10/11/2017
Blaise Cendrars, 19 poèmes élastiques
19.Construction
De la couleur, de la couleur et des couleurs
Voici Léger qui grandit comme le soleil de l’époque tertiaire
Et qui durcit
Et qui fixe
La nature morte
La croûte terrestre
Le liquide
Le brumeux
Tout ce qui se ternit
La géométrie nuageuse
Le fil à plomb qui se résorbe
Ossification
Locomotion
Tout grouille
L’esprit s’anime soudain et s’habille à son tour comme les animaux et les plantes
Prodigieusement
Et voici
La peinture devient cette chose énorme qui bouge
La roue
La vie
La machine
L’âme humaine
Une culasse de 75
Mon portrait
Février 1919
Blaise Cendrars, Dix-neuf poèmes élastiques, dans Œuvres romanesques ;précédées de Poésies complètes, Pléiade / Gallimard, 2017, p. 71.
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09/11/2017
Emily Dickinson, Y aura-t-il pour de vrai un matin
I’m Nobody! Who are you?
Are you — Nobody — too?
Then there’s a pair of us!
Dont tell ! they’d banish us — you know!
How dreary — to be — Somebody!
How public — like a Frog —
To tell your name — the livelong June —
To an admiring Bog!
Je ne suis personne ! et vous ?
Personne — non plus ?
Alors nous faisons la paire !
Chut ! on nous bannirait — savez-vous !
Que c’est ennuyeux — d’être — Quelqu’un !
Vulgaire — comme la grenouille —
De claironner son nom — au long de Juin —
À un Marais admiratif !
Emily Dickinson, Y aura-t-il pour de vrai un matin,
traduit et présenté par Claire Malroux, José Corti,
2008, p. 252-253.
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08/11/2017
Daniel Blanchard, Bruire
Vivere il finire
À la baisse du jour,
sous le vacarme exténué,
des voix d’enfants, d’oiseaux.
Parole de rivière :
Demain tu ne seras plus toi…
un chant dans la mémoire.
L’appel de ton regard,
ta musique dans ma mémoire,
eau qui remue dans l’eau.
Dans la brise de mai,
avec le grand pin bleu bruire
à l’automne de la vie.
Mon corps contre ton corps
sera la caresse du temps.
(Murmure de rivière)
Daniel Blanchard, Bruire, L’Atelier contemporain,
2017, p. 10, 11, 24, 28, 30.
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07/11/2017
Christine Guinard, Des corps transitoires (chute d'Icare)
Chute d’Icare
Lorsque Icare se fut consolé de sa légère tristesse, regrettant à l’aube, son père et la terre délaissée déjà, troqués naïvement contre un moment de grâce ; lorsqu’il eut considéré la perte en lui, la peur du chemin, le battement acharné du cœur prenant son envol, il ouvrit délicatement son bras droit, serti d’une aile bleutée. Il tira jusqu’au milieu du bras, guida jusqu’à l’épaule le gant gainé de plumes soyeuses et l’ajusta au plus près, afin de ne pas le laisser s’affaisser. Puis, encouragé par le souffle du vent contre sa poitrine nue, il entama le déploiement du bras gauche, pour y apprêter l’aile grise et bleue, identique à la première, de plumes et de soie, piquée comme de fins grains d epeau. Il replia contre son cœur le bras droit pour ne pas donner prise aux bourrasques fraiches du matin et voulut, agenouillé en terre tel un suppliant, se dresser, héroïque, pour braver devant lui les lois humaines.
Christine Guinard, Des corps transitoires, éditions mémoire vivante, 2017, p. 7-8.
