10/02/2019
Edmond Jabès, Le retour au livre
Il me faut rapporter, puisqu’elle m’obsède toujours, l'histoire étrange de cette octogénaire sur son lit d’agonie qui, un moment avant de s’éteindre, s’exprima dans la langue de son enfance qu’elle avait, depuis son plus jeune âge, oubliée. Ce comportement d’un être dans les brumes de l’inconscience m’a paru — et me paraît encore — illustrer le comportement du poète qui, dans ses œuvres, parle comme il ne parle jamais.
Edmond Jabès, Le retour au livre, Gallimard, 1965, p. 23.
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09/02/2019
André Frénaud, Les Rois mages
La vie morte, la vie
À Jean Tardieu
Ma vie morte, ô mon poids fertile,
la rivière qui me conduit,
ma seule part de toute présence,
la consistance de mon défaut,
mon entrave ardemment ourdie,
mon étrave que je maudis,
glacier qui absorbes mes flammes,
néant coloré qui l’inondes,
tache à flanc de si lourde absence,
aqueduc au rebours de l’eau vive,
c’en est assez, ma vie, merci.
Quand me perdrai-je hors de ma vue ?
André Frénaud, Les Rois mages, Poésie /
Gallimard, 1987, p. 160.
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08/02/2019
Georges Perros Poèmes bleus
Ce n’est pas cela que j’attends
De la vie à l’odeur forte
Couleur de lilas veuve morte
Tu m’indiffères printemps.
L’algue marine et les vents
Qui viennent frapper à ma porte
L’amour que le diable l’emporte
Me sont plus émoustillants
Homme qu’un désastre habite
Mes vœux de nulle saison
Ne se soucient. Ma prison
Ce corps qu’un feu noir excite
Rien n’en peut changer le sort
Sinon toi, mort de ma mort.
Georges Perros, Poèmes bleus,
Gallimard, 1962, p. 43.
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07/02/2019
Fernando Pessoa, le violon enchanté
Sonnets
I.
Jamais nous n’avons d’apparence, que nous parlions
Ou que nous écrivions ; sauf quand nous regardons. Ce
que nous sommes
Ne peut passer dans un livre ou un mot.
Infiniment notre âme est loin de nous.
Et quelque forte soit la volonté que nos pensées
Soient notre âme, en imitent le geste,
Nous ne pouvons jamais communiquer nos cœurs ;
Nous sommes méconus dans ce que nous montrons.
Aucune habileté de la pensée, aucune ruse des semblants
Ne peut franchir l’abîme entre deux âmes.
Nous sommes de nous-mêmes un abrégé, quand nous voudrons
Clamer notre être à notre pensée.
Nous sommes les rêves des lueurs de nos âmes,
Et l’un l’autre des rêves les rêves des autres.
Fernando Pessoa, le violon enchanté, traduction Olivier Amiel pour
les sonnets, Christian Bourgois, 1992, p. 295.
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06/02/2019
Armand Robin, Poèmes de Boris Pasternak
Boris Pasternak
La plus belle en son jardin
Être ès vent, bras
Tâtant : « N’est-ce heure à chants d’oiseaux ? »
Dos de moite moineau,
Brassée de lilas.
D’abord marmot par mon deuil nourri,
Dans les épines à cause de TOI,
Cette nuit ce jardin commença sa vie,
Son odorance et sa voix.
Toute la nuit sur la vitre il mit
Son tapage et son volet vibra d’émoi ;
Brusque, l’odeur d’un moite moisi
Par tout habit fut un vif pas.
Réveillé par la lection
Rare de ces noms : « printemps, automne »
Ce jardin ceint ce jour de son
Obsession d’yeux d’anémones.
Armand Robin, Poèmes de Boris Pasternak,
Paris, octobre 1946, p. 16.
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04/02/2019
André Malraux, L'Homme précaire et la littérature
L’imaginaire de vérité
Tenons-nous l’imaginaire pour un monde fictif dont changeraient seulement les programmes, où l’on jouerait Fantômasau lieu de Cendrillon ? Pourtant on n’a jamais cru à Fantômas comme à saint Pierre, ni à saint Pierre comme à Fantômas.
