02/10/2019
Rainer Maria Rilke, La mort de l'aimée
La mort de l’aimée
De la mort, il savait seulement ce que chacun sait :
qu’elle nous prend et nous précipite dans le silence.
Mais comme elle, non pas arrachée à lui,
non, mais doucement détachée de ses yeux,
glissait peu à peu vers des ombres inconnues,
et comme il sentait qu’eux, sur l’autre rive, avaient
à présent comme lune son sourire de jeune fille
et le halo de sa bonté :
alors les morts lui devinrent aussi familiers
que si son entremise l’apparentait étroitement
à chacun d’entre eux ; il laissait dire les autres
mais ne les croyait pas et nommait ce pays
le Bien-Situé, le Toujours-Doux —
et l’éprouvait pour elle
Rainer Maria Rilke, La mort de l'aimée,
traduction Rémy Lambrechts, dans Œuvres
poétiques et théâtrales, Pléiade / Gallimard,
1997, p. 423.
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01/10/2019
Jean-Loup Trassard, L'érosion intérieure
(...) Maintenant j’écoute les plantes se taire, les velues et celles qui sont sèches craquer, lancer au loin leurs graines. L’homme tombe à genoux dans les avoines grises et la vie s’en va, voleuse, telle que venue. Entré dans la campagne sans savoir l’importance de cet acte, ayant grandi entre les calendriers de papier et les outils au manche courbé par les mains, il ne faut pas franchir le seuil du retour les yeux encore fermés.
Avec les plantes qui me sont liées depuis l’enfance, je boirai aux venins de la terre. Je sortirai et je me coucherai sur le sol respirant dans la nuit éclaircie du matin pour voir les toiles d’araignée se croiser au-dessus de ma figure. Pour voir encore, même sous mes paupières closes, la prise d’empire sur les rosées par le premier soleil pénétrant dans le bois.
Jean-Loup Trassard, L’érosion intérieure, Le Chemin / Gallimard, 1965, p. 81-82.
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30/09/2019
Pascal Quignard, Mourir de penser
La pensée que je ne veux pas dire est le fond de ma pensée. Et cette pensée, le corps la recèle, ego l’ignore. C’est ainsi que la détresse natale ou le trauma qui la revivifie déploient à chaque fois une étrange rumination pathogène qui n’est pas arrivée à se transformer en souvenir ni en signification. Une hypermnésie mystérieuse s’est entravée, qui n’est pas sans images, mais qui est sans narration. Il s’agit vraiment d’un disque rayé en ceci que le motif (le cauchemar, la lésion, le moment incompréhensible) se répète à l’identique, frappe à la porte, sans que rien permette d’ouvrir. Il n’y a pas de mot de passe pour le sans langage — pour l’enfance.
Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio / Gallimard, 2015, p. 176.
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29/09/2019
Paul Éluard, Médieuses
Au premier mot limpide
Au premier mot limpide
Au premier rire de ta chair
La route épaisse disparaît
Tout recommence
La fleur timide la fleur sans air du ciel nocturne
Des mains voilées de maladresse
Des mains d’enfant
Des yeux levés vers ton visage et c’est le jour sur terre
La première jeunesse close
Le seul plaisir
Foyer de terre foyer d’odeurs et de rosée
Sans âge sans saisons sans liens
L’oubli sans ombre.
Paul Éluard, Médieuses, dans Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard, 1968, p. 911.
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27/09/2019
Georges Perec, Espèces d'espaces
,
Que peut-on connaître du monde ? De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer ? Combien de centimètres carrés de ma planète Terre nos semelles auront-elles touchés ?
Parcourir le monde, le sillonner en tous sens, ce ne sera jamais que connaître quelques ares, quelques arpents : minuscules incursions dans des vestiges désincarnés, frissons d’aventure, quêtes improbables figées dans un brouillard doucereux dont quelques détails nous resteront en mémoire : au-delà de ces gares et de ces routes, et des pistes scintillantes des aéroports, et de ces bandes étroites de terrain qu’un train de nuit lancé à grande vitesse illumine un court instant, au-delà des panoramas trop longtemps attendus et trop tard découverts, et des entassements de pierres et des entassements d’œuvres d’art, ce seront peut-être trois enfants courant sur une route toute blanche, ou bien un petite maison à la sortie d’Avignon, avec une porte de bois à claire-voie jadis peinte en vert, la découpe en silhouette des arbres au sommet d’une colline des environs de Sarrebruck, quatre obèses hilares à la terrasse d’un café dans les environs de Naples, la grand-rue de Brionne, dans l’Eure, deux jours avant Noël, vers six heures du soir,, la fraîcheur d’une galerie couverte dans le souk de Sfax, un minuscule barrage en travers d’un loch écossais, une route en lacets près de Corvol l’Orgueilleux...
