06/02/2023
Jean Grosjean, Une voix, un regard
La Beune
Un grand verger bosselé au fond d’ un vallon, bordé de sombres noyers, avec un néflier tortueux, deux mirabelliers, des quetschiers quelques pommiers penchants. Et la fosse d’un étang à sec. Oui, le ruisseau a été détourné. Il circule entre des roches qu’il lave ou bien il les enjambe avec une sorte de chuchotement, de quoi inquiéter les arbres. Ils ont l’air de se retourner à demi comme les vaches quand on traverse leu pâture.
Surplombé de pentes raides où les forêts s’accrochent, ce vallon ne s’ouvre qu’au nord. Il est livré aux brefs jours d’hiver, aux longs vents d’hiver, à de brusques gels, à des neiges stagnantes. Mais le soleil d’été le regarde par-dessus les bois. Le soleil sait voir, à travers l’eau courante, les galets de grès rose qui somnolent au fond du ruisseau. Et il y a les cris des enfants qui jouent à la guere avec des chutes d’étoffes pour drapeau. Ah les prunes par terre.
Jean Grosjean, Une voix, un regard, Textes retrouvés 1947-2004, Gallimard, 2012, p. 189.
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15/06/2022
Raymond Queneau, Les Ziaux
Les Ziaux
les eaux bruns, les eaux noirs, les eaux de merveille
les eaux de mer, d’océan, les eaux d’étincelles
nuitent le jour, jurent la nuit
chants de dimanche à samedi
tes yeux vertes, tes yeux bleues, tes yeux d’étincelles
les yeux de passante au cours de la vie
les yeux noires, yeux d’estanchelle
silencent les mots, ouatent le bruit
eau de ces yeux penché sur tout miroir
gouttes secrets au bord des veilles
tout miroir, toute veille en ces yeux bleues ou vertes
les ziaux bruns, les ziaux noirs, les ziaux de merveille
Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Œuvres complètes, I,
Pléiade/Gallimard, 1989, p. 69.
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13/12/2019
Jean-Loup Trassard, Paroles de laine
L’été, cette année-là, fut d’une sécheresse exceptionnelle. Dans le village où je venais pour la seconde fois en vacances, les yeux commençaient à briller comme s’ils s’identifiaient à l’eau dont ils ne trouvaient point le signe au fond des puits. Je crois que les gens pensaient à des plantes grasses qu’ils auraient pu entamer au couteau et croquer, mais tous les végétaux comestibles avaient déjà donné leurs graines en juin. Les chiens haletaient, les chevaux baissaient la tête, exténués. Le village était silencieux par économie. Les rideaux en perles de bois avaient fait place aux portes pleines de l’hiver, plus protectrices. Le milieu des places n’était plus traversé par personne et mes yeux éblouis ne voyaient rien du peu de circulation qui vers les épiceries, les cafés suivaient l’ombre des murs.
Jean-Loup Trassard, Paroles de laine, Gallimard, 1969, p. 53.
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30/06/2019
Antoine Emaz, Peau
Vert, I (31.09.05)
on marche dans le jardin
il y a peu à dire
seulement voir la lumière
sur la haie de fusains
un reste de pluie brille
sur les feuilles de lierre
rien ne bouge
sauf le corps tout entier
une odeur d'eau
la terre acide
les feuilles les aiguilles de pin
silence
sauf les oiseaux
marche lente
le corps se remplit du jardin
sans pensée ni mémoire
accord tacite
avec un bout de terre
rien de plus
ça ne dure pas
cette sorte de temps
on est rejoint
par l'emploi de l'heure
l'à faire
le corps se replie
simple support de tête
à nouveau les mots
l'utile
on rentre
on écrit
ce qui s'est passé
il ne s'est rien passé
Antoine Emaz, Peau, encres de Djamel Meskache,
éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28. Photo Tristan Hordé, mai 2011.
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20/01/2018
Haïku, anthologie du poème court japonais
Pas de pont —
le jour se couche
dans les eaux du printemps
Yosa Buson
Au printemps qui s’en va
les oiseaux crient —
les yeux des poissons en larmes
Matsuo Bashô
Jour de brume —
les nymphes du ciel
auraient-elles du vague ) l’âme ?
Kobayashi Issa
À la surface de l’eau
des sillons de soie —
pluie de printemps
Ryôkan
Dans les jeunes herbes
le saule
oublie ses racines
Yosa Buson
Haïku, anthologie du poème court japonais,
traduction Corinne Atlan et Zéno Bianu,
Poésie / Gallimard, 2002, p. 29, 32, 34, 36, 53.