Les media peuplent notre imaginaire, et d’images changeantes ; Sans doute celui du Moyen Âge ne fut pas moins peuplé ; sans doute nos images sont-elles présentes dans nos maisons, par le journal et la télé, alors que les images religieuses étaient rassemblées dans l’église. La plus éclatante fiction projetée sur le plus vaste cinémascope, comparée aux grands lieux de pèlerinage, aux cathédrales, devient enfantine, d’abord parce qu’elle est un jeu. La Fable n’a pas plus remplacé l’Histoire Sainte et la Légende Dorée, que les westerns n’ont remplacé la messe. Si Vénus a remplacé la Vierge dans l’illustration, la bibliothèque et le musée, rien n’a remplacé Marie dans la civilisation qu’elle couronne. Supposer que Versailles succède à Notre-Dame de Chartres satisfait les déterminismes — et leur permet d’oublier que du XIIIe au XVIIesiècle, le chrétien a subi une mutation radicale, son lien avec l’imaginaire ayant radicalement changé. Le Moyen Âge a cru au sien comme un vrai communiste croit au communisme ; le XVIIIesiècle, comme les habitants des pays démocratiques croient à la démocratie : distraitement.
André Malraux, L’Homme précaire et la littérature, dans Essais (Œuvres complètes, VI), Pléiade / Gallimard, 2010, p. 772.
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03/02/2019
Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène et autres poèmes
Déjà
Tête de petite fille sous ma paume
secrète
finement odorante
fermée sur son sort intimité fraîche avec l’animal.
Tête
le brouillon de sa mort
sous ma paume devient crâne
avec ses os si nets sous les cheveux.
Petite fille
habite déjà le blême chemin des couleuvres.
Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène et autres poèmes,
préface d’Aude Préta-de Beaufort, Poésie / Gallimard,
2019, p. 92.
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02/02/2019
Hölderlin, Poèmes de la folie
Moitié de la vie
Suspendue avec des poires jaunes
Remplie de roses sauvages,
La terre sur le lec.
Et vous merveilleux cygnes ivres de baisers
Trempez la tête dans l’eau sainte et sobre.
Malheur à moi ! où les prendrai-je moi
Quand ce sera l’hiver, les roses ?
Où le miroir du soleil
Avec les ombres de la terre ?
Les murs s’élèvent sans parole et froids
Et les enseignes grincent dans le vent.
Hölderlin, Poèmes de la folie, traduction
Pierre Jean Jouve et Pierre Klossowski, dans
PJJ,Œuvres, II, Mercure de France, 1987, p. 1908.
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01/02/2019
Dagmara Kraus, Fatrasie (dans : La tête et les cornes)
fatrasie
supposons une seule fois
que oiseaumot infiltre
sa trogn morfondue
plutôt tailladée
nonobstant d’extrême circonspection
mi-pointant depuis l’extérieur
tortillé dans sa longue queue
vers une bouche domestiquée
des humeurs cachées déclencheraient
le déchiffrage temporel
de ces obstacles mêmes
Dagmara Kraus, traduction de l’allemand
Jean-René Lassalle, dans La tête et les cornes,
n° 6, hiver 2018, p. 1.
Dans le même numéro, un extrait de En voie d’abstractionde Rosmarie Waldrop, des poèmes Nils Christian Moe-Repstad (traduit du norvégien), de Maxime Hortense Pascal, de Seung-Hee Kim (traduit du coréen), de Mia You (traduit de l’anglais).
La tête et les cornes s’achète 6 € à Paris chez Yvon Lambert, Texture, Vendredi et Litote. À Bruxelles chez Ptyx et à Marseille à la galerie le 10.
Pour s'abonner il suffit d'écrire un mail à l'adresse suivante : lateteetlescornes@gmail.com
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30/01/2019
Hilda Doolittle, Pour l'amour de Freud
22 mars 1933
Je me sens vieille. Quand j’ai parlé au Professeur [Freud] d’un de mes admirateurs, beaucoup plus jeune que moi, qui avait flirté avec moi et m’avait doucement « courtisée », le Professeur a dit : « Était seulement il y a deux ans ? », comme si à mon âge (quarante-six ans) j’avais dépassé depuis longtemps cette sorte de badinage. Mais je me rappelais le roman Vagadu [de Pierre Jean Jouve] que le docteur Sachs nous avait donné à lire. Si je me souviens bien, la femme dans ce livre commençait son annalyse à quarante-six ans… et à cet âge elle était profondément engagée dans différentes expériences ou expérimentations amoureuses. Mais c’était un roman français. À Vienne, aussi, tout se développe différemment. Le Professeur parut surpris quand je lui dis que mon premier grave conflit amoureux sérieux, ma première rencontre, eut lieu avec Ezra [Pound] quand j’avais dix-neuf ans. Il a dit alors : « Dix-neuf ans, si tard que cela ? ». C’est peut-être quelque maniérisme technique, ou façon de parler.
