12/12/2019
Victor Hugo, Tas de pierres

La misère chargée d’une idée est le plus redoutable des engins révolutionnaires.
— Pourquoi ces terreurs du drapeau rouge ?
— Le drapeau rouge signifie feu et sang.
— Soit ; mais le sang dans les veines, et le feu dans le foyer.
Révolution, mais civilisation.
L’une et l’autre, l’une par l’autre, l’une dans l’autre.
Savoir, c’est pouvoir.
Victor Hugo, Tas de pierres, dans Œuvres politiques complètes, œuvres diverses, Jean-Jacques Pauvert, 1964, p. 856.
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10/12/2019
Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi)

(Une récente nuit, je me suis rappelé une halte marocaine à Ouarzazare : des sables roses et des sables jaunes, des rafales de vent de sables roses et des drapeaux, et ces espèces de forteresses qui tremblaient dans l’excès de lumière sans être des mirages, mais à peine distinctes du sol où elles avaient été bâties, brève entrevision, un matin, pourquoi si poignante ?Je me trouvais dans un endroit du monde où je n’avais même pas désiré passionnément me rendre, et sans qu’aucune aventure personnelle y fût mêlée (car enfin, bien sûr, s’il y avait eu dans un de ces palais ou forteresses entrevus — comme au cinéma ! — une femme captive, ou pas, que je serais allé rejoindre — délivrer ! —, mon émotion fût allée de soi et personne ne s’en fût étonné — sinon du fait que c’était moi le héros ! mais non). Et ce que j’avais entrevu ainsi à quelque distance n’était même pas un site imprégné par la présence, ou l’absence de dieux, comme l’Égypte ou la Grèce m’en avaient offert en d’autres occasions. Alors un pur mirage, tout de même ? Le « leurre du seuil », plutôt : car là commençait le désert, l’idée de ce qui s’ouvre devant nous sans limites — et moins étranger à mon goût que l’océan —, l’ivresse que cela procure, ce socle pour la lumière, tout empoussiéré de feu, ces sables faits pour les pieds nus des voyants gardant l’entrée (...).
Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2001, p. 63-64.
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09/12/2019
Georg Trakl, Poèmes

Dans un vieil album
Tu reviens toujours, mélancolie,
O douceur de l’âme solitaire.
Pour sa fin s’embrase un jour doré.
Humblement devant la douleur
S’incline celui qui s’est fait patience.
Résonnant d’harmonie et de tendre folie.
Vois ! Il va faire noir déjà.
La nuit revient, quelque chose de mortel se plaint
Et quelque autre souffre avec elle.
Tremblant sous les étoiles d’automne
Chaque année la tête penche davantage.
Georg Trakl, Poèmes, traduits et présentés par
Guillevic, Obsidiane, 1981, p. 11.
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08/12/2019
Huysmans, Marthe

Tiens, vois-tu, petite, disait Ginginet, étendu sur le velours pisseux de la banquette, tu ne chantes pas mal, tu es gracieuse, tu as une certaine entente de la scène, mais ce n’est pas encore cela. Écoute-moi bien, c’est un vieux cabotin, une roulure de la province et de l’étranger qui te parle, un vieux loup de planche, aussi fort sur les tréteaux qu’un marin sur la mer, eh bien ! tu n’es pas encore assez canaille ! ça viendra, bibiche, mais tu ne donnes pas encore assez moelleusement le coup des hanches qui doit pimenter le « boum » de la grosse caisse. Tiens, vois, j’ai les jambes en branches de pincettes faussées, les bras en ceps de vigne, j’ouvre la gueule comme la grenouille d’un tonneau (...), vlan ! la cymbale claque, je remue le tout, je râpe le dernier mot du couplet, je me gargarise d’une roulade ratée, j’empoigne le public. C’est ce qu’il faut. Allons, dégosille ton couplet, je t’apprendrai, à mesure que tu le goualeras, les nuances à observer.
Huysmans, Marthe, dans Romans et nouvelles, Pléiade / Gallimard, 2019, p. 5.
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07/12/2019
Eugène Savitzkaya, Les couleurs de boucherie

