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08/07/2019

Armand Robin, Le Monde d'une voix

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                Solitaire

 

Solitaire, sans pays,

 

Je n’ai pas de jour selon vos bonjours,

Mes jours ne veulent bonjours

Que dans l’aube authentique du règne du travail.

 

Mes bonjours ne salueront

Que l’aube authentique du monde du travail !

 

Armand Robin, Le Monde d’une voix, préface Henri

Thomas, Gallimard, 1968, p. 163.

07/07/2019

Shakespeare, Sonnets (traduction Pierre Jean Jouve)

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XIII

 

Ah si vous étiez vous à vous-même ! mais, amour, vous n’êtes vous-même à vous-même que tant que vit ici votre vous-même : contre cette fin qui accourt vous devez vous prémunir, et votre chère semblance à quelque autre la départir.

   Alors cette beauté dont vous avez la jouissance, elle ne trouverait de fin alors vous seriez votre vous-même encore après mort de vous-même, votre doux fruit portant votre très douce forme.

   Qui peut laisser si belle maison tomber à ruine, qu’un soin familier maintiendrait en honneur, contre bourrasque et vent du jour d’hiver et stérile rage du froid éternel de la mort ?

   Oh seulement l’infécond. Cher amour vous savez que vous eûtes un père : que votre fils aussi de vous puisse le dire.

 

William Shakespeare, Sonnets, traduction Pierre Jean Jouve, dans Pierre Jean Jouve, Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987, p. 2081.

 

06/07/2019

Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie

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               Ennui et tristesse

 

Ennui et tristesse… À qui donnerai-je la main

     À l’heure où plus rien ne nous leurre ?

Désirs ? À quoi bon désirer constamment et en vain ?

     Et l’heure s’en va — la meilleure.

 

Aimer — mais qui donc ? À quoi bon ? — ces amours pour un jour ?

     Que dure l’amour le plus tendre ?

Je sonde mon cœur. Ce qui fut est parti sans retour,

     Et tout ce qui est n’est pas tendre.

 

Je vois mes passions, sous la faux de la froide raison

     Gisant — comme tiges éparses,

Oh, vie ! soupirs et plaisirs et retour des saisons —

     Oh, vie, tu n’es qu’une farce.

 

Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie & autre poèmes,

traduction Ève Malleret, La Découverte, 1986, p. 207.

05/07/2019

Cécile A. Holdban, Partir du silence, Variations sur Philip Glass

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            avril

 

Quelle est cette puissance

que plus rien ne contient

cette vie rouge qui éclate

aiguisée de lumière

la sève contenue par la terre

envahit l’espace

les fleurs prises dans ce mouvement

naissent s’envolent se fanent,

balayées par les vents rapides.

Les passants aveuglés de soleil

recueillent les pétales

pensent à la bénédiction

du printemps

 

Dans cet emballement de cheval fou

l’ivresse des éléments, la violence muette

un enfant s’abandonne

avril est mort

 

(Concerto pour violon. Premier mouvement)

 

Cécile A. Holdban, Partir du silence, Variations

sur Philip Glass, dans la revue de belles-lettres,

2019, I, p. 29.

03/07/2019

Étienne Faure, Scrutations

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Dans la ville à pied, sans repli, sans arrière

pays, origines, hors cela, il emprunte

sous le nom de rue, pont, grève

un parcours exempté de fil, anonyme,

laissant l’impasse pour attraper les quais

via les passages, les cours et circuler

inclus dans la foule  en mue sans arrêt

selon l’heure ou l’allure à laquelle on passe,

interdit soudain sous un nom, un bouquet

au mur scellé (mortellement blessé)

après la chute de naguère, le bruit d’un corps au sol,

épitaphe à jamais cernée du crible des impacts

encore aux murs, semblant dire : passant,

nous allons mourir, et personne n’en saura rien,

ou bien de continuer de parler aux vivants

plus avant, ceux qui vont te survivre

— et le flâneur éclairé sous un angle

un instant exposé au soleil du soir,

médite à découvert avant de traverser vite,

regagner l’ombre.

 

passage à découvert

 

Étienne Faure, Scrutations, dans la revue de

belles-lettres, 2019, I, p. 110.

01/07/2019

Cécile Mainardi, Idéogrammes acryliques

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Ai lu aujourd’hui sur une stèle du cimetière Cauca-de l’épitaphe « à la mort innattendue de son fils » pas une faute d’inattention comme on disait à l’école non une vraie faute d’orthographe une entorse à la règle dérisoirement gravée dans la pierre comme si elle se justifiait par une forme d’illettrisme devant la mort ne rendait pas le fils à la vie le retranchait plutôt à la réalité dicible de son nouvel état à chaque lecture à chaque lecteur à chaque promeneur qui passe par là et qui accidentellement tombe dessus

 

Cécile Mainardi, Idéogrammes acryliques, Flammarion, 2018, p. 58.

