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13/06/2018

Inger Christensen, La Vallée des papillons

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Éphémères visions des regrettés défunts,

le papillon de l’aubépine qui plane

comme un nuage blanc teinté de traces

de bouquets rouges tissés par la lumière,

 

grand-mère au jardin qu’enlacent les milliers

de bras des giroflées, asters et gypsophiles,

mon père qui m’enseigna les premiers noms

de ce qui doit ramper avant de disparaître

 

pénètrent avec moi dans la vallée des papillons

où tout n’existe que de ce côté, où même

les morts entendent le rossignol, son chant

 

possède une pulsation étrange, mélancolique

qui va de la souffrance à la souffrance,

mon oreille répond d’un tintement secret.

 

Inger Christense, La Vallée des papillons, traduction du danois Karl et Janine Poulsen, Rehauts, 2018, p. 19.

 

 

12/06/2018

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau,5

             Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, cinq, histoire de la perdrix

                        Histoire de la perdrix

 

Prologue

 

Les choses ne sont pas ce que les mots produisent. Elles émergent de ce qu'ils séparent. Elles deviennent visibles, visibles et nues, comme elles ne le sont pas elles-mêmes. Visibles après le bain. Issues de l'ombre positive d ela langue, de l'implacable et lumineux glissement de sa négativité.

 

Cette ombre pour respirer. Cette ombre pour plonger.

 

Survie phrasique jusque dans l'extrême nuance opaque du poème. Lecture sans le moindre émouvante - ou bien molle, injuste, sans le moindre tranchant.

Voici la découpe où je vis : l'emporte pièce, autant de bandes, brunes jaunes. Adorable limaille.

 

Et vivable vraiment la présence due aux mots ; sans eux on n'échapperait pas à la chaotique filature du temps ni à la puissance de l'instant laissé à lui-même — seuls les animaux y excellent.

 

Pierre parmi les pierres. Foin dans le foin, j'écris le maquillage de la perdrix.

Je déracine et brandis son théâtre d'un bloc. Sa brûlure n'est pas extatique, mais douloureuse comme la totalité.

 

Une précipitation d'apparence.

Une explosion de perdrix pierreuse.

 

Le théâtre est clos ; à l'intérieur, la ressemblance est infinie.

 

[...]

 

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, cinq, André Dimanche, 2008, p. 57-58.

11/06/2018

Joseph Joubert, Carnets, I

 

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   Le seul moyen d'avoir des amis, c'est de tout jeter par les fenêtres, de n'enfermer rien et de ne jamais savoir où l'on couchera le soir.

 

   On ne devrait écrire ce qu'on sent qu'après un long repos de l'âme. Il ne faut pas s'exprimer comme on sent, mais comme on se souvient.

 

   Enseigner, c'est apprendre deux fois.

 

   Ceux qui n'ont à s'occuper ni de leurs plaisirs ni de leurs besoins sont à plaindre.

 

   Les enfants veulent toujours regarder derrière les miroirs.

 

   Aux médiocres il faut des livres médiocres.

 

   Les uns disent bâton merdeux, les autres fagot d'épines.

 

   L'un aime à dire ce qu'il sait, l'autre à dire ce qu'il pense.

 

   Évitez d'acheter un livre fermé.

 

   Ce monde me paraît un tourbillon habité par un peuple à qui la tête tourne.

 

Joseph Joubert, Carnets, I, textes recueillis par André Beaunier,  Gallimard, 1994 [1938], p. 73, 79, 143, 143, 161, 165, 172, 176, 183, 183, 211.

10/06/2018

Geoffrey Squires, Silhouettes

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Eau grise

une petite butte d’arbres

 

à quoi penses-tu on

ne peut pas demander ça

c’est si bien d’être à l’écart de tout le monde

 

le doux champ de son ventre

fragile chaleur d’été

 

juste naturel

 

Grey water

a little spit of trees

 

what are you thinking

not allowed to sak that

how nice to be away from anywhere

 

the soft fiel of her belly

frail summer heat

 

only natural

 

Geofrey Squires, Silhouettes, traduction

François Heusbourg,Unes, 2018, p. 21 et 20.

09/06/2018

Anise Koltz, Galaxies intérieures

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Dès notre naissance

nous avons flairé le sang

 

Les images du déluge

tapissent encore

notre mémoire

 

Nous marchons sans repères

suspendus au monde

par une épingle de sûreté

 

Anise Koltz, Galaxies intérieures,

Arfuyen, 2013, p. 50.

