06/12/2019
Durs Grünbein, Presque un chant
Mantegna, peut-être
Un jour, dans le demi-sommeil... entre recevoir et donner,
J’ai vu mes mains, leur peau rouge, jaunâtre,
Comme celles d’un autre, d’un cadavre à la morgue.
Au repas, elles tenaient couteau et fourchette, ces outils
De cannibale qui faisaient oublier la chasse
Et le vacarme de l’égorgement.
Vide comme l’assiette,
Une paume était devant moi, relief charnu
Du dernier singe à qui tout était devenu accessible
Dans un monde de primates. Mantegna, peut-être,
Aurait pu les peindre dans toute leur cruauté, sans les enjoliver,
Ces callosités crasseuses.
Qu’était l’avenir
Résultant des lignes de la main, bonheur ou malheur,
Comparé à la terreur des pores par lesquels perlait la sueur
Comme la légende de la compréhension silencieuse sur un front.
Durs Grünbein, Presque un chant, traduction de l’allemand Jean-Yves
Massson et Fedora Wesseler, Gallimard, 2019, p. 90.
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05/12/2019
Robert Desnos, À la mystérieuse
À la faveur de la nuit
Se glisser dans ton ombre à la faveur de la nuit
Suivre tes pas, ton ombre à la fenêtre,
Cette ombre à la fenêtre, c’est toi, ce n’est pas une autre, c’est toi.
N’ouvre pas cette fenêtre derrière les rideaux de laquelle tu bouges.
Ferme les yeux.
Je voudrais les fermer avec mes lèvres.
Mais la fenêtre s’ouvre et le vent, le vent qui balance bizarrement la flamme et le drapeau entoure ma fuite de son manteau.
La fenêtre s’ouvre : ce n’est pas toi.
Je le savais bien.
Robert Desnos, À la mystérieuse, dans Domaine public, Gallimard, 1953, p. 105.
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03/12/2019
Pierre Reverdy, Cale sèche
Tourbillon de la mémoire
Si tout ce qu’on n’attend pas allait venir
Si tout ce que l’on sait allait finir
Nouveau décor
Une porte s’ouvre lentement
Un homme entre avec une lampe qui le cache
C’est exactement le même
Avec une lampe à la main
Derrière on ne voit plus rien
Autour de la table c’est un triste jeu
Au milieu du monde on n’y voit pas mieux
Un point sur la tête de l’un de nous deux
Le mur s’étale
Et là-haut
Le vent fait fuir les étoiles
On cherche en vain un air nouveau
Celui qui a parlé le premier est trop loin
Et l’on ne fait pas autre chose que lui en ce moment
On tourne plus vite
La promenade est une fuite
Tout le monde suit
On a vraiment peur de la nuit
Quand toute la colonne s’abattra d’un coup
Tout le long de la route les feuilles trembleront
Peut-être à cause de la pluie
Pierre Reverdy, Cale sèche dans Œuvres complètes, II,
Flammarion, 2010, p. 398-399.
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02/12/2019
Cioran, De l'inconvénient d'être né
Nous n’avions rien à nous dire, et, tandis que je proférais des paroles oiseuses, je sentais que la terre coulait dans l’espace et que je dégringolais avec elle à une vitesse qui me donnait le tournis.
Se tuer parce qu’on est ce qu’on est, oui, mais non parce que l’humanité entière nous cracherait à la figure !
Vivre, c’est perdre du terrain.
Pour nos actes, pour notre vitalité tout simplement, la prétention à la lucidité est aussi funeste que la lucidité elle-même.
Cioran, De l'inconvénient d’être né, Idées/Gallimard, 1973, p. 112, 114, 115, 116.
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01/12/2019
Antoine Emaz, Lichen, encore
Il s’agit moins de se maintenir au plus haut point que d’avancer. Et cela peut demander de traverser des zones sans hauteurs.
Pour certains poèmes, on pourrait parler d’acharnement thérapeutique à force de reprises. Ce qui reste clair : le prunus, rose dans la lumière du soir.
« Une poésie accessible »... ça veut dire quoi ? Vous venez d’où ? Vous avez combien de temps pour accéder ? Autant de questions auxquelles le poète ne peut pas répondre, qu’il soit au sommet de l’Éverest ou dans un village des Mauges. Quand on écrit, le lecteur n’a pas de visage, c’est un masque blanc.
