03/12/2018
Suzanne Doppelt, Rien à cette magie
la terre est ronde comme un œuf de poule ou d’autruche, un cercle imprécis dix-neuf fois plus grand que la lune d’où un jeune homme est tombé avec son double effronté, la jolie boule du monde, c’est son modèle réduit, de toutes les figures la plus semblable à elle-même, il doit se courber pour la reproduire puis la traverser. Une circumnavigation destinée à lui seul plus à quelques marins appointés, il faut du souffle et le sens de l’orientation car le commencement et la fin se confondent, un troisième œil électrique aussi afin de maintenir le fantôme en image, le ballon d’essai si bien gonflé et suspendu au bout d’un fil, une idée fixe toujours sur le point d’être emportée. Par le milieu un trop plein d’air ou un mauvais courant, un microclimat et plus rien ne tourne rond, il lui faudra des lunettes spéciales le laissant voir sans lui montrer grand-chose, le vide d’un rêve qui se déplie et se replie, neuf sphères qui composent le système du monde, moins une , peinte et cadrée avec grand art.
Suzanne Doppelt, Rien à cette magie, P. O. L, 2018, np.
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17/09/2017
Jean-Claude Pinson, Laïus au bord de l'eau
Autoportrait
À quoi bon détailler toutes ces circonstances
raconter vaguement sa vie ?
tandis que je feuillette un livre sur Rembrandt
me revient la question d’un collègue me demandant
pourquoi j’écris à la première personne
le moi, je le concède, est haïssable
j’aimerais bien d’ailleurs certains jours m’en défaire
me fondre pour de vrai dans le décor
bucolique évoqué dans ces vers
mais il s’attache l’animal
refuse de s’évaporer dans la brume
qui pourtant lui plaît bien quand à fleur d’eau
dans les matins d’automne on la voit qui lévite
et même s’il lui prenait l’envie
(imaginons un jour de bile vraiment noire
où il se sentirait décidément trop lourdaud)
de devenir diaphane et pour de bon
basculait d’un plongeon sans retour,
il y a fort à parier qu’au dernier moment
comme je sais très bien nager
je ramènerais moi-même ce maudit moi
sur la berge sans peine
car nous ne pesons que le poids d’un seul
et nous continuerions ensemble
à naviguer dans la vie
mon double et moi
à parler d’une seule voix.
Jean-Claude Pinson, Laïus au bord de l’eau,
Champ Vallon, 1993, p. 57-58.
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24/06/2017
Jorge Luis Borges, La mémoire de Shakespeare
25 août 1983
À l’horloge de la petite gare je vis qu’il était 11 heures du soir passées. Je me dirigeai vers l’hôtel. Comme en d’autres occasions, j’éprouvai cette résignation et ce soulagement que procurent en nous les lieux que nous connaissons bien. Le grand portail était ouvert et l’édifice, dans l’obscurité. J’entrai dans le vestibule dont les miroirs blêmes répétaient les plantes du salon. Curieusement, le propriétaire ne me reconnut pas et me présenta le registre. Je pris la plume qui était accrochée au pupitre, je la trempai dans l’encrier de bronze et au moment où je m’inclinai sur le livre ouvert se produisit la première des nombreuses surprises qu’allait m’accorder cette nuit. Mon nom, Jorge Luis Borges, était déjà écrit, à l’encre, encore fraiche.
Le propriétaire de l’hôtel me dit :
« Je croyais que vous étiez déjà monté. »
Puis il m’observa attentivement et il se reprit :
« Pardon, monsieur. C’est que l’autre vous ressemble tellement, mais vous, vous êtes plus jeune. »
[…]
Jorge Luis Borges, La mémoire de Shakespeare, dans Œuvres complètes, II, édition Jean-Pierre Bernès, Pléiade / Gallimard, 1999, p. 963.
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09/04/2016
Marie Cosnay, Vie de HB : recension
Marie Cosnay, romancière(1), traductrice d’Ovide, écrit aussi sur l’actualité(2). Elle ouvre sa Vie de HB en rappelant ce que sont les genres dans le Timée de Platon ; le troisième genre, impossible à cerner précisément selon lui, est du côté du rêve. Et c’est par un rêve qu’elle introduit ‘’HB’’, c’est-à-dire Henri Beyle, Stendhal : « J’ai fait un rêve, la chose était bleue, indistincte [...] » ; le bleu chez HB, c’est l’enfance (la couverture de l’Encyclopédie dans le bureau de son père), c’est dans ses fictions l’habit de Julien, la cape de Mathilde, « couleur à défaut d’être forme ». Le ‘’je’’ sera tantôt Marie Cosnay écrivant à propos de HB, tantôt HB, le passage de l’un à l’autre parfois volontairement imprécis.
