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20/06/2019

Paul Éluard, Les mains libres

 

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Le tournant

 

J’espère `

Ce qui m’est interdit

 

Paul Éluard, Les mains libres,

dessins de Man Ray, Gallimard

1947, p. 61.

19/06/2019

Dominique Buisset, Quadratures

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Petite quadrature avec divertissements

 

Savoir qui l’on veut qui l’on aime,

soi-même ou l’autre, un inconnu…

On happe l’air et ses appâts :

n’importe quel néant toussa

l’amour tendre commun qu’on eut.

J’ai manqué de nez en tout ça,

sur mes tempes l’aquilon sème,

et sa neige efface mes pas.

 

Dominique Buisset, Quadratures, NOUS,

2010, p. 39.

18/06/2019

Virginia Woolf, Ainsi parlait, Dits et maximes de vie

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Ne faites jamais semblant de croire que les choses que vous n’avez pas n’en valaient pas la peine.

Tous les extrêmes sont dangereux. Il vaut mieux rester au milieu du chemin, dans les ornières, aussi boueuses soient-elles.

 Aimer nous rend solitaire.

Tant qu’elle pense à un homme, personne ne voit d’objection à ce qu’une femme pense.

L’argent donne de la dignité à ce qui, gratuit, n’est que frivolité.

 

 Virginia Woolf, Ainsi parlait, Dits et maximes de vie choisis et traduits par Cécile A. Holdban, Arfuyen, 2018, p. 61, 67, 83, 115, 123

17/06/2019

Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes

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Encore il se souvient de l'usure des souliers —

De la majesté fruste de mes semelles

Et moi, de lui : sa voix aux sonorités diverses.

Ses cheveux noirs, au bord de la montagne de David.

 

Retapées à la craie ou au blanc d'œuf,

Les enfilades de rues couleur de pistache,

La pente des balcons, le fer à cheval, le balcon-cheval,

Les petits chênes, les platanes, les ormes lents.

 

Et l'enchaînement féminin des lettres bouclées

Plus enivrant pour l'œil dans l'enveloppe de lumière,

Et la ville si bien faite, qui se prolonge en robustesse

Jusque dans l'été juvénile et vieillissant.

 

7-11 février 1937, Voronèje

 

Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduit par Philippe Jaccottet, Louis Martinez, Jean-Claude Schneider, postface de Florian Rodari, La Dogana, 2011 [1994], p. 134.

16/06/2019

André Frénaud, Nul ne s'égare

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Pour apurer les comptes

 

Ce n'est rien, donne-moi l'addition, c'est gratuit.

C'est toujours rien, tout est payé, ta vie aussi.

Tout est donné et tout repris. Mais va-t-en donc.

 

Pourquoi trembler, ou te vanter, t'émerveiller ?

Pourquoi mentir et ressasser, pourquoi rougir ?

Pourquoi vouloir, ou bien valoir ? Pour être qui ?

 

Ce n'est rien, ce ne fut jamais rien, c'est la vie.

Céder, chanter. Tout vient, s'en va, pourquoi te plaindre

Si le dieu qui n'est pas paie tout ? Mais pourquoi vivre ?

 

André Frénaud, Nul ne s'égare [1982], précédé de Haeres 1986],

Poésie / Gallimard, 2006, p. 273. 

15/06/2019

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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                                   1 sonnet

                       avec la manière de s'en servir

 

                  Réglons notre papier et formons bien nos lettres :

 

Vers filés à la main et d'un pied uniforme,

Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ;

Qu'en marquant la césure, un des quatre s'endorme...

Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.

 

Sur le railwaydu Pinde est la ligne, la forme ;

Aux fils du télégraphe : — on en suit quatre, en long ;

À chaque pieu, la rime — exemple : chloroforme,

— Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.

 

— Télégramme sacré — 20 mots — Vite à mon aide...

(Sonnet — c'est un sonnet —) ô muse d'Archimède !

— La preuve d'un sonnet est par l'addition :

 

— Je pose 4 et 4 — 8 ! Alors je procède,

En posant 3 et 3 ! — Tenons Pégase raide :

« Ô lyre ! Ô délire ! Ô...» — Sonnet — Attention !

