29/03/2020
Estienne de la Boétie, Sonnets
J’ai fait preuve des deux, meshui je le puis dire :
Soit je pres, soit je loing, tant mal traicté je suis,
Que choisir le meilleur à grand peine je puis
Fors que le mal present me semble tousjours pire.
Las ! En ce rude choix que me fault il dire ?
Quand je ne la voy point, le jours me semblent nuits ;
Et je sçay qu’à la voir j’ai gaigné mes ennuis :
Mais deusse je avoir pis, de la voir je desire.
Quelque brave guerrier, hors du combat surpris
D’un mosquet, a despit que de pres il n’aist pris
Un plus honneste coup d’une lance cogneue :
Et moy, sachant combien j’ay par tout enduré,
D’avoir mal pres & loing je suis bien asseuré ;
Mais quoy ! s’il faut mourir, je veux voir qui me tue.
Estienne de la Boétie, Sonnets, dans Œuvres complètes, II, édition Louis Desgraves, Conseil général de la Dordogne/William Blake ans Co, 1991, p. 127.
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28/03/2020
Henri Thomas, Le crapaud dans la tour
La pleine lune éclairait ma chambre par la fente des volets, et mon chien qui se promenait dans la propriété était fou comme à chaque pleine lune ici. Colpach ne connaissait, jusqu’à l’été, que les nuits des Ardennes. Celles d’ici, par pleine lune, l’ont mis dans de telles frayeurs que j’ai presque regretté de l’avoir amené, mais je n’avais vraiment personne à qui le confier. Il a peur, et il se met à aboyer, c’est le cas de le dire, à la lune. Cela m’a valu des plaintes de nos hôtes intellectuels. Cette nuit-là j’ai entendu une fenêtre s’ouvrit, et la voix de la jeune artiste-peintre : « Ô ce chien ! »
Colpach ne se calme que si je viens à lui et lui prends le museau dans ma main. Je l’ai trouvé sur une terrasse écartée, et je l’ai amené dans mon garage où il fait noir.
Henri Thomas, Le crapaud dans la tour, Fata Morgana, 1992, p. 14-15.
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27/03/2020
Italo Svevo, Écrits intimes
Aujourd’hui, je suis passé devant la fenêtre d’un rez-de-chaussée. IL y avait un chat qi regardait la ville avec l’attention objective et indifférente qui est la qualité de ce petit félin au repos. Ce chat me donna envie de rire. Blanc et jaune, il avait autour du nez une tache plus sombre, qui était peut-être causée par de la saleté, ce qui lui conférait une apparence de dédain. Ce petit nez semblait se tordre de dégoût. Mais un animal à ce point inerte ne doit pas exprimer un tel dégoût. Je lui dis : « Stupide animal ! »
Il me regarda et ne donna pas d’autre réponse. Mais il n’aurait pas eu besoin d’autre chose, parce qu’avec ce geste, il avait concentré sur moi tout cet ennui qu’il avait manifesté au quartier tout entier.
Mais, derrière lui, se dressa la petite tête d’un enfant de douze ans et, de sa fenêtre sombre, il me retourna mon insulte : « C’est toi qui es stupide, et pas ma bête. »
Et j’aimai cet enfant, qui protégeait son chat.
Italo Svevo, Écrits intimes, traduction Mario Fusco, Gallimard, 1973, p. 115.
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26/03/2020
Eduard Mörike (1804-1875), Poèmes
À l’aimée
Lorsqu’à te contempler je me sens apaisé
Comblé, sans faim, sans voix, près de ton ssanctuaire
Je crois alors tout bas entendre respirer
L’ange qui te ressemble et habite en toi.
Un sourire étonné et qui doute, incrédule
Vient naître sur ma lèvre : est-ce leurre, illusion,
Puis-je croire enfin que on unique désir,
Mon vœu le plus hardi, en toi sera comblé ?
Quand plonge mon esprit d’abîmes en abîmes
J’entends dans l’antre noir de la divinité,
Les sources du Destin au bruit mélodieux.
Je porte mon regard chancelant vers les cieux :
Au firmament, là-haut, me sourient les étoiles ;
Et j’écoute à genoux leur beau chant lumineux.
Eduard Mörike, Poèmes, traduction Nicole Taubes,
Les Belles Lettres, 2010, p. 151.