08/06/2018

Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d'abîme

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L’heure est dite d’abois

 

 

L’heure est dite d’abois dans les arrière-cours

Et de guenilles en sanglots sur les cordes du jour

Par le travers des lampes nues dans l’ombre noire

O reflet malingre d’un vieil été mémoire

D’un soleil en cendres sous les mains dans la nuit

Passé l’orgue de Barbarie où le temps bruit

Le malaise d’un chien la valise d’une âme

Emplie d’herbe lointaine et de cheveux de femme

Accoudé sur la table le ciel venu m’aider

À compte recompter feuilles mortes accoudé

Sur la table tremblante au fond d’auberges vides

Avec autour d émoi pas mal de chopes vides

Eh bien devines-tu j’en ai fini de mon espoir

À jamais je suis seul dans mon amour ce soir

Dans l’aube de la vie les montagnes de lumière

Aspiré par des tourmentes d’étoiles très claires

Au-dessus d’une transparente ornée de vergers bleus

Eclaboussant d’oiseaux qui sont comme tes yeux

Jusqu’à la cime la plus blanche le fol érable

Et ne viens pas me joindre au bord de cette table

Je n’y suis plus je suis parmi les neiges du futur

Pourtant je t’y attends tête tombée fruit mûr

Dans le bois mort de cette table où d’humides années

J’entends la pluie rouler ses renoncules piétinées.

 

Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d’abîme, Le Chemin,

Gallimard, 1965, p. 12.

07/06/2018

Anna Akhmatova, L'églantier fleurit

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Le sous-sol de la mémoire

    

                                               Oh, caveau de la mémoire

                                                       Khlebnikov

 

Ainsi donc je vivrais affligée,

Rongée de souvenirs ? Sottises !

Je ne rends pas souvent visite à ma mémoire,

Du reste, elle me joue toujours des tours.

Dès qu'avec ma lanterne, je descends à la cave,

Je crois entendre un éboulement sourd

Gronder dans l'étroit escalier,

Ma lampe fume, je ne peux reculer,

Pourtant je vais droit à l'ennemi, je le sais.

Et comme une faveur, j'implore... Mais

Il fait nuit, pas un bruit. Finie la fête !

Trente ans déjà qu'on a raccompagné ces dames,

Et l'espiègle d'antan, il est mort de vieillesse.

Trop tard. Misère !

Où aller ?

 

Je touche les murs peints,

Me chauffe au coin du feu. Miracle !

Dans ce moisi, cette fumée, et toute cette pourriture,

Deux émeraudes scintillent, vivantes.

Puis un chat miaule... Allons, il faut rentrer !

Mais où est ma maison, où, ma raison ?

 

     18 janvier 1940

 

Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes, traduits par Marion Graf et José-Flore Tappy, La Dogana, 2010, p. 125.

                 

 

06/06/2018

Aurélie Foglia, Grand-Monde : recension

 

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   Bien des poètes ont célébré les arbres, de Ronsard à Supervielle, mais un livre entier déborde l’idée même d’éloge. Il ne s’agit pas seulement des arbres et de la manière dont les humains les utilisent, mais du lien étroit, intime que la narratrice entretient avec eux ; elle est surtout présente à partir de la troisième des six parties de Grand-Monde(le néologisme désigne le monde des arbres) et, ensuite, c’est ce lien qui engage sa vie qui occupe une place prépondérante.

   C’est essentiellement dans la première partie, titrée "Les Longtemps", la plus développée, que la narratrice précise la manière dont elle perçoit les arbres ; non pas vision de botaniste : ce qu’ils sont au-delà de leur apparence physique. Le nom "Les Longtemps", « au visage vert tendre », leur est donné parce que le temps ne semble pas avoir de prise sur eux — caractéristique classique de la symbolique des arbres, régulièrement reprise (par exemple par Verhaeren, « [l’arbre] voit les mêmes champs depuis cent et cent ans / Les mêmes labours et les mêmes semailles »), mais qui, ici, n’est pas dissociée d’autres aspects qui font des arbres des êtres singuliers. Leur singularité est dite d’entrée : « Ils n’ont pas bougé », notation dans un contexte qui renvoie à des éléments mobiles ; l’absence de mouvement est suggérée comme un choix, répété ensuite avec l’insistance de l’allitération, ils « miment mal le maigre / exploit de marcher ». La majuscule de "Ils" et leurs traits spécifiques les distinguent des humains ; ils forment une communauté, sans qu’il soit question de telle ou telle espèce, dont l’organisation a exclu toute distinction entre les membres : aucun des éléments n’a de prise sur un autre. Sans doute ne parlent-ils pas, ce qui n’empêche pas qu’ils s’expriment de manière non articulée (« un arbre à l’oral est un raclement qui s’éclaircit »), qu’ils peuvent crier (« leurs cris de joie d’oiseaux ») et, quand ils ont perdu leurs feuilles, de faire entendre « des soupirs d’insectes ». En somme, les arbres cumulent ce qui appartient à l’humain, à l’oiseau et à l’insecte ; en outre, s’ils se multiplient grâce aux oiseaux, existent cependant « les femmes des arbres ».