Écrire, c’est articuler l’émotion et produire, à partir du choc premier, une sorte de choc en retour par la langue, une émotion autre, même si la primitive reste motrice.
Antoine Emaz, Lichen, encore, éditions rehauts, 2009, p. 42, 43, 74, 95.
© Photo Tristan Hordé
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30/11/2019
Jean Tardieu, Da capo
Litanie du "sans"
Mais la splendeur
jamais perdue
qui la retrouve ?
Sans les merveilles
sans les désastres
plus rien qui vaille
Et sans parler
et sans se taire
et la fureur ?
et les délices ?
Et sans rien d’autre
que le même
et qui s’en va
et qui revient
et qui s’en va.
Jean Tardieu, Da capo, Gallimard,
1995, p. 27.
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29/11/2019
Ariel Spiegler, Jardinier
Pars, pars, petite barque, et dérive.
Roule, petite charrette, et laisse
la trace de ta force dans le sable.
Meurs, toi qui n’es pas moi
ou qui, d’être moi, m’emprisonnes.
Vole, toi qui n’es pas moi
et qui bats, la vivante.
Dors ce soir et dors demain,
mais attends, attends.
Ariel Spiegler, Jardinier, Gallimard, 2019, p. 83.
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27/11/2019
Emily Dickinson, Un ciel étranger
La Douleur — agrandit le Temps —
Les siècles s’enroulent dans
L'infime Circonférence
D’un simple Cerveau —
La Douleur contracte — le Temps —
Occupées par la détonation
Les Gammes d’Éternités
Sont comme n’existant pas —
Emily Dickinson, Un ciel étranger,
traduction François Heusbourg,
éditions Unes, 2019, p. 45.
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26/11/2019
Rosanna Warren, De notre vivant
L’éclipse
En chemin vers cette éclipse
de lune à Manhattan, étourdis
par la silhouette
des tours, on pensa la lune avalée
par les bloc-monstres d’édifice. Au retour
seulement fit-elle son apparition
rouillée, avec des traces menstruelles, à moitié
effacée dans son propre sang spectral
comme des bouts de poèmes punaisés sur le mur
du porche d’une maison d’été. Après un hiver de neige,
de vent et de pluie battante, ils se livrent eux-mêmes
timidement : encre pâle, lettres
vidées de sens, en scripte fantôme,
murmure persistant d’Hölderlin : dieu est proche
et dur à saisir
mais là où croît le péril
croît aussi ce qui sauve...
Mais que savions-nous du salut ?
Rosanna Warren, De notre vivant, dessins de Peter H. Begley, traduction de l’américain Aude Pivin, éditions Æncrages, 2019, np.
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25/11/2019
Sabine Huynh, Parler peau
Dehors l’horizon les grues rongent les corps vulnérables exposés derrière les vitres de tours éphémères dedans l’amour que nous faisons serine l’impossible qu’il prenne son temps nous oublie nous laisse nous parler ce langage d’amants tout en mosaïque d’égarements
Sabine Huynh, Parler peau, Æncrages & Co, novembre 2019, np
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24/11/2019
Ludovic Degroote, Si décousu
Dans la vie
il n’y a aucune désolation qui ne tienne quelque chose de vous debout
car ce qui reste est la matière durable de ce que nous avons été
et quand bien même cela tournerait vert-de-gris
sous quoi le vert-de-gris
nous, semblables et indistincts
et constamment issus de tout ce qui ne nous détruit pas encore
prenons les allures fantômes que laissent
nos pieds embourbés
dans la vie
Ludovic Degroote, Si décousu, éditions Unes, 2019, p. 74-75.
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22/11/2019
Jacques Lèbre, Air
Poussière
Dans le rayon de soleil oblique
qui traversait la ggrande pièce à vivre
(je m’en souviens, c’était dans mon enfance
dans la maison des grands-parents maternels)
on voyait flotter des grains de poussière
pas plus gros que des atomes de brume
Des millions de lucioles de poussière
dansaient dans ce rayon lumineux
un peu comme dans le tube d’une éprouvette
alors qu’alentour dans toute la pièce
ce n’était que de l’air incolore inodore,
une sorte d’ombre pure et transparente,
mais transpercée par cette lance de soleil
à laquelle résistait le dossier du fauteuil.
