11/08/2019
Cesare Pavese, Travailler fatigue
La putain paysanne
Le grand mur qui est en face et clôture la cour
a souvent des reflets d’un soleil enfantin
qui rappellent l’étable. Et la chambre en fouillis
et déserte au matin, quand le corps se réveille,
sait l’odeur du premier parfum gauche.
Même le corps enroulé dans le drap est pareil à celui
des premières années, que le cœur bondissant découvrait
On s’éveille déserte à l’appel prolongé
du matin et dans la lourde pénombre resurgit
la langueur d’un autre réveil : l’étable
de l’enfance et le soleil ardent pesant las
sur les seuils indolents. Léger,
un parfum imprégnait la sueur coutumière
des cheveux, et les bêtes flairaient. Le corps
jouissait furtivement de la caresse du soleil
insinuante et paisible comme un attouchement.
La langueur du lit engourdit les membres étendus,
jeunes et trapus, presqu’encore enfantins.
L’enfant gauche flairait les senteurs
du tabac et du foin et tremblait au contact
fugitif de l’homme : elle aimait bien jouer.
Quelquefois elle jouait étendue dans le foin
avec un homme, mais il ne humait pas ses cheveux :
il cherchait dans le foin ses membres contractés,
puis il les éreintait, les brisant comme l’eût fait son père.
Comme parfum, des fleurs écrasées sur les pierres.
Bien souvent, pendant le long réveil
revient cette saveur sure des fleurs lointaines,
d’étable et de soleil. Aucun homme ne sait
la subtile caresse de cet âcre souvenir.
Aucun homme ne voit par-delà le corps étendu
cette enfance passée dans une attente gauche.
Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca],
édition bilingue, traduit de l’italien par Gilles de Van, `
Gallimard, 1962, p.107.
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10/08/2019
Colette, Pour un herbier
Jacinthe cultivée
Du côté de Marly, dans la forêt, on m'assure que sous les feuilles mortes les cornes des jacinthes sauvages sont déjà longues d'un doigt. Menaces, autant que promesse, du dix-neuf janvier dix-neuf cent quarante-huit. Je recueille les pronostics des bouches informées qui s'en vont « voir », en fin de semaine, « si le printemps s'avance ». Or, il s'avance en effet, diversement accueilli. Une folle bat des mains : « Les sureaux verdissent ! On ira camper à Pâques !» Mais une sage baisse le sourcil : « Et les bourgeons de marronniers qui changent déjà de forme ! Et les marguerites déjà dans les prés ! Et les bourgeons des lilas qui gonflent ! Nous serons jolis, à la lune rousse ! »
J4écoute, je recueille ceci et cela. Avant — je veux dire avant que cette jambe ne m'entravât — c'est moi qui jetait le cri, qu'il fût d'alarme ou de joie. Au bord des eaux agitées des Vaux de Cernay, c'est moi qui troussais les feuilles, tombées en novembre, et qui interrogeait les petits rostres pâles, dardés par les bulbes anxieux. Aujourd'hui, mon morose privilège me vaut, avant tout le monde, un bouquet de jacinthes blanches. C'est elles, dans ce vase vert, qui parfument ma chambre. Elles ont déjà tellement bu dans leur serre natale, elles ont si fort distendu leurs veines avides que le moindre choc les lèse. Leur grosse tige congestionnée d'eau bave à sa section comme un escargot, et porte des clochettes lourdes, opaques, d'un blanc de berlingot à la menthe. Qu'ont-elles de commun avec cette haute et grêle fille des bois, que la population parisienne à chaque printemps ravage sans pouvoir la détruire, avec la jacinthe sauvage ? Cueillie sans pitié ni mesure, celle-ci penche la tête, perd son faible parfum, et meurt. Il faut ne l'apercevoir que vivante, et par multitudes, à travers le taillis encore nu, et d'un bleu si également répandu que de loin elle vous trompe : « Tiens, un étang... »
Mais, ô ma grosse jacinthe blanche cultivée, née dans un bain de siège en forme de carafe qui berça son bulbe durant qu'il dormait sur la table entre le chat, la théière et les cahiers de petit garçon — ô ma citadine bien en chair, je te sais gré de remplacer ce qui me manque et désormais me manquera : la floraison forestière bleue et fragile, innombrable assez pour que j'y puise l'illusion de côtoyer un lac, ou un champ de lin bleu en fleur.