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06/11/2017
Jean-Baptiste Cabaud, La folie d'Alekseyev — Tombeau de Mandelstam
Tombeau de Mandelstam
C’est un dernier arrêt, une dernière porte en plein Nord, devant une perspective Nevski pétersbourgeoise vidée de ses passants. Changements légers. Les immeubles s’éloignent. Les fers des chevaux aux fiacres archaïques, à coups d’étincelles, de claquements sonores, secs, creusent des marches d’escalier dans les pavés. C’est un siècle chien-loup, depuis les hauteurs, qui s’étend sur la ville et fond sur l’horizon comme une rumeur dans les nuages. Comme un bruit dans le temps. Les couleurs sont changeantes, accidentelles, et le froid, c’est étrange, le froid morbide et carnivore a disparu. Une table de cuisine dans cette allée est installée, conviviale, universelle ; son plateau de bois patiné est le centre de toute la Russie. […] À qui s’y assiéra, à qui voudra se poser là, échoira de discuter avec le poète. Il est là ; il attend. Délivré de sa fatigue. Les yeux creux et les gencives maladives, regardant, étonné un peu, la nouveauté de ce décor. Ses mains scorbutiques en gants de pellagre ne le font plus souffrir. Il ne gratte plus en gestes réflexes son corps suppurant de vermines et de poux. Ne cherche plus à remettre machinalement, vainement en place contre le froid son caban d’ouate crevée de détenu, ses bottes bourkis de tissus décousus Qui voudra lui parler le trouvera assis ici. Longtemps sûrement. Légèrement souriant, composant à mi-voix, d’un souffle de poumon, ses poèmes sur le monde ; tout à son esprit. Son corps, sans qu’il s’en soit rendu compte, ne le tourmente plus, depuis longtemps enfoui par d’autres compagnons de disgrâce, sous le poteau noir d’une fosse commune, dans un camp de transit près de Vladivostok.
Jean-Baptiste Cabaud, La folie d’Alekseyev, Dernier Télégramme, 2017, p. 25-26.
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05/11/2017
Hugo von Hofmannsthal, Lettre du voyageur à son retour
Le 26 mai 1901
Ma vie a été totalement dépourvue de bons moments jusqu'à maintenant, et peut-être ne le sais-je que depuis certaine petite aventure que j'ai eue voici trois jours — mais je veux essayer de raconter les faits dans l'ordre : encore que tu ne puisses pas retirer grand-chose de mon récit. Bref, je devais me rendre à une conférence, la dernière, décisive, d'une suite de discussions qui avaient pour but de rapprocher la société hollandaise pour laquelle je travaille depuis quatre années et une société anglo-germanique déjà existante, et je savais que ce jour serait déterminant — d'une certaine façon aussi pour ma vie à venir — et je n'avis aucune prise sur moi-même, oh! comme je manquais d'emprise sur moi-même ! De l'intérieur je sentais la maladie venir en moi, mais ce n'était pas dans mon corps, je le connais trop bien, mon corps. c'était la crise d'un malaise interne ; ses accès antérieurs, il est vrai, avaient été aussi imperceptibles qu'il est possible ; qu'ils avaient somme toute été réels, qu'ils étaient liés néanmoins à ce vertige présent, je le compris alors en un éclair, car nous comprenons bien davantage en de telles crises que dans les instants ordinaires de la vie. Ces prémices avaient été d'infimes, d'absurdes mouvements de contrariété, tout à fait négligeables, presque des déviations et incertitudes passagères de la pensée ou du sentir, amis à coup sûr quelque chose de tout nouveau pour moi ; et je crois bien, pour insignifiant que soit tout cela, n'avoir jamais rien ressenti de tel, sinon depuis ces quelques mois où je foule à nouveau le sol européen. Quoi, énumérer ces accès occasionnels d'un presque rien ? Il le faut, de toute façon — ou bien je dois déchirer cette lettre et taire le reste à jamais. Il arrivait parfois, le matin, dans ces chambres d'hôtels allemands, que la cruche et la cuvette — ou un coin de la chambre avec la table et le portemanteau — m'apparaissaient si irréels, si totalement dépourvus de réalité, malgré leur indescriptible banalité, presque fantomatiques et en même temps provisoires, en attente, qu'ils se substituaient en quelque sorte, pour un instant, à la cruche réelle, à la cuvette réelle emplie d'eau. Si je ne te connaissais pas comme un homme à qui rien ne semble grand ni petit ni entièrement absurde, je n'irais pas plus loin. D'ailleurs, il me suffirait peut-être de ne pas expédier la lettre. Mais : c'était ainsi.
