31/08/2016
Raymond Queneau, Fendre les flots
La sirène éliminable
Je ne sais qui chantonne à l’ombre du balcon
c’est un chant de sirène ou bien de vieux croûton
il faudra que j’y aille afin de voir si je
me suis trompé ou bien si j’ai mis dans le mille
si c’est un vieux croûton je le pousse du pied
doucement dans le ruisseau pour qu’il vogue et qu’il
aille vers la mer où il sera libéré
des balais éboueux des tracas de la ville
si c’est une sirène alors serai surpris
je lui dirai madame un tel chant m’exaspère
vous avez une voix qui ne me charme guère
elle me répond : monsieur j’ai eu un prix
au conservatoire autrefois dans ma jeunesse
donnez au moins l’aumône au titre de noblesse
Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard,
1969, p. 98.
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30/04/2016
William Cliff, En Orient
j’ai vu la chambre où Cavafis est mort
dans la misère
il avait dû vendre l’appartement
qu’il possédait
pour n’en occuper qu’une seule chambre
avec l’Arabe
un « serviteur » qui vécut près de lui
jusqu’à sa mort
celui qui m’a fait visiter la chambre
m’a déclaré
que Cavafis est mort dans l’ignorance
du monde entier
pas un seul de ses congénères hellènes
ne l’a aidé
quand le cancer a rongé son pharynx
et l’a tué
l’image que certains nous ont donnée
de Cavafis
est celle d’un monsieur très distingué
qui recevait
chez lui de fins lettrés et leur disait
ses beaux poèmes
en buvant de l’ouzo et grignotant
la noire olive
à la lumière de chandelles pour
qu’on ne voie pas
les rides courir et laisser leurs stries
sur son visage
on dit aussi qu’il allait dans la rue
enveloppé
d’une vaste cape noire et flottante
pour se donner
l’air d’un artiste il était d’une taille
indifférente
le nez tombant le visage allongé
et assez laid
mais les yeux dilatés d’une étonnante
vivacité
se jetaient en tous sens pour scruter les
gens qui passaient
étant de famille aristocratique
mais tout à fait
ruinée il aurait eu trop de fierté
pour demander
la charité et se serait ainsi
laissé mourir
dans ce meublé qui s’appelle aujourd’hui
Pension Amir
au numéro quatre deuxième étage
rue Sharm-el-Sheik
ne vivent plus que des Arabes à deux
ou trois par chambre
avec entre les lits un bec à mèche
pour bouillir l’eau
du thé qu’on offre aux étrangers qui viennent
voir où vécut
un des plus grands poètes de ce siècle
mort inconnu
William Cliff, En Orient, Gallimard, 1986, p. 61-63.
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