancolie anglo-saxonne.

 

* Bombay

 

Henry Jean-Marie Levet, Cartes postales, Dessins de Daniel

Nadaud, éditions Unes, 2018, p. 11.

11/02/2018

Jacques Lèbre, L'immensité du ciel (recension)

jacques lèbre,l'immensité du ciel (recension)

« la succession des jours est une étrange mitraille »

 

Le livre, en trois ensembles titrés, s’organise autour de quelques thèmes qu’annonce le poème d’ouverture, "Un matin" ; il débute par ce qui ouvre la journée, le lever et la douche, c’est-à-dire un nouveau commencement, moment propice au vagabondage de l’esprit et aux questions. Jacques Lèbre en pose une qui introduit les thèmes de la mort et de ce qui la suit : « Le dernier souffle d’un mourant doit bien partir quelque part / et comme un fétu se poser dans le giron d’une naissance ? ». De là découlent d’autres motifs, celui de l’oubli du passé, de la vie des disparus, celui aussi de la solitude des humains dans la nature, de l’impossible échange avec les autres êtres vivants. Si la métempsychose existait, cela ne changerait rien mais, quitte à ce que l’esprit  — « l’âme » — migre, mieux vaudrait pour le poète devenir bouton de fleur pour ne pas « durer ou (…) durcir ».

Ces thèmes lyriques sont revisités en tous sens, fortement à partir de la mort du père, « réduit, désormais, à l’immensité du ciel »  — vers qui achèvent la seconde partie et lui donnent son titre. Il est d’autres réductions. Ainsi, le nom du père est suivi de l’année de sa naissance et de sa mort, comme sur une pierre tombale, résumé lapidaire du temps de passage sur la terre. Ce qui reste et est énuméré, ce sont les objets liés au loisir, la canne à pêche, l’établi, l’outillage pour bricoler, mais le jardin qu’il cultivait a disparu. L’urne même du columbarium ne contient pas plus de cendre que n’en fournirait une bûche. Ce qui demeure encore vif et suscite l’émotion, ce sont quelques moments vécus avec lui, quand ils reviennent brusquement à la mémoire un jour, au marché, devant des girolles : le père initiait l’enfant à leur recherche. Mais comment vivre quotidiennement l’absence ?

Un poème ("Mère"), consacré à la vie de la mère, suit immédiatement l’évocation de l’urne cinéraire. Les repères de la journée, comme par exemple l’heure des repas, construits au cours des années avec le compagnon sont perdus, et ne se maintiennent que les gestes qui permettent de continuer à être là, à vivre normalement (« si jamais la vie est une chose normale »). On sait bien que le temps vécu n’est pas celui des horloges, l’absence introduit un dérèglement et rien de concret, comme l’étaient les échanges avec le mari, ne signale maintenant son écoulement. Tout ce qui était partagé, ou pris en charge comme le déplacement d’un meuble, incombe à celle qui reste ; il n’y a plus d’autre temps que celui de la solitude, que les souvenirs ne peuvent rompre.

La mort, en effet, efface tout, le corps pouvant même disparaître totalement comme ce fut le cas avec les fours crématoires des nazis. Au mieux, elle « laisse un cadavre / dont il faut se défaire au plus vite », et il ne demeurera rien non plus de son passage : les noms inscrits dans un cimetière n’apprennent rien de ceux qui les ont portés. On peut éprouver une sorte de vertige à lire ces noms — Jacques Lèbre en recopie —, tout comme à voir exhumer, au cours de fouilles, des ossements d’une nécropole. Une fois le corps voué aux vers, rien ne demeure « de sa vie, de ses pensées, de ses sentiments », et plus l’on remonte dans le temps, moins ce que fut la majorité des hommes garde de traces. Jacques Lèbre remarque que, dans le brouillard du Moyen Âge, seuls semblent subsister la mémoire des conflits qui opposaient les seigneurs pour agrandir leurs domaines : rien n’est conservé des ouvriers qui construisirent les églises romanes. Cependant, ce que l’on retient du passé n’est pas limité à quelques noms de roitelets et leurs luttes d’intérêt, et le texte de L’immensité du ciel en témoigne, avec les citations de fragments de Nelly Sachs, Ossip Mandelstam, Dante, Pierre Morhange, Fernand Deligny, Alfred Gong, Joseph Joubert, W. C. Sebald… 