Odorant véhicule apparu, le maî-
tre garçon, conducteur de limon,
parle de debora odorante, le jas-
min apparu, d’herbe envahie de-
bora brûlait ses lotus, dévorait,
colorait sa poupée jaune, morceau
de machine, debout au milieu des
fleurs, au pré et la flamme lé-
chait l’intérieur, l’index, l’ocre
bâton mouillé, parfumé, ogre odo-
rant, méchant. Le pourpre apparu,
l’archer immobile, le doigt vers
la debora mouillée,, morte odorante
et sainte, sa lingerie transper-
cée, le suc sur la paume, et du
giovanni le chalumeau encore au
pot et transparent, humide, petit
pinceau.
Eugène Savitzkaya, Couleurs de boucherie,
Poésie / Flammarion, 2019, p. 154.
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06/12/2019
Durs Grünbein, Presque un chant

Mantegna, peut-être
Un jour, dans le demi-sommeil... entre recevoir et donner,
J’ai vu mes mains, leur peau rouge, jaunâtre,
Comme celles d’un autre, d’un cadavre à la morgue.
Au repas, elles tenaient couteau et fourchette, ces outils
De cannibale qui faisaient oublier la chasse
Et le vacarme de l’égorgement.
Vide comme l’assiette,
Une paume était devant moi, relief charnu
Du dernier singe à qui tout était devenu accessible
Dans un monde de primates. Mantegna, peut-être,
Aurait pu les peindre dans toute leur cruauté, sans les enjoliver,
Ces callosités crasseuses.
Qu’était l’avenir
Résultant des lignes de la main, bonheur ou malheur,
Comparé à la terreur des pores par lesquels perlait la sueur
Comme la légende de la compréhension silencieuse sur un front.
Durs Grünbein, Presque un chant, traduction de l’allemand Jean-Yves
Massson et Fedora Wesseler, Gallimard, 2019, p. 90.
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05/12/2019
Robert Desnos, À la mystérieuse

À la faveur de la nuit
Se glisser dans ton ombre à la faveur de la nuit
Suivre tes pas, ton ombre à la fenêtre,
Cette ombre à la fenêtre, c’est toi, ce n’est pas une autre, c’est toi.
N’ouvre pas cette fenêtre derrière les rideaux de laquelle tu bouges.
Ferme les yeux.
Je voudrais les fermer avec mes lèvres.
Mais la fenêtre s’ouvre et le vent, le vent qui balance bizarrement la flamme et le drapeau entoure ma fuite de son manteau.
La fenêtre s’ouvre : ce n’est pas toi.
Je le savais bien.
Robert Desnos, À la mystérieuse, dans Domaine public, Gallimard, 1953, p. 105.
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03/12/2019
Pierre Reverdy, Cale sèche

Tourbillon de la mémoire
Si tout ce qu’on n’attend pas allait venir
Si tout ce que l’on sait allait finir
Nouveau décor
Une porte s’ouvre lentement
Un homme entre avec une lampe qui le cache
C’est exactement le même
Avec une lampe à la main
Derrière on ne voit plus rien
Autour de la table c’est un triste jeu
Au milieu du monde on n’y voit pas mieux
Un point sur la tête de l’un de nous deux
Le mur s’étale
Et là-haut
Le vent fait fuir les étoiles
On cherche en vain un air nouveau
Celui qui a parlé le premier est trop loin
Et l’on ne fait pas autre chose que lui en ce moment
On tourne plus vite
La promenade est une fuite
Tout le monde suit
On a vraiment peur de la nuit
Quand toute la colonne s’abattra d’un coup
Tout le long de la route les feuilles trembleront
Peut-être à cause de la pluie
Pierre Reverdy, Cale sèche dans Œuvres complètes, II,
Flammarion, 2010, p. 398-399.
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02/12/2019
Cioran, De l'inconvénient d'être né
Nous n’avions rien à nous dire, et, tandis que je proférais des paroles oiseuses, je sentais que la terre coulait dans l’espace et que je dégringolais avec elle à une vitesse qui me donnait le tournis.
Se tuer parce qu’on est ce qu’on est, oui, mais non parce que l’humanité entière nous cracherait à la figure !
Vivre, c’est perdre du terrain.
Pour nos actes, pour notre vitalité tout simplement, la prétention à la lucidité est aussi funeste que la lucidité elle-même.
Cioran, De l'inconvénient d’être né, Idées/Gallimard, 1973, p. 112, 114, 115, 116.
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01/12/2019
Antoine Emaz, Lichen, encore

