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19/03/2024

Emily Dickinson, Du côté des mortels

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Je n’oserais pas quitter mon ami,

Au cas où — au cas où il devrait mourir

Pendant mon absence — et que — trop tard

Je rejoigne le Cœur qi m’attendait —

 

Si je devais décevoir les yeux

Qui ont scruté ­ — tant scruté — pour voir —

Et ne pouvaient se résoudre à se fermer avant

Qu’ils m’aient « aperçue » — ils m’ont aperçue —

 

Si je devais poignarder la foi patiente

Si sûre de ma venue —­ bien sûr je suis venue —

À l’écoute — à l’écoute — endormi —

En prononçant mon nom doucement —

 

Mon cœur souhaiterait se briser avant ça —

Se briserait alors — alors brisé —

Serait aussi inutile que le prochain soleil du matin —

Là où le givre de minuit — s’étendait !

 

Emily Dickinson, Du côté des mortels, poèmes

1860-1861, traduction François Heusbourg, éditions

Unes, 2023, p. 105.

28/06/2017

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, dans Secousse

 

      jacques Lèbre.JPG

                 Sonnets de la tristesse

                               I

On voit parfois, quand on traverse un village,
un coin de rideau qui se soulève au bas d’une fenêtre,

puis le mouvement de recul d’un visage ridé
c’est que nous aurons regardé dans cette direction,

 

attirés par ce mouvement – comme d’une aile d’oiseau –,

soudain, il se sera inscrit dans notre champ de vision.

Rabaissé, le rideau estompe le visage, puis le gomme

comme si depuis la nuit des temps le dessin devait être raté,

 

celui d’une vie, eau morte qui désormais clapote
derrière une fenêtre qui désormais sert de frontière,
mais transparente pour laisser voir ce qu’il y a d’encore vivant

 

dehors où nous passons. Et nous n’aurions rien soupçonné

si le rideau n’avait pas été soudain corné, comme la page

d’un livre quand on en interrompt la lecture.

 

 

                                      III

Quelle tristesse... Tous ces vieillards assis
sur des fauteuils ou des fauteuils roulants, immobiles,

en rang d’oignons ou en cercle dans la salle commune,

tête qui tombe sur la poitrine et qui semblent

 

ne plus rien attendre – sinon la mort.
Et quand vous passez, quelques têtes, mais pas toutes,

se relèvent, se tournent lentement à mesure,
vous suivent des yeux – comme des vaches dans un pré.

 

Une « fin de vie » peut durer très longtemps,

et si l’on a toujours la conscience du temps...

Quelle tristesse... Tous ces regards éteints,

 

ce silence des vies qui viennent ici finir
et dont on ne soupçonne même pas ce qu’elles furent

ailleurs en leurs lieux et en leur temps.

 

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, dans Secousse,

revue en ligne n° 22, été 2017, éditions Obsidiane.