L’art du sculpteur qui représente dans la pierre le chant, les textes des écrivains nourrissent le présent, mais sans pour autant supprimer la solitude des humains ou, plutôt, ils vivent entre eux, coupés définitivement de la nature, donc dans leur silence. Pour les animaux, notre langage n’a pas de sens, pas plus que leurs cris (chant, meuglement, aboiement, etc.) n’en ont pour nous ; quand on croise le regard de telle ou telle bête, « on dirait des appels auxquels nous ne savons pas répondre ». N’y a-t-il pas d’issue, sinon de vivre sans illusion le temps qui nous est alloué, la perspective d’une résurrection étant écartée avec ironie : manque de place pour tous les revenants et chacun « déféquant sur ses talons, se pissant sur les pieds » ? C’est le sort commun, et il faudrait le vivre avec le chant du chardonneret : alors, avec l’oiseau, comme l’écrit Mandelstam, « nous regarderons le monde tous les deux » — réconciliation lyrique, dans ce dernier vers du livre, de l’homme avec la nature, qui suit la demande faite à l’oiseau, « suspends notre dévalement vers la mort » par ton chant.

 

Jacques Lèbre, L’immensité du ciel, La Nouvelle Escampette, 64 p., 13 €.

Cette note a été publiée sur Sitaudis le 7 janvier 2018. 

 

10/02/2018

Pierre Mabille, C'est cadeau

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Tout ce qui est à moi mon abandon mon absence

mon activisme mon addiction mon admiration

mon adolescence mon adresse mon affection

mon ailleurs mon allure

mon ambiguïté mon ambition

mon âme mon amitié mon amoralité

mon angélisme mon angle d’attaque

mon animalité mon animosité

mon anti dictionnaire mon anti héroïsme

mon antipathie

mon appartenance

mon après

mon ardeur

Tout ce qui est à moi mon art contemporain

mon attente mon audience mon augmentation

mon autrefois mon avance

mon avant mon avenir

mon aventure mon bégaiement

mon blaze mon blues

mon bon caractère mon bon conseil

mon bordel mon bout du rouleau mon caprice

mon caractère pas facile

mon cauchemar

mon chagrin

mon charisme

mon code mon cosmos mon coach

mon courage mon courroux

mon creux mon cri

mon cv mon cynisme

mon défaut mon dégoût mon délire

(…)

mon vocabulaire mon voile

mon voyage tout ce qui est à moi

tout ce qui est à moi c’est

pour toi tout ce qui est

à moi et toi et moi est à toi

est à tu

et à toi est à toi

 

Pierre Mabille, c’est cadeau, éditions Unes,

2018, p. 27-28 et 31.

09/02/2018

Art roman : abbaye de Nieul-sur-l'Autise (Vendée)

 

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08/02/2018

Michel Bourçon, À l'arbre que l'on devient

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Nulle empreinte dans cette nuit éblouissante, un val où se perdre dans le noir ponctué de réverbères, ce véhicule de chair dans lequel rien ne bat, l’oubli du sang en ses veines, solstice hivernal du cœur.

 

Par la fenêtre, parmi le balancement des arbres chahutés par le vent, il y a le livre qui attend d’être écrit, on distingue parmi les branches, la silhouette d’un poème, à pas menus, à pas comptés, se découvre et capitule en souriant au vainqueur.

 

Dans le jour de neige, seuls les flocons savent ce qu’ils font, pas une aile au ciel pour déchirer le blanc, les mots tourbillonnent en tête et se poseront ailleurs, pas sur la page où un feutre noir repose comme pain sur la planche.

 

Michel Bourçon, À l’arbre que l’on devient, le phare du cousseix, 2017, p. 3.

