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28/06/2018

Anna Akhmatova, Requiem

 

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                         Dédicace

 

Devant ce malheur les montagnes se courbent

Et le grand fleuve cesse de couler.

Puissants sont les verrous des geôles,

Et derrière, il y a les trous du bagne

Et la tristesse mortelle.

C'est pour les autres que souffle la brise fraîche,

C'est pour les autres que s'attendrit le crépuscule _

Nous n'en savons rien, nous sommes partout les mêmes,

Nous n'entendrons plus rien

Hormis l'odieux grincement des clefs

Et les pas lourds des soldats.

Nous nous levions comme pour les matines,

Dans la Capitale ensauvagée nous marchions,

Pour nous retrouver plus inanimées que les morts.

Voici le soleil plus bas, la Néva plus brumeuse

Et l'espoir nous chante au loin, au loin.

Le verdict... D'un coup jaillissent des larmes.

Déjà elle est retranchée du monde,

Comme si de son cœur on avait arraché la vie,

Ou comme si elle était tombée à la renverse.

Pourtant elle marche... titube... solitaire

Où sont à présent les compagnes d'infortune

 

De mes deux années d'épouvante ?

Que voient-elles dans la bourrasque sibérienne,

À quoi rêvent-elles sous le cercle lunaire ?

Je leur envoie mon dernier salut.

                                                                               Mars 1940

Anna Akhmatova, Requiem, traduit du russe par Paul Valet,

éditions de Minuit, 1966, p. 17.

 

 

27/06/2018

Sylvie Durbec, (bien difficile de) transformer la jalousie en ballon rond

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   Voilà un titre qui accroche le lecteur tant il est déconcertant, la relation entre la jalousie et le ballon rond paraît en effet bien difficile à établir. « Bien difficile », ces mots débutent tous les poèmes ou y sont repris, les liant sans pourtant que se forme un récit.

   Le premier poème, après un « Bien difficile » posé comme un titre, se continue par des parallélismes et, également, par des éléments qui s’opposent. Au « café des Miroirs » en face du poète italien Dino Campana — mort en 1932 — que la narratrice ne peut rencontrer que par ses livres ou en rêve, correspond le « Caffè degli Specchi », célèbre café de Trieste que fréquenta notamment Joyce ; mais personne n’est nommé cette fois, ou plutôt un « elle » (« à me demander quoi voir /(…) / à part elle à part moi ») dont la venue n’est pas du tout désirée. Quoi voir dans le miroir ? rien dans le noir, d’autant moins que la narratrice se dit « grise mais les yeux ouverts ». Elle part on ne sait où : un double mouvement s’effectue qui aboutit à l’introduction du ballon, « Y aller (…) / en revenir en repartir / avec un ballon / sous le bras ». Après un blanc typographique, un autre thème, essentiel dans l’ensemble des poèmes, est donné : « c’est une maison / qui commence / son histoire / ici ». Les deux motifs  me semblent une illustration du titre de la plaquette ; d’un côté, les miroirs, ces « outils de rêve » selon Bachelard, qui symbolisent l’apparence, le fugitif, les cafés, lieux de passage, de dispersion, et le ballon qui ne reste pas en place, image du changement, de l’autre côté la maison, figure même de la sécurité et de l’intimité. Le poème se construit à partir de ces motifs bien peu conciliables et sollicite du lecteur qu’il les fasse jouer entre eux, faute de pouvoir les raccorder.

   L’histoire de la maison n’est pas écrite, seules des bribes apparaissent sans être situées dans le temps ; il y aurait eu trois maisons et l’on passe de ce qui se construit à ce qui se défait : c’est là une figure de la vie. Des enfants viennent dans l’histoire, en accord (la famille) avec la symbolique de la maison, et avec eux le ballon qui roule, après lequel on court. Un autre élément positif est introduit, la porte ;  elle relie la maison au monde extérieur, ouverte elle permet de « voir au plus loin / ce qui ne se voit plus ». Cependant, la maison aurait « sept portes / plus une », ce que le lecteur associe à un possible dédale ou à la Barbe Bleue du conte (le mot « sang » est présent). Les couples de mots de sens opposé sont nombreux — stopper / s’enfuir, entrer / sortit, anciens / modernes, ouvertes / refermées, avant / arrière, la nuit / le jour —image de l’instabilité, jusqu’à la relation entre « trahison » et « maison » en fin de vers : l’incompatibilité des deux mots, et les oppositions, signifient que toute quiétude est détruite, que la stabilité est mise en cause.