Georges Perec, Espèces d’espaces, dans Œuvres, I, Pléiade / Gallimard, 2017, p. 628-629.
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26/09/2019
Erika Burkart (1922-2010), Message secret
Le poème
Noté, corrigé, écarté.
Oublié, remémoré,
repris à zéro.
Envoyé à regret ; message secret,
ils n’en ont pas la clé.
Voix cherchant un dialogue
dans le temps proche et lointain,
et qui ne s’enlise pas dans la mort.
Le poème. Strate
cachée dans l’écriture
et dans la langue où courent
des filons.
Secret
Nous les hôtes chagrins de la terre
que nous épuisons
qui nous épuise.
Baie noire
ma vie s’est ratatinée,
amère,
se cache dans l’espoir
que l’Oiseau Noir
ne la trouvera pas.
Erika Burkart, Message secret, traduction
de l’allemand par Marion Graf, dans
la revue de belles-lettres, 2019, I, p. 13, 17.
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25/09/2019
Julien Bosc, Je n'ai pas le droit d'en parler
En hommage à Julien Bosc, décédé le 24 septembre 2018
(...)
De tant devoir me perdre, voyez : j’ai tiré un trait sur ma voix. Pour cette raison, ce soir, j’aimerais que quelqu’un me parle, me raconte une histoire, vraie ou fausse, cruelle ou tendre, de cape et d’épée ou de compagnon maçon, n’importe, mais à voix haute, que j’en entende au moins une. Et sinon une histoire : un mot, d’une langue vivante ou morte , une injure ou un reproche, sans souci de ma vanité, je les mérite tous ; un cri, sans qu’il me fût ensuite fait grief d’avoir cogné , un sanglot, s’il est un obstacle pour l’écho. Ou comme il vous plaira. Je ne suis pas difficile. Cependant pitié ! pas le vent, pas le bruit des vagues, pas la chute des pierres, pas le grillon ou la pie. Rien qui ne soit pas ta voix.
Julien Bosc, Je n’ai pas le droit d’en parler, Atelier La Feugraie, 2008, p. 22-23.
© Photo Chantal Tanet
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24/09/2019
Julien Bosc, De la poussière sur vos cils
En hommage à Julien Bosc, décédé le 24 septembre 2018
(...)
— Puis-je vous faire le récit d’un rêve ?
— D’un rêve ?
— Disons cela comme ça
— Oui
— J’étais assis, au bas de ce mur, mais un autre lui faisait pendant de telle sorte que j’étais dans un couloir... Je ne sais où le rêve avait commencé, je n’ai que la mémoire parcellaire de ce qui m’en reste, aussi ne puis-je pas vous dire qui ou quoi m’avait projeté dans ce couloir, si même on m’y avait projeté... J’y étais, seul, ni bien ni mal — il s’agissait d’autre chose... —, je ne pensais à rien de particulier mais confusément à tout lorsque soudain des chiens, je crois deux, oui deux chiens m’ont sauté à la figure, je veux dire au visage... Faible comme je l’étais après le trajet qu’on m’avait fait souffrir, je ne pus me défendre, vous vous en doutez. Et, en aurais-je eu la force, qu’aurais-je pu faire contre ces chiens dressés pour la haine ?... Je vous épargne les détails — à vous de même qu’à moi... je ne veux plus m’en souvenir... je dois m’en souvenir... je ne sais pas — mais j’eus le visage dévoré. Mon corps, non ! mes mains, non ! ma tête, non ! Ils n’avaient dévoré que mon visage. Mon visage et mon nom. Et je n’étais pas mort, pas même blessé.
Julien Bosc, De la poussière sur vos cils, éditons la tête à l’envers, 2015, p. 22-23. © Photo Tristan Hordé
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23/09/2019
Georges Perros, Papiers collés
L’homme s’appartient quand il ne se compare plus à aucun homme.
La discipline, c’est d’aimer ce qu’on aime.
Écrire c’est renoncer au monde en implorant le monde de ne pas renoncer à nous.
L’amythié.