   L’arbre serait à sa manière un être complet, opposé en cela à la narratrice qui, par comparaison, se vit comme inachevée, ce que souligne la coupure des mots :

je ne devrais pas avoir droit

à la nudit

é me

réduire à une cuir

rasse casque barbe

[etc.]

Êtres complets également parce qu’ils sont intégrés à un ensemble plus vaste qui comprend, outre les insectes et les oiseaux, l’eau où ils se reflètent « comme peints par Apelle », le ciel puisque par leur position ils vont « vers la lumière dont se faire verts », le ciel et la terre qui ont des qualités complémentaires : les arbres « ont tressé la terre avec l’instable // en brassant le ciel immeuble », le vent avec qui ils ont un rapport de complicité — il les fait « ré / fléchir » — et grâce auquel ils adoptent parfois la figure de la mer — ce qu’appuie l’assonance dans :

tel ancrage de mer vague

sous l’élan caressant du vent cassant

l’ombre

de falaises frémissantes de temps

en temps frénétiques

[etc]

   Aurélie Foglia construit une symbolique de l’arbre en inversant un discours dominant à propos des forêts, encore perçues comme des espaces opaques, à l’écart du civilisé, pour l’essentiel ayant une fonction utile : elles sont, d’abord, lieux à exploiter, ce qui les fait disparaître ; les arbres deviennent manches de haches, meubles, etc., ils sont à la disposition des hommes qui y installent une balançoire et laissent leurs chiens uriner contre eux. Que dire d’autre ?  Les arbres « sont animaux / qui ne craignant pas l’homme / sauvages / ils ont tort ». Contrairement à lui, ils ignorent ce qu’est la mort et, est-ce bienveillance ?, ils l’aident à se pendre.

   Dans la construction de Grand-Monde, les arbres sont étroitement liés à la narratrice, et d’abord par le jeu des mots, "feuille" ne renvoyant pas qu’au végétal, par exemple dans « des mains froissent des feuilles déchirées », et l’arbre pouvant devenir papier : « il paraît / que je viens d’un long voyage de papier » — on ne peut pas ignorer que fogliasignifie « feuille » en italien. Le je, dans la quatrième partie titrée "Hors lieu", déclare « je n’ai pas lieu / la banlieue aveugle », constatant sa rupture avec arbres et terre, se souvenant d’un lieu perdu, le clos des rosiers de la grand-mère, pour ensuite entrer dans une fiction, celle de devenir arbre, ce qui s’opposerait à « je n’ai nulle part ». Entrer dans l’imaginaire, écrire que l’on souhaiterait devenir ce qui dans une grande partie du livre a été présenté comme une forme accomplie, pleine, sans aspérités, cela n’implique pas que l’on quitte la réalité, seulement qu’il faut penser l’impossible — on sait bien que « représenter est théâtral est tuant ». Il y a dans le désir (donc dans ce qui ne peut s’accomplir sans cesser d’être désir) de devenir arbre (« on se demandera // je ne sais pas vous// ce que ça fait d’être / arbre » ; etc.) une aspiration à abandonner les oripeaux du quotidien pour rejoindre le silence des arbres et de l’herbe, confondus en un mot valise : « sous les berces et les ombelles j’ai / jeté mon corps et l’ai laissé / là roulé dans l’harbre à la merci / du soleil et des mouches ».  

Aurélie Foglia, Grand-Monde, Corti, 2018, 144 p., 18 €. Cette note a été publiée sur Sitaudis le 15 mai 2018.