07/02/2018

Leslie Harrison, Pantoum pour une marche dans les bois

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PANTOUM POUR UNE MARCHE DANS LES BOIS

La rime désigne toute répétition accompagnée de différence :
auditive, grammaticale, rhétorique…
Allen Grossman

Tout rime. Prenez une forêt peuplée d’arbres –
des milliers (tous différents, et pourtant confondus
en une foule), des rochers innombrables, une multitude d’abeilles
dans le chicot d’un arbre mort. Je marche, je passe devant eux

par milliers. Toutes les différences sont confondues :
si nombreuses, si semblables. Elles riment, et pourtant
tiennent ensemble, chicot planté dans le sens, le laissant
se répéter, sans fin. Les différences, si minimes,

sont semblables. Le rythme de la marche
suit les contours de la montée, et le cœur
répète – sans fin. Timide, son petit
bégaiement se fixe sur un rythme calme. Ce motif

 suit la cadence de la montée. Le cœur
s’accorde avec le souffle. Les yeux refusent toute différence,
se fixent, en rythme avec le calme bégaiement
des pierres sous le pied. Et les kilomètres défilent,

s’accordent avec le corps pour refuser toutes les distances.
Je me souviens de la foule innombrable et désordonnée
des pierres sous le pied. Et les kilomètres défilent
comme des géants – autoréférentiels, dénués de sens.

Je me souviens de la foule désordonnée des bois,
De la lourde grâce de cet autre mystérieux,
Comme de géants, autoréférentiels, tout leur sens
Caché dans la différence. Nous traversons la vie

dans la foule, innombrables, un millier d’abeilles
se cachant, cachées. Dans nos vies,
rien ne rime. Et nous confondons les arbres
entre eux, avec du bois, avec des bancs.

 

 Leslie Harrison, “Pantoum for a Walk in the Woods”,

in Poetry, juin 2002, traduit de l’anglais (USA) par

Guillaume Condello, dans Catastrophes, n° 2, novembre 2017.

 

 

 

06/02/2018

Victor Hugo, Choses vues

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16 février 1859

 Que de choses j’ai encore à faire ! Dépêchons-nous ! Je ne serai jamais prêt. Il faut que je meure cependant.

 

22 septembre 1862

 Parler, écrire, imprimer, publier : cercles concentriques de l’intelligence. Ondes sonores de la pensée.

 

25 décembre 1862

C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches.

 

C’est au-dedans de soi qu’il faut regarder le dehors.

 

Victor Hugo, Choses vues, Quarto/Gallimard, 2002, p. 891, 923, 939, 943.

05/02/2018

Pascal Quignard, Sur l'image manquante à nos jours

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                           Sur l’image manquante

 

(…) la première figuration humaine, du moins à ce jour (…) a été découverte en 1940. Cette fresque très ancienne se trouve au-dessus du petit bourg de Montignac. (…) Au milieu des bois, l’archéologue qui est de service attend dans sa petite maison de ciment. Il prend sa sacoche et nous guide jusqu’à l’entrée de la grotte de Lascaux. On pénètre dans la pénombre. Il referme sur nous une épaisse porte de sous-marin et la verrouille. On est soudains les pieds dans la créosote et plongé dans la nuit. On purifie ses chaussures. On commence par respirer avec difficulté, on est un peu oppressé. Après que les yeux de chacun se sont accoutumés à l’obscurité de la caverne, l’archéologue distribue des minuscules lanternes, afin de les tenir à la main durant tout le parcours, qui sont des sortes de crayons lumineux. On projette la lumière sur le sol, on fait attention où on marche. On descend dans le puits. On projette la pointe de sa lueur sur le rhinocéros. On délinéine, avec la ligne de sa lueur, une sorte d’homme à bec d’oiseau qui se renverse. On détoure un bison percé d’un épieu qui retourne sa tête parce qu’il meurt. Cela se lit de droite à gauche puisque l’homme-corbeau tombe de la droite vers la gauche. On ignore quelle est l’action qu’o voit mais l’action n’est pas achevée. C’est l’instant d’avant. Cet homme n’est plus debout mais il n’est pas encore complètement tombé. Il est tombant.

 

Pascal Quignard, Sur l’image qui manque à nos jours, Arléa, 2014, p. 9-10.

04/02/2018

Hommage à Jean-Luc Sarré, décédé le 3 février 2018

 

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               En hommage à Jean-Luc Sarré, décédé le 3 février 2018

 

Il y a des années qu’il tourne dans son bocal

à l’extrémité du bocal, le poisson rouge.

La patronne prétend qu’il s’agit bien du même

et ne voit vraiment pas où serait le mystère.

« Il suffit de savoir s’en occuper, c’est tout. »

Elle aussi est toujours la même : rébarbative.

Rien n’a changé, excepté le percolateur ;

combien d’illusions n’ai-je pas tué dans l’œuf,

accoudé au comptoir en contemplant ses chromes !

De même la terrasse — trois tables, cinq ou six chaises —

était un lieu propice aux exécutions.