 On peut ajouter d’autres données éparses, l’initiale du prénom des deux garçons (T et B) ou la mention d’un cahier caché, par exemple ; mais Sylvie Durbec sait ben qu’une histoire n’est pas faite que d’une accumulation de fragments et celle-ci, semble-t-il, ne peut s’écrire, faute « de faire tenir tout ça ensemble ». La plupart des histoires tiennent  grâce à des inventions quand, ici, le projet est de trouver « bons mots exactes paroles », « bons mots exactes pensées ». De là, un poème-récit troué, plein d’incertitudes, mais qui captive le lecteur justement grâce à ses obscurités.

 

Sylvie Durbec, (bien difficile de) transformer la jalousie en ballon rond, le phare du cousseix, 2018, 16 p., 7 €.Cette note de lecture a été publiée sur remue.netle 11 juin 2018.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

26/06/2018

Sanda Voïca, Trajectoire détournée

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On vit en immortels,

On meurt en mortels.

 

L’urgence de ce qui m’a toujours accueillie :

mon propre lit

mon propre livre ;

Mais je

flotte

plane

vacille

erre

m’absente

de ces mots mêmes.

Comment réinventer les mots évidés ?

Chaque jour un peu plus vers

l’espace inédit, mien,

qui se crée et augmente,

autour du tronc de mon tulipier,

entre les branches qui s’en éloignent.

 

J’enveloppe

et m’éloigne du tronc

d’un savoureux arbre :

les guêpes en raffolent.

 

Sanda Voïca, Trajectoire déroutée, Lanskine, 2018, p. 55.

25/06/2018

Auxeméry, Failles / traces

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Fibres

 

La forme du poème implique. Ainsi

sa fibre — puis toute a texture

est de fait composée de fils : les temps

comme les lieux que l’être

aura déterminés de sa présence, ainsi

devenus siens, suivent ces fils

 

& la fibre du poème s’agrège — une

         intrigue se noue, intrication

de ce qui de cette présence à soi comme au monde

         compose avec ce qui en constitue

comme le décor & les déterminations. Ainsi

         ces énergies agissent, & le présent,

 

cette permanence des plis de l’être donnera

         sa forme au poème, & sa lecture

s’en effectuera sur la ligne d’entrecroisements

         des fibres composées de fils, & l’être

prend forme lui aussi de la forme même

         du poème où se lira ce qui, & c’est

 

                  ainsi, est.

 

Fils sévères sur la trame

         Qu’une nécessité oblige.

 

Auxeméry, Failles / traces, Poésie /Flammarion,

2017, p. 293.

24/06/2018

Bo Carpelan (1926-2011), Un autre langage

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Métamorphoses du paysage

 

Métamorphoses du paysage, le cri

ivre du sommeil de la mort près du lit

où l’amour a déjà veillé —

paysage éternel

comme les nuages qui tintent dans le vent,

les voix avant que la mort les récolte,

les gens, les troupeaux de bétail

et les nuits tombantes du silence

les reflets tendres

de la vague éternelle

rayonnant à travers le sang :

nomade en toi, je vois

les ombres chinoises du manque

et le poids oscillant des montagnes en flammes.

 

Bo Carpelan, Un autre langage, traduction du suédois

(Finlande) Pierre Grouix, dans poe&sie, n° 131-132, p. 87.