(...)
Hugo von Hofmannsthal, Lettre du voyageur à son retour, précédé de la Lettre de Lord Chandos, traduit de l'allemand par Jean-Claude Schneider, Mercure de France, 1969, n.p.
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04/11/2017
Roger Giroux, L'arbre le temps
Nue,
Frileusement venue,
Devenue elle sans raison, ne sachant
Quel simulacre de l’amour appeler en image
(belle d’un doute inachevé
vague après vague,
et comme inadvenue aux lèvres), ici
d’une autre qui n’est plus
que sa feinte substance nommée
Miroir, abusive nacelle,
eau de pur silex.
Roger Giroux, L’arbre le temps,
Éric Pesty éditeur, 2016, p. 61.
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03/11/2017
E. E. Cummings, Érotiques
Ma dame, je vais vous toucher de mon esprit
Vous toucher et toucher et toucher
jusqu’à ce que vous m’accordiez
un soudain sourire, timidement obscène
(ma dame je vais vous toucher de mon esprit.) Vous
toucher, c’est tout,
légèrement et vous deviendrez tout à fait
avec une infinie facilité
le poème que je n’écris pas.
Edgar Estlin Cummings, Érotiques, traduction Jacques
Demarcq, Seghers, 2012, p. 113.
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Exposition d'automne au Palmen Garten (Francfort), photos Chantal Tanet
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02/11/2017
Luigia Sorrentino, Figure de l'eau
le noir enveloppe l’hiver
s’en est allé
dans un cri,
de lui nulle trace
le vent sur le canal
a scindé l’azur
l’antre des yeux profonds
elle l’a suivi
dans le touffu des arbres
dans l’obscurité déjà si dense du
maquis
la petite onde
a perdu sa route
dans les failles du temps
la langue de la mousse
fait taire chaque lumière
[…]
Luigia Sorrentino, Figure de l’eau,
traduction de l’italien Angèle Paoli,
aquarelles Caroline François-Rubino,
Al Manar, 2017, p. 9 et 11.
01/11/2017
Christian Prigent, Journal
27/08 [2017) (écrire / ne pas écrire)
Les longues périodes (des mois parfois) sans « écrire » (écrire vraiment : creusement des mémoires, parcours des archives, lectures tout entières programmées par leur utilité pour le travail en cours, effort acharné au style, poursuite de l’expression sensorielle « juste », élaboration des tensions, phrase/phrasé, soucis techniques de composition, séances régulières et longues, perspective de « livre » — publication)…
Ces phases m’ont toujours enfoncé dans des états péniblement dépressifs. Sans doute parce que peu à peu, alors, s’en va toute chance de prise symbolique, toute initiative souveraine, toute possibilité de résistance à la pression paradoxalement dé-réalisante du dehors (le « monde » saturé de représentations, la « réalité » toujours-déjà fixée en mots et images, le lieu commun où s’évanouit et s’aliène la singularité sensible de l’expérience.
Du monde, alors, je ne comprends plus rien, il flotte devant moi et en moi comme un nuage fuyant, ce n’est qu’un paysage flou. C’est comme si tout sens et toute vie m’abandonnent. Ne reste qu’une pénible sensation de débilité et de déréliction, sans doute à chaque fois arrivée (misérablement avivée pour autant que mêlée de honte, de sentiment du ridicule), par la terreur, inscrite au plus profond de moi, de la perte d’amour, d’abandon, de ce que j’ai appelé un jour la « seulaumonditude » : je ne suis pas « au monde », le monde n’est plus ni en ni à « moi », etc.
Christian Prigent, Journal (extraits), Sitaudis, 2017.
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31/10/2017
Maurice Rollinat, Les névroses
Ballade des mouettes
En tas, poussant de longs cris aboyeurs
Aussi plaintifs que des cris de chouettes,
Autour des ports, sur les gouffres noyeurs,
Dans l’air salé s’ébattent les mouettes.