J’y regardais parfois paser la vie des autres

sous les platanes qui débordaient de bruits d’oiseaux.

Une harmonie régnait… Je m’illusionne encore.

 Jean-Luc Sarré, Autoportrait au père absent, Le bruit du temps, 2010, p. 91.

 

"Portrait" de Jean-Luc Sarré, paru dans Les Carnets d’eucharis en 2014.

                             Jean-Luc Sarré, la rencontre du présent

 

Proposer un ‘’portrait’’  de l’écrivain Jean-Luc Sarré ? Il faudrait suivre les transformations de l’écriture ou décrire une continuité depuis le premier recueil — La Fièvre (Lettres de casse, 1979) — jusqu’à Apostumes (Le bruit du temps, 2017). Ajoutons : écrire ce qu’est, de face et de profil (au moins !), un écrivain qui publie aussi bien des ‘’notes’’ que des poèmes supposerait une étude qui excède la dimension prévue d’un portrait. Donc : relecture, oui, d’une douzaine de livres, mais relecture plus attentive des trois livres : de poèmes, Autoportrait au père absent (Le bruit du temps, 2010) et de notes, Comme si rien ne pressait, Carnets 1990-2005 (La Dogana, 2010), qui réunit des ensembles antérieurs, et Ainsi les jours (Le bruit du temps, 2014), ensemble de quelques poèmes et de « modestes petites notes ». Et le portrait reprendra des passages de ces livres, s’appuyant sur une défense de l’usage du ‘’je’’ : « ‘’Je’’, ‘’je’’, toujours ‘’je’’, mais au fond rien de moins hypocrite car c’est bien de ce que je vois, pense ou ressens qu’il est question. Oui ‘’je’’ mais pas ‘’moi’’. »

 

   Tout d’abord, bien qu’ayant publié un nombre respectable de recueils, Sarré ne se dit pas ‘’poète’’, et il n’est pas difficile de relever maints fragments qui l’affirment, comme celui-ci : « Je ne me suis jamais voulu poète et aussi bien ne l’ai-je jamais été ». ‘’Jamais voulu’’, peut-être, ce qui ne l’empêche pas de désirer, « ne serait-ce qu’une fois, frôler ce [qu’il entend] par poésie ! ». Mais les recueils ? Ils rassembleraient seulement des « anecdotèmes », pas des poèmes — du moins les derniers publiés. Avec ce mot valise, Sarré, qui n’a guère l’habitude d’user de néologismes, met en avant l’anecdote, et c’est bien sans doute ce qui apparaît d’abord quand on le lit, le goût du petit fait observé.

   Regardant une coccinelle sur l’hibiscus de son balcon, il remarque que, sauf les poètes du dimanche, les ‘’vrais’’ poètes se soucient peu des « pâquerettes et autres pervenches / « Et pourquoi pas des oiseaux tant qu’on y est ? » » Pour lui, oiseaux et fleurs font partie des choses de la vie, et il faut toujours privilégier « le dialogue avec ce qui s’offre au regard » ; « Rencontrer le présent, voir, principal souci. », « Voir — lorsque cela m’est permis — est la meilleure façon pour moi de tenir le coup. » Voir tout ce qui constitue la vie quotidienne : c’est de là que viennent les matériaux des notes et des poèmes. La petite fille qui traverse la rue, l’enfant qui pédale sur son petit vélo en se dirigeant vers le bout du monde, le vieillard qui se déplace difficilement, « La queue pour acheter le pain. Les petites vieilles qui poussent », un cheval qui s’avance vers lui et il se désole de n’avoir pas toujours un morceau de sucre dans la poche.

   Ce qui est vu peut n’être pas du tout réjouissant, qu’il s’agisse du nombre croissant de personnes aveugles et sourdes au monde avec leur téléphone portable, avec leurs écouteurs enfoncés dans les oreilles, « comme des zombis », de l’omniprésence des marchandises, « Noël approche. Les illuminations dans les rues commerçantes. Le désespoir enguirlandé », ou des bruyants engins de terrassement qui œuvrent après la destruction d’un immeuble » — autant dire toute mémoire rasée — ». Il faut donc mettre en parallèle les regards pour distinguer celui dont on se sent proche, immédiatement, et écarter celui qui appartient à un univers où il ne fait pas bon vivre ; ainsi, « Le regard de d’Alberto Giacometti et celui de François Pinault ! ». Constater que les colonnes de Buren « continuent de saloper la cour d’honneur du Palais Royal, d’en altérer l’harmonie » ne prouve pas une indifférence à l’art. Mais il faut choisir son univers : regarder les peintres (Poussin, Morandi, Picasso, Bonnard, Bacon, etc.), regarder les oiseaux, ici les mésanges qui viennent se nourrir sur le balcon, là les fauvettes, regarder les vaches dans le pré, le ciel changeant dont les nuages, par bonheur, annoncent la pluie, regarder et savoir que