05/06/2018

Nadia Porcar, Une décision

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Une décision

 

J’avons décidé de surprendre les futurs hommes de ma vie au petit déjeuner. Adieu, petits pains aux quatre figues destinés à des délicats qui bien souvent se contentaient d’un thé sucré. Basta, les confitures aux trois pêches  plus une poire confites par les soins de mains chères et provinciales. Désormais, ce sera frites, œufs brouillés, café et pas de discussion. Après le café, je proposerai une lampée de porto. Il sera alors temps d’inviter les futurs hommes de ma vie qui n’auront pas déguerpi à aller pêcher la truite. Ceux qui se croient malins songeront à un petit revenez-y sur mon lit-banquette dur comme pierre. — là aussi j’aurons mis le holà au duvet de cygne et autres foutaises — mais non, de ceux-là il ne sera point question. Je parle pour les littéraux à ma taille, ceux qui iront jeter un coup d’œil dans le jardin, y découvrir le bassin et s’exclamer en se frottant les mains Bon, elles sont où les cannes à pêche ?

[…]

 

Nadia Porcar, Une décision, dans Rehauts, n° 41, printemps 2018, p. 53.

04/06/2018

Édith Azam, Oiseau-moi

 

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Il y a des centaines de bancs,

et là encore je me grave

écris des mots d’amour

et des envols d’oiseaux.

Je sais

je sais

elle ne sait pas :

je résiste

et vais me dire

qu’Hannah est là

parce que tout simplement :

elle y est.

Ça ne tient pas debout ?

Peu importe

je rêve à m’y méprendre

au-delà de

toute expression.

No sens no sens

j’ai peur Hannah.

J’avale un peu de nuit

pour me calmer

cailloux noirs ronds glacés

et cest si triste alors.

Ce serait bien parfois

que la fatigue

se repose.

Ce serait bien :

diminuer…

No sens no sens…

 

Édith Azam, Oiseau-moi, Lanskine, 2018, p. 18.

Édith Azam, Oiseau-moi

 

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Il y a des centaines de bancs,

et là encore je me grave

écris des mots d’amour

et des envols d’oiseaux.

Je sais

je sais

elle ne sait pas :

je résiste

et vais me dire

qu’Hannah est là

parce que tout simplement :

elle y est.

Ça ne tient pas debout ?

Peu importe

je rêve à m’y méprendre

au-delà de

toute expression.

No sens no sens

j’ai peur Hannah.

J’avale un peu de nuit

pour me calmer

cailloux noirs ronds glacés

et cest si triste alors.

Ce serait bien parfois

que la fatigue

se repose.

Ce serait bien :

diminuer…

No sens no sens…

 

Édith Azam, Oiseau-moi, Lanskine, 2018, p. 18.

03/06/2018

Pierre Vinclair, La honte de la nation

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La honte de la nation

 

Il n’y a pas si longtemps, en France, on était poète de cour. Marot faisait mousser François Ier, Ronsard célébrait Henri II et Charles IX. 

 

La tradition du poète officiel se perpétue d’ailleurs, dans bien des pays anglo-saxons, et (contrairement à ce que notre inconscient sans-culotte nous inciterait à penser) pas toujours au détriment du bon goût : William Wordsworth ou Ted Hughes en Angleterre, Elizabeth Bishop ou William Carlos Williams aux États-Unis, ne furent pas seulement des « poètes officiels ». Ils le furent aussi. 

 

Il en va différemment en France : depuis le XIXème siècle c’est plutôt la figure du poète maudit (bohème, désargenté, mal reconnu, contestataire, et même geignard) que celle du poète lauréat à laquelle elle s’oppose, qui prévaut comme critère de valeur poétique. Le mirliton adolescent se rêve écorché vif, plutôt que tête poudrée et perruquée. Moi poète, se dit-il devant le miroir en soignant ses boutons d’acné, je serai Antonin Artaud. Et aujourd’hui, l’Académie Française pour compter des poètes dans ses rangs est obligée de faire appel à des plumes francophones venues de l’étranger : Dany Lafferière (Haiti, Canada), Michael Edwards (Royaume-Uni).

 

Exercice : Pensez à un poète français vivant dont vous admirez le travail, et imaginez-le dans l’habit vert. Avec la petite épée au côté droit. 

On voit bien, ça ne marche pas du tout. 