 

23/06/2018

Nelly Sachs, Brasier d'énigmes

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Et tu as traversé la mort

comme en la neige l’oiseau

toujours noir scellant l’issue…

Le temps a dégluti

les adieux que tu lui offris

jusqu’à l’extrême abandon

au bout de tes doigts

Nuit d’yeux

S’immatérialiser

Ellipse, l’air a baigné

la rue des douleurs…

 

 

Und du gingst über den Tod

wie der Vogel im Schnee

immer schwarz siegelnd das Ende –

Die Zeit schluckte

was du ihr gabst an Abschied

bis auf das äusserste Verlassen

die Fingerspitzen entlang

Augennacht

Körperlos werden

Die Luft umspülte – eine Ellipse –

die Strasse der Schmerzen –

 

Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes, traduit de l’allemand par Lionel Richard, Denoël, 1967, p. 258-259.

22/06/2018

Pascal Quignard, Vie secrète

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   La question que pose l'amour humain — au contraire de l'opportunisme de la violence sexuelle — ne tient pas au choix préférentiel, à la possessivité, à la durée du lieu, à l'exclusivité de ce choix devant tout autre occasion (attachement monogame et fidélité).

   Définir ainsi l'amour est préhumain. Cette conjonction se retrouve chez les primates, chez les oiseaux et elle est liée à la fidélisation et au nourrissage.

   La question doit porter sur le choix préférentiel (mais préférentiel à l'égard du social, à l'égard de tous les autres liens sociaux qui peuvent se présenter).

   L'amour qui naît dans la fascination meurtrière involontaire, meurtrière dans la faim, meurtrière de l'un de ses deux membres, meurtrière de la société du moins dans ses règles d'échange entre les clans et dans l'étagement temporel de la généalogie, désunanimise l'unité commune à chaque famille, décollectivise le groupe. Ce qu'il y a de touchant dans le mythe qui concerne Pâris (qui est le héros grec de ce qu'il en est des choix préférentiels dans l'amour : son jugement est invoqué par les hommes après avoir été mendié par les déesses), c'est que c'est un enfant rejeté, exposé, asocialisé, voué à la mort par la société dont son père est le roi. C'est l'asocialisé qui choisit le lien asocial (à ceci près que la guerre, au contraire de ce que voulaient croire les anciens Grecs, est la plus sociale des activités humaines).

   La chasse au congénère jusqu'à la mort est le propre des sociétés humaines.

   Les sociétés humaines sont les seules sociétés animales où la mort du congénère ne soit pas inhibée.

 

Pascal Quignard, Vie secrète, Folio / Gallimard, 1999 [1998], p. 244-245.

21/06/2018

Jules Renard, Journal

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                                            Éloge funèbre. La moitié de ça lui aurait suffi de son vivant.

On se fait des ennemis. Avait-on des amis ?

Le monde serait heureux s'il était renversé.

 Un homme qui aurait absolument nettela vision du néant se tuerait tout de suite. 

À considérer les appétits bourgeois, je me sens capable de me passer de tout.

Je ne tiens pas plus à la qualité qu'à la quantité des lecteurs. 

Les  hommes naissent égaux. Dès le lendemain, ils ne le sont plus.

Écrire pour quelqu'un, c'est comme écrire à quelqu'un : on se croit tout de suite obligé de mentir.

 Il faut vivre pour écrire, et non pas écrire pour vivre.

 Mon ignorance et l'aveu de mon ignorance, voilà le plus clair de mon originalité.

 

 Jules Renard, Journal, édition Léon Guichard et Gilbert Sigaux,  Pléiade / Gallimard, 1965, p. 1094, 1114, 1118, 1119, 1124, 1128, 1132, 1151, 1164.

20/06/2018

Brigitte Mouchet, et qui hante

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ici ne repose pas

 

Il arrive parfois, traversant la campagne, qu’un appel – mais – rien – le silence, un vague crissement, il s’est passé quelque chose. On marche dans les bois. Le soir on rentre.

On peut les rencontrer — d’abord quelques-uns, compagnons — et des enfants — ils sont partis — à qui on a tranché la langue — parfois une ombre arpente la campagne, semble se pencher pour passer — mais rien.