30/06/2019

Antoine Emaz, Peau

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Vert, I (31.09.05)

 

on marche dans le jardin

 

il y a peu à dire

 

seulement voir la lumière

sur la haie de fusains

 

un reste de pluie brille

sur les feuilles de lierre

 

rien ne bouge

sauf le corps tout entier

 

une odeur d'eau

la terre acide

 

les feuilles les aiguilles de pin

 

silence

sauf les oiseaux

 

marche lente

le corps se remplit du jardin

sans pensée ni mémoire

 

accord tacite

avec un bout de terre

rien de plus

 

ça ne dure pas

cette sorte de temps

 

on est rejoint

par l'emploi de l'heure

l'à faire

 

le corps se replie

simple support de tête

à nouveau les mots

l'utile

 

on rentre

 

on écrit

ce qui s'est passé

 

il ne s'est rien passé

 

Antoine Emaz, Peau, encres de Djamel Meskache,

éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28. Photo Tristan Hordé, mai 2011.

29/06/2019

Hester Knibbe, Archaïques les animaux

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                Il y a toujours

 

Il y a toujours une première

appréhension. Dans les baies ça fermente sec, soûls

des oiseaux tanguent au-dessus de l’argousier, au plafond

 

pendent encore dans des toiles

de l’été des mouches mortes

racornies poussiéreuses.

 

Mais il est déjà trop tard pour sauver l’âme d’une cigale.

 

Le moût se clarifie

 et se laisse boire, nous transvasons les bouteilles

dans les  verres, laissons le dépôt pour des jours moins fastes

 

et trinquons

myopes à un avenir rouillé.

 

Hester Knibbe, Archaïques les animaux, traduction du néerlandais

Kim Andrings et Daniel Cunin, éditions Unes, 2019, p. 67.

28/06/2019

Joël Cornuault, Tes prairies tant et plus

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L’amour rectifie les paysages

L’amour est la meilleure

des mises au point.

 

Il y a des amis haut placés

parmi les hirondelles de passage

bas placés chez les fourmis d’ici

partout placés dans le lit des rivières

la lie des marais

la sève des platanes

tes anneaux d’or

ta langue de feuille

ta langue de Brésil

tes légères morsures de daim

sur mes nervures

 

L’amour dépasse les bornes

Avec lui les maisons se retournent

marchant sur le toit

les pierres gelées rebroussent la pente

le temps reflue

les rues se cabrent

toi tu te cambres

origine et fin

 

Joël Cornuault, Tes prairies tant et plus,

Pierre Mainard, 2018, p. 57.

 

27/06/2019

Claude Dourguin, Paysages avec figure

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Le ciel et la terre, rien d’autre. Alentour, petites élévations irrégulières, toutes rabotées, relief de vieux massif, sur la lande offerte son tapis rêche déroulé à perte de vue, dalles, de proche en proche la roche affleure. Vaste espace dégagé, le regard que rien ne borne s’élance jusqu’à l’horizon, unité très assourdie des teintes — brun décoloré, lessivé de la lande et gris du granit, gris éteint, lui aussi raclé, récuré, le plus lourd fait signe au plus léger, correspondance singulière d’une matière à l’autre ; même ton pour lui répondre, la cohorte de nuages, placide, qui pousse toutes ses toiles gonflées. Le désir brut de s’élancer engage les pas — ni chemin, ni sentier, des traces vagues, terre plus mince, trop ingrate, végétation plus rase, socle rocheux, des passages sans dessein offrent leurs voies, se laissent emprunter, on va pour aller, saisi d’une ivresse de liberté ; nulle direction assignée, toute une contrée, un pays, ouvert, livré au seul vis-à-vis du plus grand es ciels et pour combler l’œil, herbes, buissons et pierres, un ample, entêtant panorama.

 

Claude Dourguin, Paysages avec figure, éditions Conférence, 2019, p. 74.

26/06/2019

Jean Clair, Terre natale

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   L’écriture est un nécrologe. Écrire suppose d’être seul. Seul vraiment, pas même, et surtout pas, avoir autour de soi la présence faussement complice et rassurante des habitués d’un bistrot, comme ce fut autrefois, paraît-il, la mode. Seul comme abandonné, perdu égaré, contraint de chercher ses mots et de les rassembler, le dernier des hommes, face à la mort, pour tenter de répondre. Parler est un discours désarmé avec les disparus, la seule adresse possible à ceux qui ne sont plus là, un mouvement de piété envers ceux qui n’en peuvent mais. La parole ne peut y être que singulière, et ne porter aucun espoir.