Il s’agit moins de se maintenir au plus haut point que d’avancer. Et cela peut demander de traverser des zones sans hauteurs.
Pour certains poèmes, on pourrait parler d’acharnement thérapeutique à force de reprises. Ce qui reste clair : le prunus, rose dans la lumière du soir.
« Une poésie accessible »... ça veut dire quoi ? Vous venez d’où ? Vous avez combien de temps pour accéder ? Autant de questions auxquelles le poète ne peut pas répondre, qu’il soit au sommet de l’Éverest ou dans un village des Mauges. Quand on écrit, le lecteur n’a pas de visage, c’est un masque blanc.
Écrire, c’est articuler l’émotion et produire, à partir du choc premier, une sorte de choc en retour par la langue, une émotion autre, même si la primitive reste motrice.
Antoine Emaz, Lichen, encore, éditions rehauts, 2009, p. 42, 43, 74, 95.
© Photo Tristan Hordé
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30/11/2019
Jean Tardieu, Da capo

Litanie du "sans"
Mais la splendeur
jamais perdue
qui la retrouve ?
Sans les merveilles
sans les désastres
plus rien qui vaille
Et sans parler
et sans se taire
et la fureur ?
et les délices ?
Et sans rien d’autre
que le même
et qui s’en va
et qui revient
et qui s’en va.
Jean Tardieu, Da capo, Gallimard,
1995, p. 27.
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29/11/2019
Ariel Spiegler, Jardinier

Pars, pars, petite barque, et dérive.
Roule, petite charrette, et laisse
la trace de ta force dans le sable.
Meurs, toi qui n’es pas moi
ou qui, d’être moi, m’emprisonnes.
Vole, toi qui n’es pas moi
et qui bats, la vivante.
Dors ce soir et dors demain,
mais attends, attends.
Ariel Spiegler, Jardinier, Gallimard, 2019, p. 83.
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27/11/2019
Emily Dickinson, Un ciel étranger

La Douleur — agrandit le Temps —
Les siècles s’enroulent dans
L'infime Circonférence
D’un simple Cerveau —
La Douleur contracte — le Temps —
Occupées par la détonation
Les Gammes d’Éternités
Sont comme n’existant pas —
Emily Dickinson, Un ciel étranger,
traduction François Heusbourg,
éditions Unes, 2019, p. 45.
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26/11/2019
Rosanna Warren, De notre vivant

L’éclipse
En chemin vers cette éclipse
de lune à Manhattan, étourdis
par la silhouette
des tours, on pensa la lune avalée
par les bloc-monstres d’édifice. Au retour
seulement fit-elle son apparition
rouillée, avec des traces menstruelles, à moitié
effacée dans son propre sang spectral
comme des bouts de poèmes punaisés sur le mur
du porche d’une maison d’été. Après un hiver de neige,
de vent et de pluie battante, ils se livrent eux-mêmes
timidement : encre pâle, lettres
vidées de sens, en scripte fantôme,
murmure persistant d’Hölderlin : dieu est proche
et dur à saisir
mais là où croît le péril
croît aussi ce qui sauve...
Mais que savions-nous du salut ?
Rosanna Warren, De notre vivant, dessins de Peter H. Begley, traduction de l’américain Aude Pivin, éditions Æncrages, 2019, np.
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25/11/2019
Sabine Huynh, Parler peau

Dehors l’horizon les grues rongent les corps vulnérables exposés derrière les vitres de tours éphémères dedans l’amour que nous faisons serine l’impossible qu’il prenne son temps nous oublie nous laisse nous parler ce langage d’amants tout en mosaïque d’égarements
Sabine Huynh, Parler peau, Æncrages & Co, novembre 2019, np
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