D’un duvet mauve et marqueté de roux,
Sur l’eau baveuse où le vent fait des trous,
On peut les voir se tailler des besognes
Et se risque sous le ciel en courroux,
Pour nettoyer la mer de ses charognes.
Flairant les flots, sinistres charroyeurs,
Et les écueils noirs dont les silhouettes
Font aux marins de si grandes frayeurs,
Elles s’en vont avec des pirouettes
De-ci, de-là, comme des girouettes.
Dans les vapeurs vitreuses des temps mous
Où notre œil suit les effacements doux
Des mâts penchant avec des airs d’ivrognes,
Ces grands oiseaux rôdent sur les remous,
Pour nettoyer la mer de ses charognes.
Et quand les flots devenus chatoyeurs
Dorment bercés par les brises fluettes,
On les revoit, avides côtoyeurs,
Éparpillant leurs troupes inquiètes
Aux environs des falaises muettes.
En vain tout rit, le brouillard s’est dissous ;
Ces carnassiers qui ne sont jamais soûls
Ouvrent encore leurs ailes de cigognes
Sur les galets polis comme des sous,
Pour nettoyer la mer de ses charognes.
Envoi
Vautour blafard, fouilleur des casse-cous,
Toi dont le bec donne de si grands coups
Dans les lambeaux pourris où tu te cognes,
Viens-là ! tes sœurs t’y donnent rendez-vous
Pour nettoyer la mer de ses charognes.
Maurice Rollinat, Les névroses, Bibliothèque
Charpentier, 1923, p. 241-242.
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30/10/2017
Pierre Dhainaut, Plus loin dans l'inachevé
Oiseaux d’ici
Rieuses, dit-on de ces mouettes
tête noire et bec rouge,
d’autant plus blanches
lorsque les ailes se déploient
sur la digue, sur le port,
sans trêve, le vent,
le vent est favorable
à la véhémence
de la trajectoire, à l’acuité
du cri : elles gravitaient l’air,
elles s’y précipitent, là même
où nous ne voyons rien,
quelle était
leur victime ? cette clameur
de vagues qui s’abattent
nous rattrape, nous blesse
jusque dans les rêves.
Pierre Dhainaut, Plus loin dans l’inachevé,
Arfuyen, 2010, p. 49.
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29/10/2017
Georges Perros, Henri Thomas, Correspondance 1960-1977
11 août 1975, Georges Perros à Henri Thomas
Dans le fond — de quoi ? ce qu’on appelle notre destin c’est peut-être tout ce qu’on a aimé à moitié sans le savoir, tout aussi, ce qui nous a échappé, parce qu’on n’y tenait pas tellement. Trop mortel. D’où ce fumier infranchissable dont tu parles ? On sait peut-être l’essentiel trop vite. L’inacceptable si l’on tient à vivre un peu. La vie ça tient dans un dé à coudre. Mais, faut se taper tout le reste.
Georges Perros, Henri Thomas, Correspondance, 1960-1977, collection Théorodre Balmoral, Fario, 2017, p. 55.
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28/10/2017
Julien Gracq, Carnets du grand chemin
Les demi-cultivés (ou demi-barbares) de l’ère de l’audiovisuel. Quand on suit à la radio ou à la télévision un des innombrables jeux radiophoniques, on est frappé de la proportion somme toute élevée des réponses justes, considérablement plus grande en moyenne qu’elle ne l’eût été il y a cinquante ans. Mais on pressent en même temps que ces connaissances ponctuelles n’ont aucune tendance à s’organiser en réseaux cohérents. L’esprit de leur possesseur fait penser à un cartographe du relief qui, disposant d’un assez grand nombre de points cotés, n’aurait aucune notion de la manière de les joindre par des courbes de niveau.
Julien Gracq, Carnets du grand chemin, édition C. Dourguin, dans Œuvres complètes II (édition B. Boye), Pléiade / Gallimard, 1995, p. 1097.
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