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28/02/2019

Umberto Saba, Presque un récit

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                Moment

 

Les oiseaux à la fenêtre, les persiennes

demi-closes : un air d’enfance et d’été

qui me console. Ai-je vraiment l’âge

que je sais avoir ? ou seulement dix ans ? À quoi

l’expérience m’a-t-elle donc servi ? À vivre

satisfait des petits riens qui autrefois

inquiétaient ma vie.

 

Umberto Saba, Presque un récit, traduction René de

Ceccaty, dans Il Canzionere, L’Âge d’Homme, 1988, p. 584.

27/02/2019

Jean Queval, En somme

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Rural différent

 

l’été reparti

et mes amis

badauds silhouettés aux devantures des villes

il y aura

des bestiaux dans leur hibernation

rêvassant faisant leurs besoins

il y aura

les épaves des navires

les squales en dévisageant la paroi le gouvernail

les yeux hors de la tête leurs queues les propulsent

il y aura

des bonshommes de glace dans les palaces

 

cependant

moi vieillard encore assez jeune

enfournerai dans ma chaudière

du charbon de la terre

et passerai la mauvaise saison

la chance le voulant, emportant

 

les poids les poulies du temps

je déporterai les squales dans les grands magasins

laisserai bonasse moi aussi les bestiaux rêvassant

aux épaves des navires

je donnerai à chacun de mes amis

une grande boule en couleur d’ancien apothicaire

ou bien pour télégraphe un corbeau serviteur

 

Jean Queval, En somme, Gallimard, 1970, p. 199-200.

26/02/2019

Louis Scutenaire, Mes inscriptions

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C’est toujours de mots que l’on se paie, que l’on paie, que l’on est payé.

 

Affirmer est hasardeux. Gardez-vous donc de nier.

 

La science et l’ignorance, voilà deux prisons.

 

N’est-ce pas que l’on retrouve facilement ce que l’on fuit ?

 

La Révolution est une aventure merveilleuse pour ceux qui peuvent y gagner quelque chose.

 

Louis Scutenaire, Mes inscriptions, éditions Labor, 1990, p. 239, 239, 244, 246, 250.

 

24/02/2019

André Spire, Versets

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                       Aux livres

 

Vous m’avez donné mes plus nobles joies,

Combien de fois mes lèvres vous baisèrent !

En vous fermant, chers livres.

 

C’est en vous, semences fragiles,

Que dorment, tout prêts à renaître,

Les frissons des jours enfuis.

 

Oui ! plus que mes parents et bien plus que mes maîtres,

Plus que toutes celles que j’aimai,

Vous m’avez enseigné à regarder le monde.

 

Sans vous, j’aurais passé à travers toutes choses

Sensible seulement aux actions des hommes.

 

Sans vous, j’aurais été un pauvre être barbare,

Aveugle, comme un petit enfant.

 

Vous avez dilaté ma puissance d’aimer,

Aiguisé ma tristesse, et cultivé mon doute.

Par vous, je ne suis plus un être d’un instant.

(…)

 

André Spire, Versets, Mercure de France, 1908, p. 87-88.

23/02/2019

Albert Cohen, Carnets, 1978

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Elle chante, cette vois, et elle glorifie l’homme de nature qui est un pur animal et de proie, le fauve qui est noble et parfaite créature, un seigneur sans l’humilité née de la faiblesse. Elle chante cette voix attirante et souveraine des forêts, chante la louange des dominateurs, des intrépides et des brutaux. (…) Et cette voix de nature, de tant de poètes et de philosophes accompagnée, se rit de la justice, se rit de la pitié, se rit de la liberté, et elle chante, mélodieuse et convaincante, chante l’oppression de nature, l’inégalité de nature, la haine de nature, la tuerie de nature. (…)

Telle est la voix de la nature. Et, en vérité, lorsque les hommes de Hitler adoraient l’armée et la guerre, qu’adoraient-ils sinon les canines menaçantes du gorille debout, tout trapu et pattes tordues devant l’autre gorille ? Et lorsqu’ils chantaient leurs anciennes légendes et leurs ancêtres cornus, oui cornus, car il s’agit avant tout de ressembler à une bête et il est sans doute exquis de se déguiser en taureau, que chantaient-ils sinon un passé tout de nature, un passé animal dont ils avaient la nostalgie et par quoi ils étaient attirés. Et lorsqu’ils exaltaient la force et les exercices du corps et els nudités au soleil (…) qu’exaltaient-ils et que vantaient-ils sinon le retour à la grande singerie de la forêt préhistorique ? Et en vérité lorsqu’ils massacraient ou torturaient mes Juifs, ils punissaient le peuple ennemi, le peuple de la Loi et des prophètes, le peuple qui a voulu l’avénement de l’humain sur terre.

