22/04/2019
Constantin Cavafy, Jours de 1908
Jours de 1908
Il s'est retrouvé cette année-là sans travail ;
il vivait donc des cartes,
du trictrac et des prêts.
Une place, à trois livres par mois, dans une petite
papeterie lui avait été proposée.
Mais il la refusa sans hésiter.
Ça n'allait pas. Ce n'était pas un salaire pour lui,
jeune homme assez instruit, âgé de vingt-cinq ans.
À peine s'il gagnait par jour deux shillings, ou trois.
Que tirer de plus, pauvre garçon, des cartes et du trictrac
dans les cafés populaires de son rang,
même s'il jouait habilement, même s'il choisissait pour partenaires
des sots.
Quant aux prêts, n'en parlons pas.
Il obtenait rarement un thaler, c'était un demi-thaler le plus souvent,
il devait même parfois se contenter du shilling.
Pour une semaine quelquefois, ou davantage,
délivré des effrayantes veillées,
il allait se rafraîchir aux bains, nager le matin.
Ses vêtements étaient dans un état minable.
Il portait un costume, toujours le même, un costume
couleur cannelle, très fané.
Ah, jours de l'été mille neuf cent huit,
votre vision idéale, esthétisée,
fait abstraction du costume couleur cannelle, très fané.
Votre vision l'a gardé
tel qu'au moment de s'en défaire, d'enlever
les vêtements indignes, les sous-vêtements reprisés.
Tout nu ; parfaitement beau ; une merveille.
Les cheveux négligés, un peu ébouriffés ;
les membres légèrement hâlés
d'avoir été nus sur la plage, aux bains.
Constantin Cavafy, traduit du grec par Maria Tsoutsoura, dans
Europe, "Constantin Cavafy", n° 1010-1011, juin-juillet, 2013, p. 66-67.
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21/04/2019
Myrto Gondicas, Allures
Allures
1
Main subtile
à la nuque, nœud de vent
et volonté calme, invisiblement pilotée on va
sur un rythme étrange, ourlée de sons
proférés bas, défiant les membres
qui glissent à la proue ; le corps capteur
suit des lancers secrets ; camarade du vide, il trace
sa piste différente et volubile.
Rien
ne pèse, on vire et s’arrête
et repart immédiatement, si l’acte tendre
maniant les ressorts vivants se renouvelle ; l’âme menée
cède alors et tremble, et les pleurs
doucement sourdent.
Myrto Gondicas, Allures, dans Rehauts, n° 43, printemps 2019, p. 74.
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20/04/2019
Max Jacob, Art poétique (1922)
Art poétique
Une bonne œuvre littéraire ne peut être que l’intelligence complète d’une idée par l’auteur. Une œuvre ne peut être que l’intelligence de quelque chose.
Qui a compris ce qu’est le vrai beau a gâté pour l’avenir toutes ses joies artistiques.
Une personnalité n’est qu’une erreur persistante.
Si bien écrit, si bien écrit qu’il n’en reste plus rien.
On réussit parce qu’on est compris. De qui ?
Max Jacob, Art poétique, dans Œuvres, édition Antonio Rodriguez, Quarto/Gallimard, 2012, p. 1347, 1348, 1349, 1355, 1356.
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18/04/2019
Dylan Thomas, Ici dans ce printemps
Ici dans ce printemps
Ici dans ce printemps, des étoiles flottent dans le vide.
Ici dans cet hiver ornemental
S’abattent les froids nus.
Cet été porte en terre un oiseau de printemps.
Les symboles sont choisis depuis la ronde lente
Des années autour des quatre saisons,
Enseignent en automne les feux des trois saisons
Et les chants des quatre oiseaux.
Je saurai l’été grâce aux arbres, les vers
Ne révèlent jamais que les tempêtes de l’hiver
Ou les funérailles du soleil.
J’apprendrai le printemps par le chant du coucou,
Et la limace m’enseignera la destruction.
Un ver sait l’été bien mieux que l’horloge,
La limace est un vivant calendrier des jours.
Que me révèlera-t-elle si un insecte sans fin
Dit que le monde tire à sa fin ?
Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux,
dans Œuvres, I, Seuil, 1970, p. 389.