 

Vous me direz : il y eut Victor Hugo. C’est vrai, mais le poète de Jersey ne doit-il pas sa respectabilité poétique et morale à son opposition à Napoléon III, et à son exil ? Ses œuvres majeures — Les ChâtimentsLes Misérables — sont celles d’un paria. De même, les effusions engagées de la seconde guerre mondiale : c’était d’abord une poésie de résistance. Non d’hymne patriotique. La poésie contre Vichy, au nom de la liberté, — pas de la France. La nation plus jamais ne fait bander du poète français la lyre.

 

Nation. Ça vient du latin natio qui désigne les petits d’une même portée. On le voit bien, c’est d’abord un objet métaphorique : sauf si tu es mon frère (peu de chances) ou mon cousin (salut Laurent), on n’est pas de la même portée, cher lecteur. Pourtant de la même nation, alors quoi ? 

 

Une nation, dit le dictionnaire, c’est un peuple, constitué en communauté politique et partageant une langue. En refusant la nation, que croit contester le poète ? La langue ? La légitimité de l’État ?

 

Qu’il partage une langue avec d’autres, que celle-ci soit plus qu’un instrument mais une matière à reconfigurer, enrichir, déplacer ou lacérer, et même un milieu, le poète l’accorde en premier. Le cas échéant, il sait même se contenter de la grammaire et du vocabulaire des manuels. Il ne nie pas non plus l’existence de l’État, qui définit, par l’école, les programmes de quinze années d’initiation à la littérature, qui donne les bourses du CNL, qui encadre de lois publications et performances — et qui parfois est l’employeur du poète-enseignant, documentaliste, gendarme ou diplomate. 

 

En refusant la nation, le poète français ne refuse donc ni la langue, ni l’État — mais plutôt : l’idée que l’une et l’autre se prédiquent d’une même entité, ou soient (comme qui dirait) deux modes d’existence de la même substance « France », par l’intermédiaire de laquelle elles communiqueraient, ou tout du moins, seraient en rapport. Et, partant, que les affaires de langue soient aussi une prérogative de l’État, puisque celui-ci est la volonté de l’entité dont celle-là serait la bouche. 

 

Ce n’est pas tant que le poète, trop conscient de l’empreinte des logiques de pouvoir sur le discours, doive se donner pour mission de les saboter, couper la parole à l’État ou éventrer (avec l’aide du CNL quand même, si possible) ce rêve de congruence de la langue aux enjeux politiques — qu’exprime le concept de nation. Ni que la deuxième guerre mondiale continue, que Vichy guette, No pasaran ! j’écris ton nom. 

 

Non : d’abord, c’est que la nation, ça n’existe pas. Il faut le dire. Il n’y a pas cette substance qui existerait derrière la langue et l’État : la nation n’est qu’un produit imaginaire du discours politique, elle est ce que l’État essaie de faire advenir par une certaine utilisation de la langue, décrets et mythes. Un État, avec son pouvoir bien réel (sa police, ses enseignants, ses diplomates) contrôlant un territoire donné sur lequel vivent diverses populations (elles-mêmes unifiées dans quelque objet imaginaire défendu par des institutions locales plus ou moins puissantes : famille, tribu, 9-3, Bretagne), appelle nation l’objet fantasmatiquement unique sur lequel s’applique son pouvoir. Quelle raison aurait le poète de chanter un objet aussi ridiculement hypothétique ? Et surtout : pourquoi accepterait-il d’identifier sa langue immense à un si pauvre petit territoire ? 

 

Non seulement le poème est rétif à trop de hiérarchie, en effet (il se voudrait bien un lieu où le sens est l’enjeu et où la beauté se partage), mais cette utopie contredit la définition territoriale de la langue, qui est au cœur de l’idée de nation.  D’ailleurs, ce n’est pas tant la langue qui est l’objet du poème, que la voix : y bat le projet, sans doute idiot, mais culotté (il faudrait voir comment ça peut marcher), que de la singularité de la voix puissent émerger des figures de sens à la fois immanentes et absolues. Pour le dire autrement : le poète parle, certes dans sa langue (mais une langue s’apprend et se traduit) à tous les hommes de la terre. 

 

Voici la nation : une langue, un territoire. La France au français. 

 

Voilà le poème : une voix, l’être, les hommes. 

 

Pierre Vinclair, édito du n° 9 de Catastrophes, revue en ligne, 31 mai 2018 .

Le numéro 9 de Catastrophesest en ligne : https://revuecatastrophes.wordpress.com/la-honte-de-la-na...