Colette, Pour un herbier, dans Œuvres IV, édition Claude Pichois et Alain Brunet, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 907-908.
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09/08/2019
Hester Knibbe, Archaïques les animaux
Il y a toujours
Il y a toujours une première
tête que tu dessines
ses deux
yeux sans
bouche encore mais
des bras des jambes sans
mains ni pieds. Il y a
toujours une première
bouche qui apparaît
dans la tête
brouillonne encore sans
parler
mais tu comprends
vite comment
dessiner
le rire
rendre le triste
Hester Knibbe, Archaïques les animaux,
traduction du néerlandais K. Andrings
et D. Cunin, éditions Unes, 2018, p. 61.
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08/08/2019
Emmanuel Moses, Il était une demi-fois
Pour avoir l’air intelligent
Il suffit de fumer la pipe
De prendre une expression sérieuse
De lire un gros livre en marchant dans la rue
Mais si vous voulez être intelligent
Suivez du regard le mouvement des nuages dans le ciel bleu
Regardez les feuilles d’or sur le trottoir
Écoutez le chant des oiseaux, rossignol, chouette ou corbeau
Bref, ouvrez grand vos yeux et vos oreilles
Au monde splendide qui vous entoure
Emmanuel Moses, Il était une demi-fois, illustrations
Maurice Miette, Lanskine, 2019, p. 28.
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07/08/2019
Georges Perros, Une vie ordinaire, roman poème
`
Mais ce sont nos amours qui comptent
plus que nos haines Je rencontre
tous les jours qui vivraient très bien
sans la musique de Mozart
et de tant d’autres de moindre art
et je leur parle cependant Ils
ne se mettent en colère
que pour la politique aidés
par les clients d’oisiveté
aux aguets des propos d’hier
pour relever leur aujourd’hui
Ils sont gens qui votent à tour
d’un bras quelque peu fatigué
On aime peu ce que j’adore
ou l’aime-t-on qu’on me fait tort
en m’en expliquant la genèse
Georges Perros, Une vie ordinaire, dans
Œuvres, édition Thierry Gillybœuf,
Quarto / Gallimard, 2017, p. 753.
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06/08/2019
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, treize à seize
Le 1eraoût
Ceux qui peignent, écrivent, sculptent, etc. se présentent côte à côte, devant le monde. Ils sont les constructeurs d’un chassé-croisé, d’un ombrage pluriel. Ils procèdent par trouées et hybridation. Ils dressent des murs jaunes, des phrases. Ça prend forme. Ça meurt. Ça.
Ce qui les rapproche : la constance de l’action, la sécession. Les profondes dérivations de chaque geste, de chaque pas. Greffe et marcottage. Bientôt les frondaisons et l’ombre de chacun. Bientôt les disparus qui ne se ressemblent plus. La dissidence des corps, l’intrigue des généalogies.
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, treize à seize, Flammarion, 2016, p. 120.
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05/08/2019
Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, Poésie complète
Large aux séant
Et, pourquoi qu’tu trompaytes ?
j.van hoddis
moins les fesses, d’yeux, cerveaux,
ça suffirait, moins de mains,
bien. moins de texte, ôter l’image ;
moins de mots. nuls relais,
rejets, nulle vapeur ! sans pin-pon
écrire encore, moins de vagues.
plus de papier, moins de trombone,
à cul lisse aussi, dégonflé, nul présent !
Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, Poésie complète,
traduction Alain Jadot, préface Christian Prigent,
NOUS, 2015, p. 147.