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17/04/2019
Jonathan Swift, Lettres à Stella
5 mars 1712
Je vous souhaite un joyeux carême ; je déteste le carême, je déteste les changements de régime, la bouillie de froment et le beurre et le porridge aux herbes et les aigres visages dévots de ces qui ne revêtent le masque de leur religion que durant sept semaines. (…) J’ai dîné aujourd’hui avec le DrArbuthnot et nous avons fait un véritable dîner de carême, non quant au menu, mais à cause de l’état de sa femme et d’un ou deux de ses enfants qui étaient malades dans la même salle que nous, ce qui était largement aussi mortifiant que du poisson. (…] Je vais garder mon souffle pour refroidir ma bouillie de carême.
Jonathan Swift, Lettres à Stella, dans Œuvres, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 782-783.
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16/04/2019
Francis Ponge, L'Atelier contemporain
23 août 1951
Saisissantes…
Notons-le (avouons-le) : très peu de chose, de distance sépare dans la qualité, dans la hiérarchie de la qualité, les œuvres (les productions artistiques) des hommes. D’un dessin de caricaturiste à un dessin de grand artiste il n’y a que de très légères différences (vus d’un haut point de vue). (D’un dessin de Forain à un Daumier, d’un Daumier à un Seurat.)
D’une épingle, aux plus extrêmes et minces petites figures d’A. Giacometti.
Craignons de nous tromper, de nous laisser abuser. Comment faire ici pour distinguer ?
Un certain sérieux, une certaine maladresse, un certain tremblement de mains ne trompent pas… (Est-ce cela ?)
Durée, persistance du saisissement. Aussi sa qualité.
Les figures de Giacometti n’ont d’abord besoin d’aucune justification. Elles sont tout à fait saisissantes. Mais ce saisissement, ne devons-nous pas nous en méfier ? Ce qui est extrêmement maigre, extrêmement ample est également saisissant.
Francis Ponge, L’Atelier contemporain, Gallimard, 1977, p. 166.
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15/04/2019
Esther Tellermann, Un versant l'autre
Rose parfumée
trace un matin
d’argent
l’eau exsude
la transparence
de la férule et
du chardon.
Je voulus
morceau de vous
dans le vent
que l’instant
vibre.
Esther Tellermann,
Un versant l’autre,
Flammarion, 2019, p. 59.
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14/04/2019
Henri Michaux, Les commencements
L’enfant à qui on fait tenir dans sa main un morceau de craie, va sur la feuille de papier tracer désordonnément des lignes encerclantes, les unes presque sur les autres.
Plein d’allant, il en fait, en refait, ne s’arrête plus.
…………………………………………………………………………………….
En tournantes tournantes lignes
de larges cercles maladroits, emmêlés,
incessamment repris
encore, encore
comme on joue à la toupie
Cercles. Désirs de la circularité.
Place au tournoiement.
Au commencement est la
RÉPÉTITION
Henri Michaux, Les commencements, Fata Morgana, 1983, p. 7-8.
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13/04/2019
Bernard Noël, Le plaisir de lire
Le plaisir de lire
[•••] Lire est, pour commencer, une posture physique : le rassemblement d’un appétit de langue vivante qui vous pousse à vouloir du sens à partir du livre que vous venez de choisir. Dès lors, ce qui n’était que mots et papier devient mouvement du contact de votre vue, de votre attention, et porté par elles dans votre espace mental, ce mouvement le pénètre longuement et le comble par un acte dont vous assurez vous-même la continuité, le contrôle. Lire ne serait que suivre une longue ligne froide lancée en avant comme le temps si l’ouverture au texte et la conscience du lieu qui se crée ainsi en vous n’en métamorphosaient le parcours : la ligne se dilate, génère des dimensions, du volume, et voilà que — sans perdre de vue l’illusion — vous entrez dans la présence aérienne du verbe.
Bernard Noël, dans La Place de l’autre, Œuvres, III, P. O. L, 2013, p. 233.
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11/04/2019
Valérie Rouzeau, Neige rien
Manœuvres
À l’étroit les trois huit
Virés salaires de rien
Micheline Michelin
Paradis pour demain
Allez toi va-t’en vite
Micheline Michelin
On te remercie bien
Valérie Rouzeau, Neige rien, dans
Pas revoir suivi de N r, La petite
Vermillon, 2010, p. 104.