Pourquoi HB, et pas immédiatement Stendhal, puisque la première séquence s’achève (s’ouvre ?) sur : HB est né à Grenoble, le 23 janvier 1783. » ? Sans doute parce que HB sont les initiales d’un nom rejeté —‘’Henri Beyle’’ n’a jamais été utilisé pour une publication —, et que seuls étaient en usage de nombreux pseudonymes. Le nom d’emprunt permet sans cesse de paraître et de disparaître, le moi se multipliant à l’envi — Dominique, Alceste, J. B., Flavien, Henry Brulard (un autre HB), William Crocodile, Chaudron Rousseau, etc. Cette transformation de l’identité sociale ne pouvait que rencontrer l’adhésion de Marie Cosnay, certains personnages de ses récits ayant justement pour caractéristique de se métamorphoser.
Changer de nom, c’est ce que fait aussi l’acteur, et peut-être que le théâtre, parce que lieu du factice, est plus réel que le réel pour Stendhal, jouer sur la scène mobilisant une énergie bien plus importante que celle nécessaire dans la vie quotidienne. Jouer aussi dans la vie, « Jouer à l’amour à débiter les sornettes lues et les lyrismes à deux balles : c’est là qu’on est le plus vrai. » Jouer jusqu’à l’exténuation et Marie Cosnay rapporte la traversée de la Vendée à cheval par HB pour rejoindre une femme. L’anecdote est révélatrice d’une conception du bonheur à l’opposé de ce que définit Mme de Staël, qui voulait « l’élan sans assaut, la guerre sans la guerre, le sexe sans le sexe » : c’est là le bonheur des « sociétés riches » alors en train de se constituer. Pour HB, il faut le sexe avec le sexe — mais « Quoi, l’amour, ce n’est que ça ? », qu’on relise Lamiel pour s’en convaincre —, la guerre avec la guerre — mais Fabrice à Waterloo ne voit rien... ; voir serait peut-être l’impossible : qu’on pense à Actéon dont la métamorphose est rappelée ici. Importent seulement les « moments d’assauts violents ».
N’apprend-on donc rien ? qu’y a-t-il derrière tous les masques ? « rien de connaissable ». Que reste-t-il ? l’incendie de Moscou comme un spectacle, la vie comme un spectacle, et reviennent des images flottantes comme celle de la mère qui enjambe dans la nuit le matelas où l’on dort, le souvenir du bleu... Des noms : liste de prénoms de femmes. Et « des théories sur l’amour ». La romancière Marie Cosnay rêve elle aussi, quand elle n’imagine pas HB sur la route de Smolensk en 1812, et elle rêve d’un château qui devient une prison, transformation pour se rapprocher de ce que fut un personnage stendhalien : « Était-ce une prison pour découvrir comme Fabrice l’amour sans les mots ? »
Proximité avec Stendhal ? Oui, née de la longue fréquentation de l’œuvre — Marie Cosnay cite à partir des éditions de son adolescence ; proximité dans le goût pour la métamorphose des figures mises en scène, plus encore dans l’allégresse de l’écriture. Cette Vie de HB, qui s’achève par la mort du personnage, le 23 mars 1842, fait très heureusement coïncider une certaine vérité de Stendhal et la fiction selon Marie Cosnay.
Marie Cosnay, Vie de HB, éditions NOUS, 2016, 80 p., 10 €.
__________________________________________________
- Derniers titres parus : en 2014 Le fils de Judith (Cheyne), et en 2015 Sanza lettere (L’Attente), Cordelia la guerre (éditions de l’Ogre).
- Lire Comment on expulse, responsabilités en miettes (éditons du Croquant, 2011), À notre humanité (Quidam éditeur, 2012). Voir https://blogs.mediapart.fr/marie-cosnay/blog, blog très revigorant.
Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 27 mars 2016.
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Marie Cosnay, Vie de HB : recension
Marie Cosnay, romancière(1), traductrice d’Ovide, écrit aussi sur l’actualité(2). Elle ouvre sa Vie de HB en rappelant ce que sont les genres dans le Timée de Platon ; le troisième genre, impossible à cerner précisément selon lui, est du côté du rêve. Et c’est par un rêve qu’elle introduit ‘’HB’’, c’est-à-dire Henri Beyle, Stendhal : « J’ai fait un rêve, la chose était bleue, indistincte [...] » ; le bleu chez HB, c’est l’enfance (la couverture de l’Encyclopédie dans le bureau de son père), c’est dans ses fictions l’habit de Julien, la cape de Mathilde, « couleur à défaut d’être forme ». Le ‘’je’’ sera tantôt Marie Cosnay écrivant à propos de HB, tantôt HB, le passage de l’un à l’autre parfois volontairement imprécis.