Ce grand platane sera bientôt

un nichoir pour les étourneaux

qui vont l’habiter de leurs cris

et couvrir le trottoir de fiente.

 

Plus généralement, regarder les arbres : « Le luxe, c’est-à-dire les arbres et le silence mêlés. »

   « Plaisir de se taire », et plaisir de vivre (dans) le silence, ce silence inégalable de la nuit, voitures immobiles, cris et bavardages absents, musiques imposées tues — mais les bruits reviennent tôt : « Six heures du matin. Le voisin tire sa chasse d’eau qui engloutit la nuit. » Sarré n’est pas pour autant sourd, simplement il fuit toutes les agressions sonores d’aujourd’hui, ce qui n’empêche pas d’écouter ce qui est harmonieux, les oiseaux, la musique — on note le nom des musiciens de jazz, Dexter Gordon, Charlie Parker, Bud Powell, Bill Evans, Thelonious Monk..., ceux de Schubert et Brahms, de Kathleen Ferrier.

   Il faut aussi le silence pour lire et le lecteur qu’est Sarré recopie volontiers le passage d’un livre, les citations en l’occurrence « ne relèvent en rien de la pédanterie mais, simplement, soulignent, ouvrent une voie si besoin est. » Les extraits peuvent être issus de moralistes (Vauvenargues, La Rochefoucauld, Chamfort, La Bruyère), mais tout écrivain est susceptible ‘’d’ouvrir une voie’’, on lit donc des fragments de Valéry, Hesse, Eudora Welty, Beckett, Gide, Chateaubriand, Ceronetti, Charles Cros, Karl Kraus, Saül Bellow, Dickinson, Reverdy ; j’en oublie, évidemment, mais surtout pas Jules Renard et Georges Perros, deux modèles, ni Joubert dont Sarré écrit : « Je n’ose jamais citer Joubert, trop aérien pour moi, trop pur. Je crains de l’abîmer en le saisissant ainsi au vol, si tant est que je le puisse. » Ajoutons un écrivain non cité (sauf erreur), Faulkner, qui a tenu une telle place pour Sarré qu’il rêvait dans sa jeunesse d’aller «  contempler Rowan Oak », la maison du romancier ; le voyage n’a pas eu lieu, mais « Pourquoi tuer un rêve qui ne me voulait que du bien ? »

   Silence pour la lecture, pour apprécier la musique, pour noter ce qui a été vu, mais il n’y a pas enfermement. Sarré écrit : « vitupérer me rassérène » et ajoute aussitôt « et m’appauvrit tout à la fois ». Quand il marque une distance vis-à-vis des pratiques dominantes, il ne rompt pas avec la société : il refuse simplement d’accepter ce qui a souvent été introduit sans réflexion. Ainsi, il n’apprécie guère, venus des États-Unis, les ateliers d’écriture et la lecture publique, relevant à ce sujet une note de Leopardi pour qui il y avait un « vice qui consiste à lire et à réciter aux autres ses propres productions ».

 

   Sarré misanthrope ? on parlera plutôt d’une « répugnance croissante au bavardage » et du rejet de ce qui est adulé parce que ‘’moderne’’. Rien qui implique un refuge dans le passé, cette « épave où foisonnent les images », mas une attention sans faille à ce qui ne ment pas, l’art, et sans cesse à ce qui reste de la nature.

on a bu tout le ciel

mais la soif est là toujours

elle est intacte

on veut ce que le vin

ne parvient pas à retenir

bientôt la nuit

le sable froid

la danse des pins dans la pénombre

(dernier poème de Les jours immobiles,

Flammarion, décembre 1990).

 

Note de lecture à propos de son dernier livre, Apostumes (Le bruit du temps, 2017), publiée dans Sitaudis en novembre 2017.