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12/04/2017
François Heusbourg, Zone inondable
I
Lentement
tout se déplace
on croyait tenir la réalité
lentement au milieu
au milieu des voitures
je rentre sous l’orage au milieu
des voitures qui dérivent
entre les rues
seul au milieu
de mon eau je rentre
dans le courant qui traverse
l’appartement
jusqu’aux chevilles
et soudain c’est comme
jusqu’au cou
rien respire
le vent
pousse à travers l’appartement
l’eau mon salon mes souliers
ma porosité
l’eau par-dessus les objets
de chaque côté des murs
à travers
jusqu’aux chevilles et jusqu’au cou
j’aide l’eau à passer
je fais le courant
dans la rivière de mon appartement
(…)
François Heusbourg, Zone inondable,
Æncrages & Co, 2017, np.
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20/11/2016
Sabine Péglion, Un trou dans la nuit
Ce qui de l’eau dérive
ces absences froissées
au confluent des vents
dans le pas des collines
en ces jours désertés
Ce qui dans la terre s’obstine
surgit des feuilles mortes
auréoles déposées
en stigmates d’argent
dans l’humus du temps
Ce qui en ce jardin de meure
là où l’enfant courait
et dispersait ses joies
l’empreinte de sa voix
dans l’aubier des noyers
Ce qui résonne en toi
paroles d’un chant
qu’on fredonne en passant
dans les marges du temps
Sabine Péglion, Faire un trou à la nuit,
la tête à l’envers, 2016, p. 58.
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06/11/2016
Jean-Pierre Chambon, Matières de coma
Photo Denis Svartz
Dans la clôture du compact
Dans l’étroit séjour des pierres. Dans cette impossibilité du séjour dans la pierre. Prisonnier des rhombes, des cercles.
Sous le calice renversé du ciel.
À l’intérieur, dans les replis des cristaux, derrière les angles distordants. Il y a assez d’eau, ici, pour nager, assez d’air pour s’envoler. La nage et le vol dans le volume étouffant. Parmi la tempête moléculaire. Dans la vague et le vent.
Assez d’infime espace pour vivre, en abîme. Fantôme atomisé dans les ruines miniaturisées d’un château. Contemplant, en réduction, le monde et sur l’eau boueuse des douves, le reflet disloqué du donjon où se penche une ombre.
Matière de la nuit, forme solide et close dans laquelle nul œil ne peut s’introduire. De cette extrême solitude, de l’étreinte de ce cachot, la lumière un jour jaillira et brûlera tous les regards.
[…]
Jean-Pierre Chambon, Matières de coma, suivi de Bernard Noël, L’histoire mentale, Faï fioc, 2016, p. 105.
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16/09/2015
Cécile Mainardi, Poèmes à la coque, dans Rehauts
Photo H. Lagarde
l’eau
même froide
troue la neige lors
qu’elle y tombe je film
e la bassine d’eau chaude
qu’on jette sur un sol de ne
ige toute fraîche à peine tom
bée devant la maison je film
e son délire impressionniste, son éloqu
ence muette, son grabuge blanc, je pense
à Degas comme étant le mieux
placé non pour le peindre
mais pour s’en délecter
sans limite et sans
restriction dans le
blanc jusqu’aux confins
de la peinture qu’il n’en fait pas
Cécile Mainardi, Poèmes à la coque, dans Rehauts, n° 35,
printemps 2015, p. 38.
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14/09/2015
Raymond Queneau, L'instant fatal, II
Quelqu’un
Quand la chèvre sourit
quand l’arbre tombe
quand le crabe pince
quand l’herbe est sonore
plus d’une maison
plus d’une coquille
plus d’une caverne
plus d’un édredon
entendent là-bas
entendent tout près
entendent très peu
entendent très bien
quelqu’un qui passe et qui pourrait bien être
et qui pourrait bien être quelqu’un
Pins, pins et sapins
Le ciel la mer saline et les rochers plein d’eau
le cœur de l’anémone auprès des pins têtus
la marche auprès du ciel la marche auprès de l’eau
et la course assoiffée auprès des pins têtus
herbes mousses lichens et toutes les bestioles
le regard s’est perdu sous les sapins têtus
le regard qui s’égare après tant de bestioles
les peuples effarés sous les sapins têtus
le ciel la mer saline où sabre le soleil
tranche la tête plane aux sapins éperdus
se cabrant dans le ciel et se cabrant dans l’eau
tandis qu’une bestiole à l’ombre d’un lichen
cerne de son trajet le bois des pins têtus
sans qu’un regard disperse une route inutile
Raymond Queneau, L’instant fatal, II, dans Œuvres complètes, I, édition Claude Debon, Pléiade / Gallimard, 1989, p. 96-97.
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11/09/2015
Marie Cosnay, Le Fils de Judith
L’étendue liquide clapotait, de larges cercles concentriques s’écartaient, j’aurais cru un lac avec des algues et des aspérités moussues, les cercles s’éloignant étaient tapissés de petits dessins formant des croix, cela faisait des hachures subtiles. Je me frottais les yeux, rien ne changeait. Les hachures étaient dessinées à l’encre verte, j’y noyais mon regard. Le chagrin m’envahit. Il m’était arrivé de douter de mon corps. De nuit, parfois, j’avais l’esprit mangé, quelqu’un entrait par ma bouche et ne voulait pas lâcher.