02/06/2018

Romain Fustier, Terre-Mer

 

      romain fustier,terre-mer,catastrophes

ce sentiment de marcher là où personne

n’a encore marché, je l’éprouve comme
elle sur cette grève à marée basse, à

cet instant – aucune trace de pas qui
soient passés avant nous – une illusion de

sonder une terre-mer inconnue, vide
qui m’habite tout à coup, déambulant

: la plage immense semble naître par nous
qui la découvrons ainsi qu’un continent

infoulé, abrité des foules urbaines
– le vent vif et mordant a renouvelé

la côte, l’a revigorée : sauvagiode
de dunes se formant le long des régions

où nous avançons en sol meuble, mobile

.

*

.

elle fait un bruit fou, la mer – elle avise

que nous ne nous entendons plus quand le flot
se fracasse sur les rochers, au pied du

poste de surveillance fermé en cette
saison – il a déjà vêtu l’estran, di-

géré la plage où nous marchions le soir de
notre arrivée, jouions au ballon là où

de méchantes vagues moussantes se forment
– le boucan aussi est blanc parmi le blanc

qu’elles abattent : nos paroles s’y en-
volent, s’y noient dans le vent fort autour

de nous – la grève a disparu à marée
haute, m’absorbant dans l’observation franche

de la paix qui en découle étonnamment

 

Romain Fustier, Terre-Mer (extrait d'un travail en cours), dans Catastrophes, revue numérique, 30 mai 2018.

01/06/2018

Anne Malaprade, parole, personne

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                        Corps publié

 

« une ancienne et très vague mais jalouse pratique »

 

touts et toutes reconnaissent, les faunes

à travers le feuillage lisent

et déchirent, ils se nourrissent de ce que

les mots progressent sous la peau

 

ce cauchemar au cours duquel les fourmis nageaient sur

l’expression sanguine

je consens à coagulation ne donne âme sans corps

 

tous et toutes évoquent les oiseaux, la glace sur feu

une musique russe module le temps des cerises et je suis

moqueuse

merle noir court sur tes lignes

 

un corps en soie dont l’odeur entête nos vêtements

les élèves coulent l’ennui fleuve j’y jette ce que le rose doit à la rose

tous les mots pour un corps

 

tous et toutes jouent leur travail de malice

ma lecture sans aucun doute incapable puis coupable

 

Anne Malaprade, parole, personne, isabelle sauvage, 2018, p. 83.

31/05/2018

Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon, Bréviaire à l'usage des Sœurs Mineures

 

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Photo Clémentine Pace, Diacritik, janvier 2016

Matines

on tombe de vis à mort du côté mort de là puis quand
‘Ce Dit Etant Dit’ comme dieu nous sauve
exprime assez mal ce que je sens . de qui porte les faux .

puis selon quoi selon . tenter le diable à l’unitexte

.

va porte à qui les deux petits pareils . cela croyez-vous c’est dit qu’une fois j’admette . pleuvoir sur mon épaule . qu’ils baisent en superflu
casse caillasse . des choses que j’entaille . je m’achèterai comme on dit . un trait d’esprit pour vestibule
ne sait où donner du casque . sans coït préalable . somme fissurable des comme qui on s’en branle . carapace les rats
sois prompt à la noyade

.

ah . commettre des actes de bavure et saigner large . façon fredon diable . seulement mardi j’ai pleuré

 
 

Laudes

un faux pas aux airs de faux soi . dans la pente ce bruit redit . file fillette au pan carré
trace des mains en tas de poudre . grise d’alors trois fois les crie . collant si petite . reprends là tu temporises . un quart de tour culotte serrée

.

‘Dis ceci Salopard Qui n’a jamais vu des yeux Qui n’a fermé les Siens sur l’éphémère ?’
si brève heureuse d’exil et sueur . grille grillons ses clopinettes . désenchantée par mégarde
‘Ne vous a jamais Dit’

.

un soir P nous a quitteś . bec en lièvre griffes et mirettes . vous ne trouvez rien à redire . ah . maquiller pieds et crânes maquisards . les ex æquo se reproduisent
acquitte la petite redite . petite exclusive . trois fois se tord sur nos oui . coup de pied ce matin j’ai prié pour qu’elle gagne

 […]

 Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon, Bréviaire à l’usage des Sœurs Mineures, dans La vie manifeste, revue numérique.