Les odeurs des ronces. Quelque chose s’agrippe, serre les poings. Quelque chose — ils ont tenté de passer. Ils se sont abîmés avec les pierres, les genêts au soleil. Et la nuit des lumières balaient — quelqu’un ? — un bosquet hérissé, accroché, quelqu’un reste immobile, quelque chose.

[…]

 

Brigitte Mouchet, Et qui hante, isabelle sauvage, 2018, p. 89.

19/06/2018

Paul Celan, La rose de personne

 

                         Paul Celan, La rose de personne, Kolon, langue, sens, Martine Broda

Kolon

 

Dans la lumière des vigiles

des mots aucune main

gagnée par errance

 

Mais toi, gagnée par sommeil, toujours,

vraie de langue dans chacune

des pauses ;

à quel prix

de divorcé d’ensemble

le prépares-tu pour un nouveau départ :

le lit mémoire !

 

Sens, nous gisons

blancs d’une multi-

couleur, mille-

bouches à force de

vent-du-temos, souffle-année, cœur-jamais.

 

Paul Celan, La rose de personne, traduction Martine Broda, Le Nouveau Commerce, 1979, p. 107.

 

18/06/2018

Norge, Le stupéfait

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             Tout tout

 

Je voulais tout et quand j’eus tout,

     – Mais savez-vous planter des choux ?

J’eus tout et je ne sus qu’en faire

     – À la mode de chez nous

Ce tout-là, ce n’était qu’enfer.

 

T’en as déjà trop dit, Prosper,

Tu ferais mieux de nous servir

Quelque chose qui désaltère

Au lieu de pousser des soupirs.

         … Mais savez-vous planter des choux ?

T’en as déjà trop dit, Prosper,

Et t’aurais mieux fait de te taire

Et de boire encore un bon coup

         Au lieu de pousser des glouglous

         À la mode de chez nous !

 

Norge, Le stupéfait, Gallimard, 1988, p. 49.

 

 

17/06/2018

Lionel Ray, Les métamorphoses du biographe

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                                                                la dernière nuit

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

La dernière nuit  on disait encore « c’est tout simple »

sans protester on poussait sa charrette sur un

carreau où l’œil nu s’effondre brusquement on sait

pour quelques instants s’appuyer à tous les zincs

avec la faune des écaillers et ça plaisante

hors du domaine public sans habillement

les maraudeuses entre les cageots déracinées

de l’Étoile avaient le visage en sang

Les marginaux assis n’étaient plus sûrs de rien

Toutefois les pieds énormes feront plus loin des rondes

On verra tout est prêt la rue de Carpentras

L’allée de la Cossonnerie neuf bâtiments

Pour les fruits et légumes sans aucune tradition

Mais les camions du négoce ne quitteront pas

La rue Rambuteau sans la grosse Germaine qui

« Travaille pas nous autres seul’ment sur les touristes »

 –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Lionel Ray, Les métamorphoses du biographe, Gallimard, 1971, p. 65.

16/06/2018

Wislawa Szymborska (1923-2012), De la mort sans exagérer

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Photographie de la foule

 

Sur la photo de la foule

ma tête septième à droite,

ou alors quatrième à gauche,

ou alors vingtième en partant du bas.

 

ma tête, je ne sais laquelle,

plus toute seule, plus unique,

déjà pareille aux semblables,

pas plus mâle que femelle ;

 

les signes qu’elle m’envoie

pas particuliers du tout ;

si l’Esprit du Temps la voit,

il ne la regarde pas ;

 

ma tête toute statistique,

consommant acier et câble,

globalement, paisiblement,

 

sans honte d’être quelconque,

sans chagrin d’être interchangeable ;

 

comme si je ne l’avais guère

pour moi, et à ma manière ;

 

comme dans un cimetière antique

plein de crânes anonymes,

tous assez bien conservés

malgré leur mortalité ;

 

comme si elle y était déjà,

pas  à moi, universelle ;

où, si elle peut se souvenir,

c’est de son profond avenir.