Hilda Doolittle, Pour l’amour de Freud, traduction Nicole Casanova, des femmes, 2010, p. 234.
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28/01/2019
Jacques Josse, Au célibataire retour des champs
la mère, soixante ans,
lit froid, vie rêche,
lance, remorque, pleine,
son tracteur dans les ornières.
Fonce vers les silos.
Écrase herbes folles,
fougères, digitales.
Demande au cheval mort
qui tire depuis toujours dans sa mémoire
la même charrue aux socs usés
de continuer à lui labourer le crâne
pour y semer ces idées noires
que les corbeaux déterreront dès l’aube.
(03.01.2014)
Jacques Josse, Au célibataire retour des champs,
Le phare du cousseix, 2015, p. 7.
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Alexandre Mare, Écorces
les monts de Sancy, les scories
la ligne d’eau du cratère
le paysage suspendu, nous haletons
flotte volcan
il fait froid
c’est l'été partout
ailleurs. Il y a tellement de
mouches, nous avons dû en avaler
quelques-unes ont déposé leurs larves
dans les entrailles
à l’automne, la bouche ouverte
c’est l’irruption
elles me rappellent à ton souvenir
au volcan éteint, au cratère
dans lequel se reflète
ce même gris que le ciel
Alexandre Mare, "Écorces", dans L’étrangère, n° 47-48, p. 92.
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27/01/2019
René Daumal, Le Contre-ciel
Il suffit d’un mot
Nomme si tu peux ton ombre, ta peur
et assure-lui le tour de sa tête,
le tour de ton monde et si tu peux
prononce-le, le mot des catastrophes,
si tu oses rompre ce silence
tissé de rires muets, — et si tu oses
sans complices casser la boule,
déchirer la trame,
tout seul, tout seul, et plante là tes yeux
et viens aveugle vers la nuit,
viens vers ta mort qui ne te voit pas,
seul si tu oses rompre la nuit
parée de prunelles mortes,
sans complice si tu oses
seul venir nu vers la mère des morts
dans le cœur de son cœur ta prunelle repose
écoute-la t’appeler : mon enfant,
écoute-la t’appeler par ton nom.
René Daumal, Le Contre-ciel, Poésie / Gallimard, 1070, p. 61.
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26/01/2019
Bernard Vargaftig, Le monde le monde
L’horizon touche les herbes
À nouveau pas un nuage
Et tant de souffle qu’espère
L’écho dans l’emportement
Tout ressemblait à la suite
Amandiers hâte calanque
Après l’avoir oubliée
L’inclinaison et l’été
Comme étonné sous ton cri
Et pitié inavouable
Et parfum embrasé où
Aucun mot n’est épargné
L’éblouissement sans ombre
Ne se referme jamais
Bernard Vargaftig, Le monde le monde,
André Dimanche, 1994, p. 65.
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25/01/2019
Peter Huchel, La neuvième heure
Par les routes
La troupe vagabonde
des feuilles glacées,
le jour l'a rabattue sur la fosse à feu
avec ses lacets.
Près du chariot
à l'abri de la bâche,
la bohémienne
à ses pieds,
emmitouflé, l'enfant endormi.
Elle sort de sa veste de mouton
un jeune chien qui tète,
en l'allaitant
elle nourrit dans la neige le vent affamé.
Sœur lointaine
de la déesse asiatique,
le croissant de silex,
tu l'as perdu
au bord des étangs infernaux.
Tu entends dans la nuit l'aboi
derrière les traces de roues, d'un campement l'autre.
Unterwegs
Die streifende Rotte
vereister Blätter
fällte der Tag
mit Drähten über der Feuergrube.
Neben dem Karren
im Schutz der Plache
die Zigeunerin,
zu ihren Füßen
eingewickelt das schlafende Kind.
Sie hebt aus dem Schafspelz
einen jungen Hund an die Brust,
ihn säugend,
säugt sie den hungrigen Wind im Schnee.
Ferne Tochter
der asiatischen Göttin,
die Feuersteinsichel
hast du verloren
am Rand der höllischen Teiche.
Du hörst das Gebell in der Nacht
das der Radspur folgt von Lager zu Lager.
Peter Huchel, La neuvième heure [Die neunte Stunde], traduit de l'allemand par Maryse Jacob et Arnaud Villani, Atelier La Feugraie, 2013, p. 63 et 62.
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