 

Apostumes ? ce terme médical ancien désignait un abcès, une tumeur et Littré, après deux citations de Saint-Simon avec ce sens, ajoute : « Il faut que l’apostume crève, se dit figurément de quelque chose qui doit éclater ». L’abcès crevé, tout va mieux : il s’agit bien de noter ce qui, à un moment précis, a retenu l’attention, tout en sachant que le fait relevé serait probablement oublié sans le carnet ou le cahier à spirale et le crayon. C’est ce que répète à plusieurs reprises Jean-Luc Sarré, « La note est vouée à la précarité, elle ne vaut même que pour ça. » Il y a chez lui, ici comme dans les carnets précédents(1), une mise à distance de ce qu’il écrit et les manières de le dire sont nombreuses ; apostume, note ou encore apostille, chaque fois c’est leur caractère fragile qui est mis en avant : « Si on peut trouver parfois quelque attrait à ces apostilles, c’est à leur précarité qu’elles le doivent ». On note le refus de la cohérence de l’ensemble, les carnets ne seraient la trace que de ses « velléités » ; rien de construit donc, le lecteur se trouve devant des « fragments » et l’idée même que l’accumulation de ses livres finisse par constituer une œuvre irrite l’écrivain. Alors, pourquoi écrire ? La réponse est proposée dès la première page, établissant ainsi une continuité avec les livres déjà publiés ; il me faut poursuivre, écrit J.-L. Sarré, sinon « je perds pied sans le recours des mots ». Perdre pied, c’est ne plus savoir où l’on en est, et l’écriture donnerait une stabilité manquant par ailleurs, d’autant plus absente qu’une part importante des « apostumes » a été notée à l’hôpital.

   Les carnets prennent parfois la forme d’un journal (« Voici quelque temps déjà que je reproche à ce carnet les allures d’un journal ») : pas de dates mais l’ « état précaire » du malade ; ils rapportent alors une expérience inattendue, celle de la clinique, puis de l’hôpital, et de la souffrance. Une opération immobilise J.-L. S. plusieurs semaines et l’oblige ensuite à se déplacer avec une canne, mais il doit retourner vers les médecins, atteint d’un cancer. La lecture, de Loti par exemple, occupe le temps, mais c’est un temps dans un lieu clos où le malade est soumis à un ordre qu’il ne choisit pas, où le regard est borné et se perd — « le retrouverai-je à la sortie ? » La vie dans la chambre fait oublier rapidement ce qu’est l’extérieur, non pas seulement la vie sociale dont J.-L. S. se tient habituellement à l’écart, mais les arbres, les oiseaux, les saisons : c’est cela qui est volé, et la perte importe quand la vieillesse vient, « L’automne, ma saison préférée, est en train de me passer sous le nez sinon totalement sous les yeux. » Les arbres, ce sont le plus souvent ceux qu’il regarde de la fenêtre de son appartement, comme les oiseaux dont certains, mésanges et fauvettes, viennent jusqu’à son balcon pour se nourrir. Cependant, l’hôpital n’est pas un lieu où rien ne se passe.

   J.-L. S. observe et écoute les uns et les autres, indigné par les manières de dire de certains médecins, pour qui les malades sont des choses, des « on », agacé de voir un nonagénaire arpenter le couloir d’un pas alerte quand lui marche difficilement, attendri par un monologue de la femme de ménage. Ce qu’il note, toujours, ce sont les "choses vues", entendues, ce qui dans le quotidien n’a rien de remarquable mais fait de la vie ce qu’elle est : de tout cela, rien ne devient souvenir, tout s’échappe, « cimetière sans sépulture ». Aussi recueille-t-il les conversations dans une salle d’attente, les remarques d’une infirmière, les gémissements et les cris d’une folle dans une chambre proche et, chez lui, le mouvement des oiseaux dans un arbre, les changements du ciel, le bruit insupportable d’une tondeuse à gazon ou des cigales et celui, quasi inaudible, d’une épingle à cheveux — bruit qu’il commente avec humour, « Tu n’as pas honte de prendre ton crayon pour souligner une telle banalité ? ». Cet humour aide à s’accommoder de l’invivable ; J.-L. S. reprend l’anagramme "cancre" / "cancer" et passe de "notules" à "nodules", détaille un rêve (celui de ses obsèques), joue sur le sens de "souffler" (« Que fait le vent entre deux bourrasques ? Il souffle un peu ») et, quand il sort de l’hôpital très amaigri, il projette de grossir plutôt que de racheter des pantalons (« Je ne vais tout de même pas, après les médecins, me coltiner les commerçants ! »).