Le drame de la vie c’est qu’il peut ne rien s’y passer.
Georges Perros, Papiers collés, Gallimard, 1960, p. 63, 65, 67, 100, 104.
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21/09/2019
Ambrose Bierce, Épigrammes
Il n’y a jamais eu de génie qu’on n’ait pas pris pour un imbécile jusqu’à ce qu’il se dévoile ; alors que c’est uniquement à ce moment-là que c’est un imbécile.
Une patte de lapin peut vous porter chance, mais elle ne l’a pas portée au lapin.
Des deux types de folie passagère, l’une s’achève dans le suicide, l’autre dans le mariage.
Ce qu’une femme admire le plus chez un homme c’est qu’il se distingue des autres hommes. Ce qu’un homme admire le plus chez une femme c’est la dévotion qu’elle lui témoigne.
Ambrose Bierce, Épigrammes, Alia, 2014, p. 9, 14, 15, 17
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19/09/2019
Michel Deguy, Poèmes de la Presqu'île
Le vent
Du vent sur le village ! Stères des maisons qui branlent, et les flaques gelées des vitres craquent sous ses pas puissants. Tout est ébauche de fable, et moi de rares poèmes. Sous les yeux dessertis tourne le documentaire.
Comment être à ce nouveau monde
Arbre et tête de sang et vent et trous et vides et murmures, l’oreille bat sous le vent du sang.
Tête à tête bruissant, deux arbres hagards aux ocelles de vide, grands ossuaires aux mille orbites. Un souffle fait bruire les rets de dendrites.
Un souffle... il attise une parole.
Le vent, là-bas !
Un vent qui tente la racine, inventant à l’aveugle l’espace !
Passant le souffle érige les oreilles
Il plante au sol l’arbre de ma stupeur et va se ruer sous l’essieu de la nuit.
Michel Deguy, Poèmes de la Presqu’île, Gallimard, 1961, p. 18.
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18/09/2019
Robert Desnos, Domaine public
Au mocassin le verbe
Tu me suicides, si docilement.
Je te mourrai pourtant un jour.
Je conaîtrons cette femme idéale.
Et justement je neigerai sur sa bouche.
Et je pleuvrai sans doute même si je fais tard, même si je fais beau temps.
Nous aimez si peu nos yeux
et s’écroulerai cette larme sans
raison bien entendu et sans tristesse.
Sans.
Robert Desnos, Domaine public, Gallimard, 1953, p. 83.
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17/09/2019
Pierre Reverdy, La lucarne ovale
En ce temps-là le charbon était devenu
aussi précieux et rare que des pépites
d’or et j’écrivais dans un grenier où la
neige, en tombant par les fentes du toit,
devenait bleue.
Pierre Reverdy, La lucarne ovale dans Œuvres
complètes, I, édition É.-A. Hubert, Flammarion,
2010, p. 77.
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16/09/2019
Jacques Réda, Derniers prénoms du vers
Arthur
(sursonnet)
Un dimanche, les mains dans les poches, ainsi
Que Cingria l’a vu d’un œil extra-lucide,
Rimbaud rôde à travers Charleville et décide
D’en finir avec tout : il a donné, merci.
Merde au vieux vers latin qui radote et s’oxyde.
Alexandrin n’est plus qu’un pesant proboscide :
Il va vous l’amputer de son pauvre souci
De comptable, et le faire danser, tant de ci
Que de là ; le pousser enfin au suicide.
Puis s’en ira, l’ouvrage fait, toujours ailleurs,
L’abandonnant aux soins d’horribles travailleurs
Désormais sans outil. C’était dans le programme
De la langue : trouver l’acteur assez puissant
Pour incarner le roi tragique d’un tel drame.
Arthur, c’était parfait. Il paya de son sang
Le Graal inaccessible au poète qui brame.
Jacques Réda, Derniers prénoms du vers, dans Catastrophes (revue en ligne), 11 septembre 2019.
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15/09/2019
Joseph Joubert, Carnets, II
Pour bien présider un corps d’hommes médiocres et mobiles, il faut être mobile et médiocre comme eux.
Il vaut mieux être voyant que dialecticien ou tâtonneur.
Virgile n’eût été, au temps de Numa, qu’un villageois joueur de chalumeau.
Pour bien faire, il faut oublier qu’on est vieux quand on est vieux et ne pas trop sentir qu’on est jeune quand on est jeune.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 462, 481, 483, 491.
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