Pourquoi HB, et pas immédiatement Stendhal, puisque la première séquence s’achève (s’ouvre ?) sur : HB est né à Grenoble, le 23 janvier 1783. » ? Sans doute parce que HB sont les initiales d’un nom rejeté —‘’Henri Beyle’’ n’a jamais été utilisé pour une publication —, et que seuls étaient en usage de nombreux pseudonymes. Le nom d’emprunt permet sans cesse de paraître et de disparaître, le moi se multipliant à l’envi — Dominique, Alceste, J. B., Flavien, Henry Brulard (un autre HB), William Crocodile, Chaudron Rousseau, etc. Cette transformation de l’identité sociale ne pouvait que rencontrer l’adhésion de Marie Cosnay, certains personnages de ses récits ayant justement pour caractéristique de se métamorphoser.
Changer de nom, c’est ce que fait aussi l’acteur, et peut-être que le théâtre, parce que lieu du factice, est plus réel que le réel pour Stendhal, jouer sur la scène mobilisant une énergie bien plus importante que celle nécessaire dans la vie quotidienne. Jouer aussi dans la vie, « Jouer à l’amour à débiter les sornettes lues et les lyrismes à deux balles : c’est là qu’on est le plus vrai. » Jouer jusqu’à l’exténuation et Marie Cosnay rapporte la traversée de la Vendée à cheval par HB pour rejoindre une femme. L’anecdote est révélatrice d’une conception du bonheur à l’opposé de ce que définit Mme de Staël, qui voulait « l’élan sans assaut, la guerre sans la guerre, le sexe sans le sexe » : c’est là le bonheur des « sociétés riches » alors en train de se constituer. Pour HB, il faut le sexe avec le sexe — mais « Quoi, l’amour, ce n’est que ça ? », qu’on relise Lamiel pour s’en convaincre —, la guerre avec la guerre — mais Fabrice à Waterloo ne voit rien... ; voir serait peut-être l’impossible : qu’on pense à Actéon dont la métamorphose est rappelée ici. Importent seulement les « moments d’assauts violents ».
N’apprend-on donc rien ? qu’y a-t-il derrière tous les masques ? « rien de connaissable ». Que reste-t-il ? l’incendie de Moscou comme un spectacle, la vie comme un spectacle, et reviennent des images flottantes comme celle de la mère qui enjambe dans la nuit le matelas où l’on dort, le souvenir du bleu... Des noms : liste de prénoms de femmes. Et « des théories sur l’amour ». La romancière Marie Cosnay rêve elle aussi, quand elle n’imagine pas HB sur la route de Smolensk en 1812, et elle rêve d’un château qui devient une prison, transformation pour se rapprocher de ce que fut un personnage stendhalien : « Était-ce une prison pour découvrir comme Fabrice l’amour sans les mots ? »
Proximité avec Stendhal ? Oui, née de la longue fréquentation de l’œuvre — Marie Cosnay cite à partir des éditions de son adolescence ; proximité dans le goût pour la métamorphose des figures mises en scène, plus encore dans l’allégresse de l’écriture. Cette Vie de HB, qui s’achève par la mort du personnage, le 23 mars 1842, fait très heureusement coïncider une certaine vérité de Stendhal et la fiction selon Marie Cosnay.
Marie Cosnay, Vie de HB, éditions NOUS, 2016, 80 p., 10 €.
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- Derniers titres parus : en 2014 Le fils de Judith (Cheyne), et en 2015 Sanza lettere (L’Attente), Cordelia la guerre (éditions de l’Ogre).
- Lire Comment on expulse, responsabilités en miettes (éditons du Croquant, 2011), À notre humanité (Quidam éditeur, 2012). Voir https://blogs.mediapart.fr/marie-cosnay/blog, blog très revigorant.
Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 27 mars 2016.
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08/02/2014
Dominique Buisset, Quadratures, postface de Jacques Roubaud
Les éditions NOUS ont 15 ans...
www.editions-nous.com
Parascève
16
De tout faire une ligne de mots
tout réduire à cette noircissure
peu à peu dont se griffe la page
grincement où s'étouffe la rage
et se dénoue le piège d'émo-
tion que rend la vieille narcissure
à moi regardante et pas si sûre
d'aimer reconnaître au tavelage
du miroir un saugrenu jumeau.
*
Quadratures
11
Universelle maison de l'équivoque
amour à travers tant de chambres couru
— et nous les habitons tantôt tantôt l'une
l'autre toujours si mal qu'elle nous le rend
bien — de ce monde où toute prise nous fuit
et c'est un leurre de tenir, où jamais
le milieu n'est juste ni l'instant rendu
— seule dure à perte la rage —, rends-le
nous, et sa piqûre dont s'ourlent de nous
les nuages filant par dessus tout vite
dans l'équivoque biais de l'universel.
Dominique Buisset, Quadratures, postface
de Jacques Roubaud, NOUS, 2010,
p. 91 et 19.
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