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10/04/2019
Christian Ducos, Plic ! Ploc !
passé le coin de la rue
elle tombe dans les bras
du vent
il est maigre
comme un clou
le clou
une grenouille plonge
dans le poème
ah ! le bruit de l’encre
gouttes de pluie
tintements
le seau rouillé
la vie est si brève
entre ceci et cela
il faut choisr
Christian Ducos, Plic ! Ploc !, Le Cadran ligné, 2019, p. 15, 16, 17, 18, 19
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08/04/2019
René Char,Fenêtres dormantes et porte sur le toit
Faire du chemin avec
Le poème sur son revers, femme en besogne à qui les menus objets domestiques sont indispensables. La richesse et la parcimonie.
Avant de se pulvériser, toute chose se prépare et rencontre nos sens. Ce temps de préparatifs est notre chance sans rivale.
N’incitez pas les mots à faire une politique de masse. Le fond de cet océan dérisoire est pavé des cristaux de notre sang.
Il en faut un, il en faut deux, il en faut… Nul ne possède assez d’ubiquité pour être seul son contemporain souverain.
Combien y a-t-il de nuits différentes au mètre carré ? Seul ce trouble-fête de rossignol le sait. Nous, dont c’est la mesure, l’ignorons.
René Char, Fenêtres dormantes et porte sur le toit, Gallimard, 1979, p. 12, 13, 15, 16, 17.
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07/04/2019
Étienne Faure, Tête en bas — rencontre, lecture
Étienne Faure et Jean-Baptiste Para pour la remise du prix Max Jacob 2019
Le mot Départ taillé dans la pierre
au fronton de la gare est resté
comme Liberté, Égalité, Fraternité
ou École de garçons il y a beau temps
devenue mixte, cris indécis,
simple inscription, vieil incipit
redoré ou repeint en rouge sang,
et ce départ incrusté fédère
dans les cœurs tous les départs forcés,
volontaires, oubliés qui défilèrent sous le linteau,
entrés par la face nord, ressortis plus tard
sous le pignon opposé annonçant Arrivée,
ces enfants de la patrie, déportés, communards,
sinistrés, réfugiés, revenus plus ou moins,
criant dans le heurt des bagages, sacoches, havresacs,
des mots entre-temps érodés, nullement gravés
en mémoire.
frontons
Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, p. 116.
Étienne Faure a reçu le prix Max Jacob pour Tête en bas.
Les Éditions Gallimard organisent une rencontre lecture le
mardi 9 avril à 19 h
à la librairie Gallimard, Boulevard Raspail
La lecture rencontre sera animée par
Myrto Gondicas et François Bordes.
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06/04/2019
Blaise Cendrars, Feuilles de route
Vie dangereuse
Aujourd’hui je suis peut-être l’homme le plus heureux du
monde
Je possède tout ce que je ne désire pas
Et la seule chose à laquelle je tienne dans la vie chaque
tour de l’hélice m’en rapproche
Et j’aurai peut-être tout perdu en arrivant
Coquilles
Les fautes d’orthographe et les coquilles font mon bonheur
Il y a des jours où j’en ferais exprès
C’est tricher
J’aime beaucoup les fautes de prononciation les hésitations
de la langue et l’accent de tous les terroirs
Blaise Cendrars, Feuilles de route, III, dans Du monde entier au
cœur du monde, dans Œuvres romanesques, précédées de
Poésies complètes, Pléiade / Gallimard, 2017, p. 172.
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05/04/2019
André Frénaud, La Sainte Face
L’irruption des mots
Je ris aux mots j’aime quand ça démarre,
qu’ils s’agglutinent et je les déglutis
comme cent cris de grenouilles en frai.
Ils sautent et s »appellent, s’éparpillent et m’appellent
et se rassemblent et je ne sais
si c’est Je qui leur réponds ou eux
encore dans un tumulte intraitablement frais
qui vient sans doute de mes profondes lèvres.
là -bas où l’eau du monde m’a donné vie.
Je me vidange quand m’accouchent ces dieux têtards.
Je m’allège et m’accrois par ces sons qui dépassent,
issus d’un au-delà, presque tout préparés.
J’en fais le tour après, enorgueilli,
ne me reconnaissant qu’à peine en ce visage
qu’ils m’ont fait voir et qui parfois m’effraie,
car ce n’est pas moi seul qui par eux me démange.
André Frénaud, La Sainte Face, Poésie/Gallimard, 1985, p. 72.
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