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04/08/2019
Henri Michaux, Les commencements
Les commencements
L’enfant à qui on fait tenir dans sa main un morceau de craie, va sur la feuille de papier tracer désordonnément des lignes, encerclantes, les unes presque sur les autres.
Plein d’allant, il en fait, en refait, ne s’arrête plus
…………………………………………………………………………………….
En tournantes, tournantes lignes de larges cercles maladroits, emmêlés, incessamment repris
encore, encore
comme on jour à la toupie
Cercle. Désirs de la circularité.
Place au tournoiement.
Au commencement est la
RÉPÉTITION
Emprise
seuls les cercles font le tour
le tour d’on ne sait quoi de tout
du connu,
de l’inconnu qui passe
qui vient, qui est venu
et va revenir
(…)
Henri Michaux, Les commencements,
Fata Morgana, 1983, p. 7-8.
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03/08/2019
Giuseppe Ungaretti, Vie d'un homme
Du soir
Dans les soupirs humides de ta nudité
Tu dérobes un secret. Souriant,
Rien, retenant son souffle, n'est plus doux
Que de t'entendre consumer
Au soleil moribond
L'ultime flamboiement de l'ombre, terre !
Soir
Aux pieds des pas du soir
Coule une eau claire
Couleur d'olive,
Jusqu'au feu bref et sans mémoire.
À cette heure dans la fumée j'entends rainettes et grillons,
Où tremblent tendres les herbes.
Giuseppe Ungaretti, Vie d'un homme, Poésie 1914-1970, Préface de Philippe Jaccottet, Poésie / Gallimard, 2005 [1973], p. 158 (traduction Ph. Jaccottet), 163 (traduction Jean Lescure).
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02/08/2019
Pierre-Albert Jourdan, Ajouts pour une édition revue et augmentée de Fragments
Ceci est ma forêt. J'entretiendrai cette exubérance de piliers, mais que pourraient-ils soutenir, ô maçons ! Et que l'on ait pris soin de balayer le sol quand le feu vient d'en haut, qu'il plonge sur ma forêt !
Ceci est ma forêt. Est-ce ma maison ? Cela ne se règle pas par un jeu d'écriture. Et si c'est ma maison, elle est ouverte. Non pas cette porte en face de moi, ces silhouettes. Ouverte à tout autre chose. À ce tout autre qui est là, que les piliers ne peuvent contenir. Ouverte, simplement ouverte comme une déchirure de lumière. Une déchirure, oui. Les piliers ne sont là, qui paraissent soudain s'épanouir, vivre, que pour m'épauler. « Suis-moi... » Je retrouve en moi ce début de phase. Je m'arrête à ce début. Si encore je pouvais m'accomplir en tant qu'homme, me hausser un tout petit peu. Leçon de piliers sans doute. Si encore j'étais capable de me repêcher, n'est-ce pas ?
Pierre-Albert Jourdan, Ajouts pour une édition revue et augmentée de Fragments, éditions Poliphile, novembre 2011, p. 19.
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01/08/2019
Ghérasim Luca, Paralipomènes
Les cris vains
Personne à qui pouvoir dire
que nous n’avons rien à dire
et que le rien que nous nous disons
continuellement
nous nous le disons
comme si nous ne disions rien
comme si personne ne nous disait
même pas nous
que nous n’avons rien à dire
personne à qui pouvoir le dire
même pas à nous
Personne à qui pouvoir dire
que nous n’avons rien à faire
et que nous ne faisons rien d’autre
continuellement
ce qui est une façon de dire
que nous ne faisons rien une façon de ne rien faire
et de dire ce que nous faisons
Personne à qui pouvoir dire
que nous ne faisons rien
que nous ne faisons
que ce que nous disons
c’est-à-dire rien
Ghérasim Luca, Paralipomènes, dans Héros-
Limite suivi de…, Poésie / Gallimard, 2001,
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- 212-213.