 

Wislawa Szymborska, De la mort sans exagérer,

traduction du polonais Piotr Kaminski,

Poésie / Gallimard, 2018, p. 118-119.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

15/06/2018

Pierre Mabille, C'est cadeau : recension

Pierre Mabille, C’est cadeau, répétition, jeux de mots

 

   C’est cadeaucomprend deux formes différentes de poèmes, 29 en vers presque toujours courts, 5 beaucoup plus amples écrits, comme le note en avant texte l’éditeur, à partir d’un motif récurrent. Le poème d’ouverture, bref, reprend sous plusieurs formes la séquence « certaines petites choses » : elle se transforme en « certaines / petites choses », puis « certaine / petites / choses ». Les textes plus développés sont construits sur l’énumération, avec une entrée comme « Tout ce qui est à moi » ou « mon poème », ou « mon côté », suivie d’un nom (ou de plusieurs noms, d’un nom qualifié, etc.) ; les noms sont donnés selon l’ordre alphabétique ou l’ordre inverse (de Z à A) comme dans le premier poème de ce type. L’ensemble (donc 26 groupes) s’achève par une formule pour signifier l’abandon des biens désignés — « tout ce qui est à moi / je t’en fais don je te le / donne », «  C K DO », etc.

   Les listes rassemblent des éléments hétérogènes et un certain humour naît de leur juxtaposition, ainsi : « tout ce qui est à moi mon ordi mon oreiller mon outil mon outillage mon nœud pap mon nuancier mon numéro gagnant ». Pourtant, l’abondance des mots liés à la vie d’aujourd’hui telle que la société consumériste l’impose plus ou moins, oriente parallèlement vers une lecture critique. Ce qui semble n’être qu’un fatras devient en partie un miroir des habitudes courantes, le « mon » renvoie à l’individu qui énumère ce qu’il considère être ses possessions, dans un monde de l’avoir ; on lit au fil d’un poème « mon troisième téléphone mobile », puis « mon quatrième téléphone mobile », avant le premier et le deuxième, puisqu’il faut suivre ici l’ordre Z ®A… Si une partie des objets énumérés distingue une classe sociale restreinte (« mon yacht », « mon avion », par exemple), la plupart est propre au plus grand nombre : sont notés ce que la publicité incite, à un moment donné, à acheter sous peine de "n’être pas de son temps", « t shirt ACDC, t shirt David Bowie t shirt Neil Young, t shirt Virgin Megastore », « Laguiole, Leatherman », etc., sans oublier le zippo.

   Il ne faut pas exclure la part de jeu dans ces listes. On y relève notamment des allusions à des chansons (« mon truc en plumes », « mon beau sapin », « mon p’tit quinquin »), à Baudelaire (« mon enfant ma sœur »), à un livre de Michaux (« l’espace du dedans »), et même au premier poème du livre avec « mon poème sur certaines petites choses ». N’oublions pas le jeu culturel avec « mon premier livre de Donald Westlake mon premier livre de Pierre Reverdy ». Plus nombreux sont les jeux avec la langue qui reposent sur l’homophonie (mon nom / mon non), sur la possibilité de construire un mot en ajoutant une syllabe à un autre mot (mou / mouillé ; pass / passeport), en changeant une lettre (vertige, vestige) ou un son (mon blaze/ mon blues ; mon creux / mon cri). 

   Si les listes sont absentes des poèmes courts, presque tous de forme strophique, on rencontre dans deux poèmes plusieurs vers débutant par un infinitif. Le lien avec les poèmes longs est ailleurs, dans l’attention portée à la vie de l’individu — ici, un "je" — dans la société, notamment à sa solitude. Ainsi, le parcours de la ville dans un bus, le nez collé à une vitre, donne l’illusion d’être derrière une caméra et « personne pour dire / arrête ton cinéma », il n’empêche que, pourtant, « je suis reflet fugitif / éclair doré dans ». Ce qui apparaît souvent, c’est la difficulté d’exprimer des sentiments ; le corps parle dans l’étreinte, sans doute, mais « le mot manque » pour aller au-delà des gestes, « comment te dire / quoi te dire oh ». Même quand la présence de l’autre laisse imaginer une histoire à construire, à raconter — « un récit avec un début / tout le tralala / et une fin » — rien ne se développe, comme si la distance entre désir et réalité était infranchissable, toujours vécue avec un « peut-être ». Quelle issue ?