 

Tristan Corbière,  Les Amours jaunes, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, Pléiade / Gallimard, 1970, p. 718.

 

14/06/2019

Solmaz Sharif, Mire

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ALLONGE-TOI par terre

                            pour dormir ensuite

                     pour ton dernier repos hier soir

                     avant d’être compté pour mort

                     sur un brancard

                     sur une épaule

                     par-dessus une jambe

                     sous un bras

                     dans un linceul

                     dans un berceau

                     sur le toit d’une voiture

                     attaché au pare-chocs

                     sous un pont

                     sur une place publique

                     dans la fontaine

                     dans le Tigre

                     sous une eau bouillie par des bombes intelligentes

                     dans une cave

                     sur la banquette arrière en comptant les réverbères

                            qui défilent au-dessus

                    sous les bombardements

                   sous les vrilles de phosphore

                   dans une silhouette brûlée

                   sur un lit d’enfant

                   sous une tente

                   en retenant encore ta respiration

                   sous la table du repas

                   sous cinq étages

                   dans un trou

 

Solmaz Sharif, Mire, traduction de l’anglais

R. M. Hanea et Heusbourg, éditions Unes, 2019, p. 19.

 

 

               

 

12/06/2019

Cédric Le Penven, Verger

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ce matin d’octobre, je cherche entre mes arbres la suite d’une phrase commencée pendant la nuit

 

elle m’arrache à la terre que je foule, transforme le paysage en simple décor, les arbres en silhouettes grisâtres. Il s’agissait d’une histoire d’enfant meurtri qui parvenait à prononcer distinctement son nom, au cœur même d’une salve de coups, et l’arrêtait net

 

je pose la paume contre le tronc froid et humide du cerisier. J’exerce une faible pression pour que les gouttes de rosée restent suspendues au bouton dont elles ne connaîtront jamais les fleurs

 

si le temps reste trop à la brume, la pellicule d’eau qui couvre les écorces favorise les maladies. La monilia est un miel détestable qui commence à perler dans la moindre ride de l’écorce, et contamine le rameau, puis la branche, puis la charpentière, et l’arbre entier suffoque

 

la maladie ne doit pas être prise à la racine, mais à la pointe de la branche, dont il faut se départir, en espérant que le coup de sécateur n’accélère pas sa propagation

 

Cédric Le Penven, Verger, éditions Unes, 2019, p. 25.

11/06/2019

John Taylor, Le dernier cerisier

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(…)

tout s’élève ou chute

de la matière à la matière

sauf la matière la plus essentielle

que tu as devinée

que tu devines

être en perpétuelle création

 

non pas de la matière

 

mais nos vies

montent

doivent descendre

 

un filet d’eau par terre

ou parmi les pierres

 

ou est-ce  de l’eau de pluie

 

s’égouttant sur d’anciens chemins

pour nourrir le cerisier

que tu imagines tout en bas de la pente

à la fin

et au commencement

 

où que tu  sois

est ton pays natal

 

aucun cerisier ne s’y trouve

puis il y en a un

 

il s’élève dans ton esprit

sur cette feuille de papier

sur cette page

 

John Taylor, Le dernier cerisier, traduction

Françoise Daviet-Taylor, aquarelles

Caroline François-Rubino, Voix d’encre,

2019, np.

09/06/2019

Pia Tafdrup, Le Soleil de la salamandre

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              Marraine

 

Pour la partie inférieure de mon corps

 il n’existe pas de nom

 et elle n’est pas connue

comme le visage, les bras ou les jambes.

La partie inférieure de mon corps

relève de la fable — ou d’un temps mythique,

c’est un labyrinthe vertigineux et joyeux,

seulement visible

              dans le miroir expérimental

que ma marraine

un jour m’a offert.

C’est chez elle

que je dois habiter si un avion

                                            tombe

avec ma mère et mon père

ou si la ferme brûle pendant que je suis à l’école.

Depuis je

       crois

aux marraines, aux énigmes des images de miroir et aux erreurs nues.