Jacques Lèbre, Air, le phare du cousseix,
2019, p. 8.
© Photo Tristan Hordé
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21/11/2019
Sarah Wetzel, Mon premier visage
Pendant quarante-cinq ans, Borges sombra dans la cécité,
perdant d’abord le gris et le vert, les petits caractères,
les nervures des feuilles, puis la différence entre le bleu
céruléen et le saphir, le rouge Chianti et le clairet. À la fin
toutes les éditions de Shakespeare se mêlèrent, l’amour ne voit pas
avec les yeux, l’ailé Cupidon est peint aveugle. Cinq ans plus tard,
tout fut noir et Borges dit : J’ai toujours imaginé le paradis comme
une sorte de bibliothèque... Personne ne demanda ce que, laissé
à votre labyrinthe de ténèbres, vous imaginez désormais.
Un homme que j’ai épousé m’a dit un matin : Je crois que je ne t’aime pas.
Nous étions mariés depuis douze ans et il lui en a fallu
Deux de plus pour décamper. Franchement,
Je ne l’ai jamais aimé, même le jour où j’ai dit oui. Pourtant je sais
que je serais encore aujourd’hui avec lui, s’il n’était pas parti. Borges savait
dès son plus jeune âge, que comme son père et le père de son père, il serait
aveugle. C’est pourquoi il lut tous les livres avant ses cinquante ans, refusa
d’apprendre le braille et fut capable de dire juste en prêtant l’oreille
combien de livres contenait une librairie. Même aveugle,
il pouvait dessiner son propre visage — un gribouillage sans yeux
ni bouche, une pelote de fil jetée sur la blancheur d’une feuille
de papier. Ce qui est écrit noir sur blanc ne contient pas toujours la vérité.
J’ai aimé cet homme et, ne serait-ce qu’un peu, je l’aime ancore.
Sarah Wetzel, Mon premier visage, taduction de l'anglais Sabine Huynh, publié dans Catastrophes du 18 novembre 2019.
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19/11/2019
Rose Ausländer, Pays maternel
À la mer
Pourvue de profondes empreintes digitales
La houle déferlante
Nous atteint
Nos minutes
Lavées
De la poussière de la ville
L’eau
Met en musique nos mots
Sages aquatiques
Cernés de sable
Tu es la voix
Sois indulgent envers moi
Étranger
Je t’aime
Toi que je ne connais pas
Tu es la voix
Qui m’envoûte
Je t’ai perçue
Reposant sur du velours vert
Toi haleine de mousse
Toi cloche du bonheur
Et du deuil inextinguible
Rose Ausländer, Pays maternel, traduction Edmond
Verroul, Héros-Limite, 2015, p. 21, 63.
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18/11/2019
Philippe Boutibonnes, Rémanences
Comme l’homme est et comme sont les animaux nous mourrons pareils. Mélangés à la boue, roulés dans des guenilles ou dispersés avec la cendre. L’homme — l’un identifié comme pas l’autre, et tous ceux de notre espèce — parle et se tait quand il faut. L’homme parle, ressasse, avoue, se confesse et prie. L’homme se dit puis se tait. L’animal couine ou feule, alerte ceux de sa race mais il ne se tait pas. Il ne tient pas sa langue et ne retient ni un secret ni le silence. Il implore par le regard.
L’homme né en d’atroces eaux troubles, dans le sang et les écoulements, vagit. L’hase et le crocodile dans le champ de luzerne ou le marigot, vagissent. Nu, sans voix ni mots ni nom l’homme ne se sait pas mortel. Mortel il l’est et mort il le sera. L’homme naît nu. Nu, l’homme naît laid. Ni plus ni moins qu’un rat pelé, nu et perdu. Ce que perd l’homme perdu n’est pas son être encore inadvenu mais son lieu st son présent qui le nouent en son ici.
Philippe Boutibonnes, Rémanences, dans rehauts, n° 44, octobre 2019, p. 75.
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