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25/03/2020
Christopher Okigbo, Labyrinthes
Et comment dit-on NON en plein tonnerre ?
On trempe sa langue dans l’océan ;
Campa avec le chœur des dauphins
Inconstants, près de minces bancs de sable
Arrosés de souvenirs ;
On étend ses branches de corail
Les branches s’étendant dans le silence
Des sens ; ce silence se distille
En jaunes mélodies.
Christopher Okigbo, Labyrinthes, traduit de l’anglais
(Nigeria) Christiane Fioupou, Gallimard, 2020, p. 141.
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24/03/2020
Henri Michaux, Face aux verrous
Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage.
Les oreilles dans l’homme sont mal défendues. On dirait que les voisins n’ont pas été prévus.
Il devait retenir son œil avec du mastic. Quand on en est là...
À chaque siècle sa messe. Celui-ci, qu’attend-il pour instituer une grandiose cérémonie du dégoût ?
Henri Michaux, Face aux verrous, dans Œuvres complètes, II,
Pléiade/Gallimard, 2001, p. 452, 454, 457, 457.
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23/03/2020
Pierre Reverdy, En vrac
Le réel est en dehors de moi. Pour m’adapter au réel, une adaptation si précaire, pour pouvoir vivre dans ce bocal, on a été obligé, et j’ai été surtout ensuite obligé moi-même, de me forger sans arrêt, de me former et de me reformer selon les circonstances et toujours selon les exigences d’un état de choses extérieur et jamais d’après le simple élan de ma nature, de ce que je sens de plus irréductiblement simple dans ma nature. Ce désir immédiat, la succession des désirs immédiats.
Pierre Reverdy, En vrac, dans Œuvres complètes, II, Flammarion, 2010, p. 818.
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Pierre Reverdy, En vrac
Le réel est en dehors de moi. Pour m’adapter au réel, une adaptation si précaire, pour pouvoir vivre dans ce bocal, on a été obligé, et j’ai été surtout ensuite obligé moi-même, de me forger sans arrêt, de me former et de me reformer selon les circonstances et toujours selon les exigences d’un état de choses extérieur et jamais d’après le simple élan de ma nature, de ce que je sens de plus irréductiblement simple dans ma nature. Ce désir immédiat, la succession des désirs immédiats.
Pierre Reverdy, En vrac, dans Œuvres complètes, II, Flammarion, 2010, p. 818.
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Pierre Reverdy, En vrac
Le réel est en dehors de moi. Pour m’adapter au réel, une adaptation si précaire, pour pouvoir vivre dans ce bocal, on a été obligé, et j’ai été surtout ensuite obligé moi-même, de me forger sans arrêt, de me former et de me reformer selon les circonstances et toujours selon les exigences d’un état de choses extérieur et jamais d’après le simple élan de ma nature, de ce que je sens de plus irréductiblement simple dans ma nature. Ce désir immédiat, la succession des désirs immédiats.
Pierre Reverdy, En vrac, dans Œuvres complètes, II, Flammarion, 2010, p. 818.
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22/03/2020
René Char, Le Poème pulvérisé
À la santé du serpent
VII
Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience.
XX
Ne te courbe que pour aimer. Si tu meurs, tu aimes encore.
XIV
Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel.
XXV
Yeux qui, croyant avoir inventé le jour, avez éveillé le vent, que puis-je pour vous ? Je suis l’oubli.
René Char, Le poème pulvérisé, dans Œuvres complètes, édition Jean Roudaut, Pléiade/Gallimard, 1983, p. 263, 264, 266, 267.
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21/03/2020
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle
Deux poèmes pour Ossip Mandelstam
I
Personne ne nous a rien ôté —
Elle m’est douce, notre séparation !
Je vous embrasse, sans compter
Les kilomètres qui nous espacent.
Je sais : notre art est différant.
Comme jamais ma voix rend un son doux.
Jeune Derjavine (1), que peut vous faire
Mon vers brutal et ses à-coups !
Pour un terrible vol je vous
Baptise : envole-toi donc, jeune aigle ;
Tu fixes le soleil, l’œil ouvert, —
Est-ce mon regard trop jeune qui t’aveugle ?
Plus tendrement et sans retour
Nul regard n’a suivi votre trace.