 

Albert Cohen, Carnets, 1978, Gallimard, 1979, p. 138-139.

22/02/2019

Franz Kafka, Derniers cahiers

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Excusez ma soudaine distraction. Vous m’avez annoncé vos fiançailles, la plus réjouissante nouvelle qui soit, et me voici soudain sans réaction, semblant m’occuper de tout autre chose. Mais ce n’est certainement qu’un manque d’intérêt apparent, je me suis en effet souvenu d’une histoire, une vieille histoire, que j’ai vécue une fois dans les environs, en tout cas en toute sécurité, en toute sécurité et pourtant plus concerné que pour des affaires qui me touchaient personnellement. Cela tient à la chose elle-même, on ne pouvait rester indifférent à l’époque, même si l’on n’avait rien eu à voir que le dernier petit bout de l’histoire.

 

Franz Kafka, Derniers cahiers, traduction Robert Kahn, NOUS, 2015, p. 62.

21/02/2019

Max Jacob, Les pénitents en maillots roses

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Le pape au couvent

 

Ô moines

— du ciel

fidèles

cétoines —

idoines

au miel !

 

Cilice,

caprice

d’un pape

qui frappe

à l’huis

des trappes.

 

Bien las

peut-être

qui va

paraître

par la

fenêtre !

 

« Qu’un pape

 s’astreigne !

qu’il ceigne

la chape !

– Mon règne

m’échappe !

 

disette

ici !

couette

au lit !

ne suis

qu’ascète. »

 

Max Jacob, Les pénitents

en maillots roses, dans Œuvres,

Quarto/Gallimard, 2012, p. 700-701.

 

 

 

20/02/2019

Jean Bollack, Au jour le jour

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   Primo Levi, lors de son deuxième retour à Auschwitz en 1982, s’exprime sur les négationnistes : « celui qui nie Auschwitz est celui-là même qui serait prêt à le recommencer ». Cette dernière phrase de son livre(1)est simple. On ne peut le dire mieux, ni plus justement.

 1. Primo Levi, Rapport sur Auschwitz, présentation Philippe Mesnard, Kimé, 2005.J

Jean Bollack, Au jour le jour, P.U.F., 2013, p. 493.© Photo Tristan Hordé, 2006.

19/02/2019

Pierre Chappuis, Pleines marges

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Pleines marges

 

Toute le nuit

est resté ouvert

sur une page blanche

le calepin noir

 

Au matin, la neige.

 

                             (hiatus)

 

Tels,

dans le lit même de l’hiver,

les galets que remue une eau imaginaire.

 

Tel

que semble cesser,

prisonnier du gel,

le vacarme harassant de la route.

 

                               (espace muet)

 

La plaine sous des amas de brume ;

le regard tranché par la bise.

 

Alentours en fuite.

 

Pierre Chappuis, Pleines marges, suivi de

L’Autre, le Même, éditions d’en bas,

Lausanne, 2017, p. 8, 10 et 12.

 

 

 

18/02/2019

François Cheng, Enfin le royaume

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L’immense nuit du monde

     semée de tant d’étoiles,

Prendrait-elle  jamais sens

     hors de notre regard ?

 

Longues nuits d’hiver, restent croisées nos branches,

     la promesse est en nous ;

Nous n’oublierons rien, nous oublierons tout,

     déjà proche est la brise.

 

François Cheng, Enfin le royaume, Gallimard, 2018, p. 35, 43.

17/02/2019

Pierre Reverdy, La meule de soleil

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         Mémoire

 

Quand elle ne sera plus là

                    Quand je serai parti

 

Là-bas où il doit aussi faire jour

 

Un oiseau doit chanter la nuit

                                    Comme ici

Et quand le vent passe

La montagne s’efface

 

Ces pointes blanches de la montagne

 

On se retrouvera sur le sable

                            Derrière les rochers

          Puis plus rien

                         Un nuage marche

Par la fenêtre sort un cri

Les cyprès font une barrière

L’air est  salé

Et tes cheveux sont encore mouillés

 

Quand nous serons partis là-bas derrière

Il y aura encore quelqu’un ici pour nous attendre

Et nous entendre

 

Un seul ami

 

L’ombre que nous avons laissée sous l’arbre et qui s’ennuie

 

Pierre Reverdy, La meule de soleil, dans Œuvres complètes, I,

Flammarion, 2010, p. 943-944.