   "Largué", au titre évocateur, reprend un alexandrin d’un poème d’Apollinaire, "Mai", en le transformant : « Le mai le joli mai en barque sur le Rhin » devient « Le mai le joli mai en vélo / bords de marne » ; à l’évocation mélancolique d’un amour ancien fait place le rejet de ce qui symbolise l’intégration dans la société, la connexion permanente et l’argent, avec « le smartphone et le portefeuille ». Les deux objets sont abandonnés dans un fossé avec le vélo, puis c’est le tour du sac, et le narrateur lui-même « se sent largué ce soir » : aucun espoir dans la nuit venue ; alors que les ruines du poème d’Apollinaire étaient parées par le joli mai « De lierre de vigne vierge et de rosiers », ici rien ne peut changer. D’ailleurs plusieurs poèmes reprennent le motif des inégalités sociales (« l’égalité excuse-moi / on l’a pas vu passer ») : elles se maintiennent et restent les images des écrans qui fascinent.

     L’amour, quand il est évoqué, semble toujours avoir été connu dans le passé — « ton souvenir en moi / valse dans l’air du soir » ; relisons cependant une déclaration à l’aimée, pudique puisqu’elle passe par une citation

tu es si belle qu’il se met

à pleuvoir écrivait brautigan

Relisons aussi le poème "Aujourd’hui" où le mot « tendre », entre deux strophes, est commenté :

« c’est bien le mot / à isoler afin de / libérer toute sa douceur / et faire voler toutes / ses flèches ». "Aujourd’hui", donc, « n’est pas un poème », mais Pierre Mabille, en isolant un mot chargé de connotations positives, établit un lien avec les poèmes de listes tous présentés comme des dons. Cet avant-dernier poème est suivi d’un adieu au lecteur ; construit avec pour départ la formule finale des lettres administratives, « Je vous prie de », il y a plusieurs essais pour sortir, aucun ne convient parce que la déférence n’est vraiment pas de mise. Alors quel mot final ? « et merde ». Oui, c’est cadeauest à offrir.

 

Pierre Mabille, C’est cadeau, éditions Unes, 2018, 88 p., 20 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 27 mai 2018.

 

14/06/2018

Christiane Veschambre, Ils dorment

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Ils dorment.

Leurs corps reposent l’un contre l’autre, l’un dans la présence de l’autre.

Lui ouvre les yeux, tend un bras vers un bracelet montre posé sur la table de chevet.

 

Il l’approche, avec lui on lit l’heure sur le cadran 6h ¼.

Il lève doucement le drap, il est en tee-chirt et caleçon, il se tourne vers elle qui dort, la regarde, l’effleure, un fable son incertain sort de sa bouche fermée. Il se lève.

 

Il est à la table de la cuisine. La cuillère prend dans le bol les céréales en forme de petits anneaux. Sa main tient la cuillère. Il voit sur la table la petite boîte d’allumettes.

 

Il est dehors. Il marche, il est habillé d’une combinaison de travail dont j’ai oublié la couleur. Il tient à la main une sorte de petite mallette semi-sphérique. Il longe des bâtiments de brique. Il tourne à l’angle, sous un porche.

 

Il est assis au volant d’un autobus à l’arrêt, vide, porte ouverte. Il écrit sur un petit carnet posé sur le volant. On approche de la page et on peut lire ce qu’il y écrit. On le lit aussi en bas à gauche de l’écran. C’est un poème qui dit la petite boîte d’allumettes, le dessin des mots sur son couvercle.

[…]

 

Christiane Veschambre, Ils dorment, L’Antichambre du Préau, 2017, np.