 

Jean Clair, Terre natale, exercices de piété, Gallimard, 2019, p. 59.

24/06/2019

Anne Parian, Les Granules bleus

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(…) un mammifère, aussi petit soit-il, peut toujours nous rappeler la mère qui peut-être nous allaita, et cela ne laisse que peu d’entre nous indifférents, particulièrement pas dans l’élaboration des moyens de l’occire. Contre la crainte d’un possible attachement, on préfère pour lui des moyens rapides, silencieux, aveugles ; empoisonnement, noyade, étouffement, quant à l’inverse on aurait mieux joui des effets de la cruauté par un engagement plus entier et plus incisif.

   Ainsi pour la souris, et différemment pour le rat plus gros, les moyens sont variés mais visent surtout à éviter la reproduction, car la mère est envahissante et peut potentiellement envahir et s’étendre et peupler sans limite le réduit même où nous ptétendions demeurer le plus tranquillement possible, aussi longtemps qu’il faudrait pour l’oublier, ne plus s’en tenir à ce qu’elle dirait, à la promesse qu’entre ce que l’on dit et ce que l’on fait, ce que l’on ferait, ce que l’on voudrait faire, ce que l’on pourrait faire, ce que l’on devrait faire, ce que l’on saurait faire, ce qu’il y aurait à faire, il y aurait un lien indéfectible. Ne plus tenir au lien entre dire et faire, entre ce que l’on voudrait dire, ce que l’on pourrait dire, ce que l’on saurait dire, ce que l’on aurait à dire, ce que l’on ferait dire, et ce que l’on ferait. Ce que l’on promet que l’on ne peut tenir, il n’y a pas d’autre moyen de le faire, je le sais.

 

Anne Parian, Les Granules bleux, P.O.L, 2019, p. 12-13.

23/06/2019

Edgar Poe, Un rêve dans un rêve, traduction Stéphane Mallarmé

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                                                                              Un rêve dans un rêve

 

Tiens ! ce baiser sur ton front ! et, à l’heure où je te quitte, oui, bien haut, que je te l’avoue : tu n’as pas tort, toi qui juges que mes jours ont été un rêve, et si l’espoir s’est enfui en une nuit ou un jour — dans une vision où aucune, n’en est-il pour cela pas moins PASSÉ ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est qu’un rêve dans un rêve.

 

Je reste en la rumeur d’un rivage par le flot tourmenté et tiens dans la main des grains du sable d’or — bien peu ! encore comme ils glissent à travers mes doigts à l’abîme, pendant que je pleure — pendant que je pleure ! Ô Dieu ! ne puis-je les serrer d’une étreinte plus sûre ? Ô Dieu ! ne puis-je en sauver un de la vague impitoyable ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve ?

 

Les poèmes d’Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1928, p. 55-56.

22/06/2019

André Breton, L'Amour fou

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(…) Le désir, seul ressort du monde, le désir, seule rigueur que l’homme ait à connaître, où puis-je être mieux pour l’adorer qu’à l’intérieur du nuage ? Les formes que, de la terre, aux yeux de l’homme, prennent les nuages ne sont aucunement fortuites, elles sont augurales. Si toute une partie de la psychologie moderne tend à mettre ce fait en évidence, je m’assure que Baudelaire l’a pressenti dans une strophe du Voyage où le dernier vers, tout en les chargeant de sens, fait écho d’une manière si troublante aux trois premiers :

         Les plus riches cités, les plus grands paysages

         Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux

         De ceux que le hasard fait avec les nuages

         Et toujours le désir nous rendait soucieux !

   Me voici dans le nuage, me voici dans la pièce intensément opaque où j’ai longtemps rêvé de pénétrer.

 André Breton, L’Amour fou, Gallimard, 1937, p. 101-102.

21/06/2019

Francisco de Quevedo, Les Furies et les Peines

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Plus solitaire oiseau, qui donc le vit ?

Sur quel toit ? ou bête par monts et prés ?

Vide je suis de moi, car m’a laissé

 mon âme même en larmes anéanti.

 

Je pleurerai toujours si grand profit,

peine et fiel me sera chaque bouchée ;

fièvre la nuit et le calme anxiété,

et champ de bataille sera mon lit.

 

Le sommeil, cette image de la mort,

surpasse en moi la mort, tant il est dur,

lui qui de ta vue m’ôte le trésor.

 

Car telle est ta grâce et ta beauté pure

que, si Nature a pu te donner corps,

c’est que miracle a pu faire Nature.

 

Francisco de Quevedo, Les Furies et les Peines,

traduction Jacques Ancet, Poésie / Gallimard,

2010, p. 157.