 

Pia Tafdrup, Le Soleil de la salamandre, traduction du danois Janine Poulsen,  éditions Unes, 2019, p. 23.

Denise Le Dantec, La seconde augmentée

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Sous les chants de la pluie. Les arbres sombres. Les fantasmagories du ciel.

C’est plein de heurts dans les étoiles.

Tourbillons de phrases, de lettres, de mots. Je perds ma langue. Le récitatif.

Bouquets dégoulinants. Rigoles judicariennes. Désastre-Monde.

J’allume la lumière pour voir.

Il y a de divins bouquets de fleurs blanches qui ruissellent sur la fenêtre — mille petits muguets en dédicace du jour.

 

Denise Le Dantec, La seconde augmentée, Tarabuste, 2019, p. 81.

08/06/2019

Bernard Noël, La Chute des temps

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Sur un pli du temps

 

toujours le plus

aura manqué

la langue a touché

trop d’ombre

trop compté les lettres du nom

une fois

cent fois

mille fois

les mains

ont rebâti

la statue

des larmes

mot

tombé

d’un mot

l’être

a roussi

dans  le souffle

quelle fin

la bouche

troue

un visage

l’ombre

gouverne

sous les yeux

une pierre

pousse

entre nous

(…)

 Bernard Noël, dans

La Chute des temps,

Poésie/Gallimard,

1993, p. 225-226.

07/06/2019

Paul Claudel, Dodoitzu

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Ma figure dans le puits

 

Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Et que j’en mette une autre

Et si l’on me trouve jolie

Tant pis ! C’est pas ma faute !

 

                                    Her face in the well

 

                                    My face in the well

                                    I cannot take it out

                                    My face in the well

                                    I cannot take it off

                                   And if you think I’m pretty     

                                   It’s really not ma fault !

 

 

Le crapaud

Quand j’entends dans l’eau

Chanter le crapaud

Des choses passées

J’ai le cœur mouillé !

 

                                           Nightingale and toad

 

                                           When I hear in the cool

                                           Gold of the moonlight pool

                                           The nightingale singing,

                                           It is my heart ringing.

 

 Paul Claudel, Dodoitzu, peintures de Rihakou Harada, Gallimard, 1945, non paginé.

06/06/2019

Ghérasim Luca, La paupière philosophale

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             L’émeraude

 

Elle est comme la mère d’une robe

 

Elle a l’air de rogner ses coudes amers

comme une rondelle

mais elle n’aime pas son rôle de laine

 

Elle est roche des odes

et rotules des ondes

Émergée de la mer de tulle

d’un thème rose

elle rode dans le lemme d’air

d’un ver

comme l’arôme ronde de l’aronde

qui ronge une rondelle d’hirondelles

à l’aube sur la roche de l’arroche

 

Lorsque d’un gant extrêmement arrogant

la rose arrose l’arobe des robes

de l’autre côté du tréma de son unité

elle gêne tout autrement

la gerbe à traîne ardente

de ses trente dents à la ronde

 

Ghérasim Luca, La paupière philosophale, Corti,

2016, p. 71-74.

05/06/2019

Jorge Luis Borges, Éloge de l'ombre

         

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                  Labyrinthe

 

De porte, nulle part, jamais. Tu es dedans

Et l'alcazar embrasse l'univers

Et il n'a point d'avers ni de revers.

Point de mur extérieur ni de centre secret.

N'espère pas que la rigueur de ton chemin

Qui obstinément bifurque sur un autre

Qui obstinément bifurque sur un autre

Puisse jamais finir. De fer est ton destin

Comme ton juge. N'attends point la charge

De cet homme taureau dont l'étrange

forme plurielle épouvante ces rêts

Tissés d'interminable pierre.

Il n'existe pas. N'attends rien. Pas même

Au cœur du crépuscule noir, la bête.

 

Jorge Luis Borges, Éloge de l'ombre, dans Œuvres complètes II,

traduction Jean Pierre Bernès et Nestor Ibarra,

Pléiade, Gallimard, 1999, p. 161.