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31/07/2019
Georges Fourest, La Négresse Blonde
La Négresse Blonde
I
Elle est noire comme cirage
comme un nuage
au ciel d’orage,
et le plumage du corbeau,
et la lettre A, selon Rimbaud,
comme la nuit,
comme l’ennui,
l’encre et la suie !
Mais ses cheveux,
ses doux cheveux,
soyeux et longs
sont plus blonds, plus blonds
que le soleil
et que le miel
doux et vermeil,
que le vermeil,
plus qu’Ève, Hélène et Marguerite,
que le cuivre des lèchefrites,
qu’un épi d’or
de Messidor,
et l’on croyait d’ébène et d’or
la belle Négresse, la Négresse Blonde !
Georges Fourest, La Négresse Blonde,
José Corti, 1937, p. 21-22.
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30/07/2019
Paul Claudel, Vézelay
Vézelay
(…)
Il n’y a qu’à lever la tête pour devenir conscient de tout un peuple qui, au sommet de chaque colonne, se livre à l’occupation mystique. Sur deux étages se superposent et se prolongent les rangées de ces canéphores barbares, qui, au lieu d’acanthes et de la gerbe éleusienne, supportent, sur les quatre faces de cette coiffure que leur fait le chapiteau un trophée confus d’événements. Toute l’Histoire sainte s’y mêle au rêve, à la légende et à cette liturgie campagnarde qu’on pourrait appeler le Propre du Temps. Des quatre côtés, sous le poids du sens inclus, cela se penche et se déverse sur nous. On fauche, on presse la vendange, on dort, on fait de la musique, on ramasse les grappes et les essaims, Adam et Ève voisinent avec la punition de l’avare et du calomniateur, les Israélites adorent le Veau d’or, Absalon s’accroche par les cheveux à son chêne, le cor de saint Eustache répond à celui de saint Hubert, et le son en parvient jusqu’à nous, mêlé à celui incessant du mailler qui tape sur le ciseau. Car tout cela est sorti prodigieusement du même atelier, de la même imagination et de la même piété. (…)
Paul Claudel, Vézelay, dans Œuvres en prose, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 319.
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29/07/2019
Jacques Borel, Un voyage ordinaire
(…) Se trouver, se découvrit, on n’ose plus les employer, ces mots, ça fait sourire, si on en est loin de tout ça ! N’empêche… S’approcher, mettons, se rapprocher. Et voilà ce dont, toi, tu t’es approché. Rongé, pourrissant, le continent englouti que tu avais cru d’abord, quand il a enfin commencé à émerger, à t’apparaître, découvrir plein et rayonnant. Et quand cela serait… Tu accèdes plus tard à ce que les autres et toi-même ne peuvent désormais que rejeter. Raison de plus pour toi de te répéter le mot de Novalis que tu ne cesses, lancinant, obsédant, une espèce d’ordre, de plus en plus, qui se précise, d’entendre résonner en toi : « C’est à présent seulement que je commence à me connaître et à jouir de ce que je suis… c’est pourquoi justement je dois partir. »
— Seulement je ne jouis pas, moi, de ce que je suis. De cela aussi, empêché. Et quand bien même peut-être il n’y aurait pas le lieu d’où je reviens et dont je ne m’éloigne jamais que pour, honteux, accablé, y retourner.
Jacques Borel, Un voyage ordinaire, Le temps qu’il fait, 1993, p. 33-34.
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28/07/2019
Paul Éluard, Médieuses
Au premier mot limpide
Au premier mot limpide au premier rire de ta chair
La route épaisse disparaît
Tout recommence
La fleur timide la fleur dans air du ciel nocturne
Des mains voilées de maladresse
Des mains d’enfant
Des yeux levés vers ton visage et c’est le jour sur terre
La première jeunesse close
Le seul plaisir
Foyer de terre foyer d’odeurs et de rosée
Sans âge sans liaisons sans liens
L’oubli sans ombre
Paul Éluard, Médieuses, dans Œuvres complètes, I,
Pléiade / Gallimard, 1968, p. 911.
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