15/02/2019

Philippe Soupault, Georgia, Épitaphes, Chansons,

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                    Mais vrai

 

Sa vie fut un calvaire sa mort romantique

Sa mère était trombone son enfant asthmatique

Les métiers les moins sots ne sont pas les meilleurs

Nous l’avons tous connu il était métallique

Sa fille préférée s’appelait Mélancolique

Un nom occidental qui flattait les tailleurs

Avide comme un pou sans aucun sens critique

Il se mordit les doigts brûla toute sa boutique

C’est du moins ce qu’affirment ses amis rimailleurs

 

Cette histoire nous vient d’Amérique

Elle pourrait venir d’ailleurs

 

Philippe Soupault, Georgia, Épitaphes, Chansons,

Poésie / Gallimard, 1984, p. 215.

14/02/2019

Paul Claudel, Positions et propositions

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         On ne pense pas d’une manière continue, pas davantage qu’on ne sent d’une manière continue. (…) Notre appareil à penser en état de chargement ne débite pas une ligne ininterrompue, il fournit par éclairs, secousses, une masse disjointe d’idées, images, souvenirs, notions, concepts, puis se détend avant que l’esprit se réalise à l’état de conscience dans un nouvel acte.Sur cette manière première l’écrivain éclairé par sa raison et son goût et guidé par un but plus ou moins distinctement perçu travaille, mais il est impossible de donner une image exacte des allures de la pensée si l’on ne tient pas compte du blanc et de l’intermittence.

         Tel est le vers essentiel et primordial, l’élément premier du langage antérieur aux mots eux-mêmes : une idée isolée par un blanc. Avant le mot une certaine intensité, qualité et proportion de tension spirituelle.

(…)

         Dans la prose les éléments primordiaux de la pensée sont en quelque sorte laminés et soudés, raccordés pour l’œil, et leurs ruptures natives sont artificiellement remplacées par des divisions logiques. Les blancs du stade créateur ne sont plus rappelés que par les signes de la ponctuation qui marquent les étapes dans le train uniforme du discours. Dans la poésie, au contraire, le lingot a été accepté tel quel et soumis seulement à une élaboration additionnelle (…).

                                                          *

Pas plus que l’inspiration, la poésie n’est un phénomène réservé à un petit nombre de privilégiés. Pas plus que les couleurs ne sont réservées aux peintres. Partout où il y a langage, partout où il y a des mots, il y a une poésie à l’état latent.Ce n’est pas assez de dire et j’ai envie d’ajouter : partout où il y a silence, un certain silence, partout où il y a attention, une certaine attention, et surtout partout où il y a rapport, ce rapport secret, étranger à la logique et prodigieusement fécond, entre les choses, les personnes et les idées qu’on appelle l’analogie1et dont la rhétorique a fait la métaphore, il y a poésie. La texture même du langage, et par conséquent de la pensée, est faite de métaphores… La poésie est partout. Elle est partout, excepté dans les mauvais poètes.

 

(1) Saint Bonaventure a donné la formule de l’analogie : A est à B comme C est à D.

 

Paul Claudel, "Réflexions et propositions sur le vers français" et "La Poésie est un art", dans Positions et propositions, Œuvres en prose, Pléiade, 1965, p. 3-4 et 54-55.

 

13/02/2019

Henri Thomas, Poésies

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Le temps n’est qu’un noir sommeil

bienheureux qui sut garder

les images de l’éveil.

 

Vallée blanche, mes hivers,

 bois pleins d’ombre, mes étés,

 belle vue des toits déserts,

 

jours d’automne, et je marchais

recueilli, seul, ignoré,

dans l’or pâle des forêts,

 

déjà moutonnait la mer

perfide des accidents,

petits flots, petits éclairs,

 

bien malin qui s’en défend.

 

Henri Thomas, Poésies, Poésie / Gallimard,

1970, p. 132.

12/02/2019

Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène et autres poèmes

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Exils, célébrations

 

Irais-je oublier le sadisme du monde     les corps tourmentés

comme voici quarante, soixante ans, et des millénaires ?

 

mais vous ignorerais-je

mots rutilants, sexe, caresse, pleurs au milieu du désir ?

 

Non. Que je ne mange

 aucune cendre d’oubli

au milieu des profanations, des agonisants

 

non séparables

de la musique et de l’olive douce

dans notre destin double-face.

(…)

 

Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène et autres poèmes,

Poésie / Gallimard, 2019, p. 225.