Marie Cosnay, Le Fils de Judith, Cheyne, 2014, p. 8.
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27/04/2015
Jean Follain, Appareil de la terre
Gestes
Au soir éblouissant
ceux qui font ce geste :
clore un vêtement noir
regrettent une jaune terre
où se prenaient leurs pieds.
D’autres que cernent la mer
sur le banc de sable
agitent les bras.
Certains gardent enfin
en fermant les yeux
mais la fleur aux lèvres
le courage des muets.
Un se courbe
pour ramasser le morceau de pain
gonflé d’eau grise.
Matière aux songes
Parfois du milieu d’un champ
on entend les orgues d’église
et point le vent
les plantes gonflent
de rosée invincible
d’aucuns songent
devant la pierre violâtre
l’habit ravagé
les gants prêtés pour la journée
le chat dormant qui a voyagé
Jean Follain, Appareil de la terre, Gallimard,
1964, p. 40, 62.
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04/10/2014
Li Po, Parmi les nuages et les pins
En montagne buvant avec un ermite
Tous deux nous buvons parmi les fleurs écloses
Une coupe une autre puis encre une coupe
L'ivresse m'assoupit il est temps que tu partes
Mais demain matin si tu veux reviens avec ton luth
Dialogue sur la montagne (4)
On me demande pourquoi je vis sur la Montagne Verte
Je souris sans répondre le cœur en paix
Les fleurs des pêchers s'en vont au fil de l'eau
Il est une autre terre un autre ciel que ceux des hommes
Sur les rapides de la rivière Lingyang
Les rapides font retentir leur grondement
De chaque côté des nuées de singes
Les flots tourbillonnants déferlent en avalanche
Entre les bancs de rochers même un canot passe à peine
Bateliers et pêcheurs
Combien de perches ici ont dû se briser
Li Po, Parmi les nuages et les pins, traduit du chinois par
Dominique Hoizey, Arfuyen, 1984, np.
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15/07/2014
Valérie-Catherine Richez, Précipités
J'étais perchée sur ce miroir zébré de griffures. L'endroit où les blessures remontent à la surface. Sous l'eau miroitantes je voyais tournoyer les poissons carnassiers. Je me souvenais d'eux. Le les appelais par leurs noms. Dents acérées. Rien ne pourrait nous consoler. À certaines heures on aurait voulu tout renier. On se roulait sur le sol jusqu'à peser des pierres. Jusqu'à chuter.
Chaque nuit on jette un corps.
Bancs de lueurs flottantes passant comme des nuées dans la mer, glissant sans bruit sur nos paupières — Peut-être ne devrions-nous jamais parler que de cette nuit où nous marchons, jusqu'à la vider entièrement de son sens. Jusqu'au silence. Prendre si souvent chaque avenue, chaque rue, chaque ruelle, qu'on sache les parcourir les yeux fermés. Et chaque fois nous-mêmes, courants d'air comme usés, épuisées, incréés.
Quelqu'un qu'on ne verra jamais.
Valérie-Catherine Richez, Précipités, éditions isabelle sauvage, 2014, p. 5-6.
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17/03/2014
Philippe Jaccottet (4), Beauregard
Mars
Voici sans doute les dernières neiges sur les versants nord et ouest des montagnes, sous le ciel qui se réchauffe, presque trop vite, il me semble cette année que je les regretterai, et je voudrais les retenir. Elles vont fondre, imprégner d'eau froide les prés pauvres de ces pentes sans arbres ; devenue ruissellement sonore ici et là dans les champs, les herbes encore jaunes, la paille. Chose aussi qui émerveille, mais j'aurais voulu plus longtemps garder l'autre, l'aérienne lessive passée au bleu, les tendres miroirs sans brillant, les fuyantes hermines. J'aurais voulu m'en éclairer encore, y abreuver mes yeux
Lettres de l'étranger...
Je laisse, à ma manière paresseuse, circuler ces images, espérant parmi elles trouver la bonne, la plus juste. Qui n'est pas encore trouvée, et ne le sera d'ailleurs jamais. Parce que rien ne peut être identifié, confondu à rien, parce qu'on ne peut rien atteindre ni posséder vraiment. Parce que nous n'avons qu'une langue d'hommes.
Bourgeons hâtifs, pressés, promptes feuilles, verdures imminentes, ne chassez pas trop vite ces troupes attardées d'oiseaux blancs. Ces ruches de feuilles — et là-haut, loin, ces ruches de cristal.
[...]
Philippe Jaccottet, "Trois fantaisies", dans Beauregard, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 701.
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