   Ce qui résiste à l’oubli, au moins pour un temps, ce sont les livres. Ils sont très présents dans les carnets par le biais des citations qui, presque toujours, sont là comme pour confirmer la justesse du contenu d’une note. Commentant ce qu’il découvre dans le visage d’une femme de service, J.-L. S. recopie un extrait du Miroir de l’âme de Lichtenberg (« Le plus divertissant des surfaces de cette terre est, pour nous, le visage humain »). C’est un des écrivains qu’il affectionne, comme Reverdy, La Rochefoucauld, Perros, Montaigne, Proust, Jules Renard, Scutenaire… Ce qui demeure aussi, d’un livre à l’autre, c’est le sentiment très fort d’être en exil parmi ses contemporains et ce qui l’emporte, c’est l’idée d’avoir « le plus souvent vécu » « à la périphérie ». Il ne néglige pas la compagnie d’amis et son amour des chevaux est intact — même s’ils apparaissent peu dans Apostumes —, mais il se sent et se vit en retrait, à côté de, ce qu’il écrit : « L’évitement serait-il mon truc ? Peut-être bien le truc même de toute une vie ». Ce qu’aurait pu prendre à leur compte presque tous les moralistes.

 

 

  • Voir les deux derniers, Comme si rien ne pressait (La Dogana, 2010), Ainsi les jours (Le Bruit du temps, 2014)

 

 

03/02/2018

Hilda Doolittle, Trilogie

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Les murs ne tombent pas

 

               [1]

 

Un incident ici et là,

grilles confisquées (pour les canons)

dans ton (et mon) vieux square :

 

brume et gris brumeux, pas de couleur,

mais abeille, poudre et lièvre de Luxor

poursuivent un but inaltérable

 

en vert, rose-rouge, lapis ;

ils continuent à prophétiser

depuis le papyrus de pierre :

 

là-bas, comme ici, ruine ouvre

la tombe, le temple ; entre

là-bas comme ici, aucune porte :

 

le lieu saint est ouvert au ciel,

la pluie tombe, ici, là-bas

le sable glisse ; l’éternité endure :

 

ruine partout, or comme le toit tombé

laisse la chambre scellée

ouverte à l’air,

 

ainsi, dans notre désolation,

des pensées s’éveillent, l’inspiration nous traque

dans l’obscurité :

[…]

 H(ilda) D(oolite), Trilogie, traduction Bernard

Hoepffner, Corti,2011, p. 9.

02/02/2018

Eugène Fromentin, Lettres de jeunesse

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« Dessiner en Algérie au milieu du xixe siècle »

 

à madame Fromentin mère, 27 juillet 1846

 

   Le dessin d’arbres est un portrait exact d’une partie du Bois des Oliviers de Blidah, plus connu sous le nom de Bois sacré. Ce bois, autrefois très étendu, composé de frênes séculaires, est célèbre dans l’histoire militaire de la conquête, il s’y est livré en 1839 et 1840 plusieurs combats très meurtriers (…). On n a incendié la plus grande partie, on a surtout détruit complètement les broussailles qui, à cette époque, le rendaient presque impénétrable et en faisaient une position si forte pour les tirailleurs arabes. Aujourd’hui, il ne reste plus que cent ou deux cent pieds d’arbres fort beaux dont les troncs noueux et crevassés portent partout les traces du feu. C’est à l’ombre de ces arbres, autour de ces troncs énormes sur une pelouse courte, maigre et languissante malgré les nombreux cours d’eau qui l’arrosent que se tient tous les vendredis le grand marché arabe de Blidah. C’est aussi là que se font les exécutions. La route de Blidah à Médéah par la Moussaïah passe entre le bois et la montagne, les convois d’âne et de mulets et les caravanes de chameaux y défilent à toute heure du jour. J’ai fait plusieurs dessins de ce bois, un des endroits les plus pittoresques de Blidah, un surtout que je réserve pour un tableau.

 

Eugène Fromentin, Lettres de jeunesse, Plon-Nourrit et Cie, 1909, p. 18-189.