Je vous embrasse, — sans compter
Les kilomètres qui nous espacent.
12 février 1916
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle, suivi de Tentative de
Jalousie, traduction Pierre Léon et Ève Malleret,
Poésie/Gallimard, 1999, p. 96.
- Gabriel Derjavine (1743-1816), poète officiel du règne de Catherine II.
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20/03/2020
Andrée Chedid, Textes pour un poème et Poèmes pour un texte, 1949-1991
L’oubli
Il y a un grand trou noir au fond de mon jardin
Où je jette les pierres qui encombrent ma route
Il y a un grand trou noir au creux de ma mémoire
Où se jettent les visages à qui j’avais juré
Rempart contre l’oubli
Il y a un grand trou noir dans la tête du monde
Où je m’engloutirai
Moi tout baigné de vie
Avec mon sang et mes cheveux
Avec mes pas qui résonnent
Avec ma grande tourmente d’homme
Il y a un grand trou noir dans la tête du monde
Où je m’engloutirai.
Andrée Chedid, Textes pour un poème, suivi de
Poèmes pour un texte, 1949-1991, Poésie / Gallimard,
2020, p. 41.
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18/03/2020
Simone Debout & André Breton, Correspondance 1958-1966
L’Atelier d’André Breton
Derrière la lourde table bureau, le mur que l’on a célébré et finalement transporté dans un espace public, comme si l’on pouvait séparer ce mur de l’atelier qu’à la fois il clôturait et portait jusqu’aux confins de la terre. Là, étaient juxtaposées des pièces d’art primitif, une écorce aborigène, des planches sculptées de Nouvelle-Calédonie, un tableau de Picabia et la grande peinture d’une tête de Miró. Plus bas, une foule de statuettes des Marquises, de l’Île de Pâques, des masques, de sombres fétiches parés de coquillages ou d’écorces et de plumes, et des petits tableaux de Jarry, de Miró, d’Arp, une photo-portrait d’Élisa et une grande volière d’oiseaux aux brillantes couleurs et des crânes surmodelés. Le passé et le présent le plus proche et le plus lointain, un tout dont la véhémence et la cohérence étaient celles du désir, de regard qui les avait choisis un à un, et que cette commune élection accordait.
Simone Debout, Mémoire, d’André Breton à Charles Fourier, dans S. D. & André Breton, Correspondance, 1958-1966, éditions Claire Paulhan, 2020, p. 170-171.
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17/03/2020
Christiane Veschambre, dit la femme dit l'enfant
À la radio, dit la femme, j’ai entendu Simone de Beauvoir déclarer qu’elle avait totalement réussi sa vie, que tous les rêves qu’elle faisait à seize ans, elle les avait réalisés. J’ai pensé en l’entendant que l’on ne quitte jamais le monde où on est né, même quand on s’en est exilé par un bond qui semblait définitif et qu’on a mis des univers entre soi et lui : parler ainsi de sa vie réussie c’est la tenir entre ses mains comme une propriété, il faut avoir le sens de la propriété, du bien à acquérir et à faire fructifier, de la satisfaction des biens ainsi un à un thésaurisés par la réalisation de chaque rêve. J’ai senti comme ma vie ne formait pas objet, comme mes rêves pour elle jouer du violoncelle, avoir un cheval, parler le russe et le portugais, peindre, construire des ponts — ne pouvaient parfois trouver leur dire qu’à présent, à la même heure où Simone de Beauvoir pouvait en faire un prospère bilan.
Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant, éditions isabelle sauvage, 2020, p. 18-19.
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16/03/2020
Julien Bosc, Neige d'avril
ce matin sept heures trente
la mésange bleue est la première dans le cerisier
de peu suivie par la nonnette
— ça ne vole pas bien haut
— peut-être bien mais c’est fort réjouissant
ces découvertes de petit jour après
le froid du lit la nuit
des rêves mi-figue mi-raisin
les poussières du réveil
le poêle en bas ici hésitant à reprendre
ça ne vole pas bien haut moquiez-vous supérieur
mais tout de quoi
sachez
délier le dehors du dedans
Julien Bosc, Neige d’avril, dans Des Pays habitables,
N° 1, printemps 2020.
Photo T. H., juillet 3017.
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