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12/06/2019

Cédric Le Penven, Verger

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ce matin d’octobre, je cherche entre mes arbres la suite d’une phrase commencée pendant la nuit

 

elle m’arrache à la terre que je foule, transforme le paysage en simple décor, les arbres en silhouettes grisâtres. Il s’agissait d’une histoire d’enfant meurtri qui parvenait à prononcer distinctement son nom, au cœur même d’une salve de coups, et l’arrêtait net

 

je pose la paume contre le tronc froid et humide du cerisier. J’exerce une faible pression pour que les gouttes de rosée restent suspendues au bouton dont elles ne connaîtront jamais les fleurs

 

si le temps reste trop à la brume, la pellicule d’eau qui couvre les écorces favorise les maladies. La monilia est un miel détestable qui commence à perler dans la moindre ride de l’écorce, et contamine le rameau, puis la branche, puis la charpentière, et l’arbre entier suffoque

 

la maladie ne doit pas être prise à la racine, mais à la pointe de la branche, dont il faut se départir, en espérant que le coup de sécateur n’accélère pas sa propagation

 

Cédric Le Penven, Verger, éditions Unes, 2019, p. 25.

11/06/2019

John Taylor, Le dernier cerisier

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(…)

tout s’élève ou chute

de la matière à la matière

sauf la matière la plus essentielle

que tu as devinée

que tu devines

être en perpétuelle création

 

non pas de la matière

 

mais nos vies

montent

doivent descendre

 

un filet d’eau par terre

ou parmi les pierres

 

ou est-ce  de l’eau de pluie

 

s’égouttant sur d’anciens chemins

pour nourrir le cerisier

que tu imagines tout en bas de la pente

à la fin

et au commencement

 

où que tu  sois

est ton pays natal

 

aucun cerisier ne s’y trouve

puis il y en a un

 

il s’élève dans ton esprit

sur cette feuille de papier

sur cette page

 

John Taylor, Le dernier cerisier, traduction

Françoise Daviet-Taylor, aquarelles

Caroline François-Rubino, Voix d’encre,

2019, np.

09/06/2019

Pia Tafdrup, Le Soleil de la salamandre

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              Marraine

 

Pour la partie inférieure de mon corps

 il n’existe pas de nom

 et elle n’est pas connue

comme le visage, les bras ou les jambes.

La partie inférieure de mon corps

relève de la fable — ou d’un temps mythique,

c’est un labyrinthe vertigineux et joyeux,

seulement visible

              dans le miroir expérimental

que ma marraine

un jour m’a offert.

C’est chez elle

que je dois habiter si un avion

                                            tombe

avec ma mère et mon père

ou si la ferme brûle pendant que je suis à l’école.

Depuis je

       crois

aux marraines, aux énigmes des images de miroir et aux erreurs nues.

 

Pia Tafdrup, Le Soleil de la salamandre, traduction du danois Janine Poulsen,  éditions Unes, 2019, p. 23.

Denise Le Dantec, La seconde augmentée

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Sous les chants de la pluie. Les arbres sombres. Les fantasmagories du ciel.

C’est plein de heurts dans les étoiles.

Tourbillons de phrases, de lettres, de mots. Je perds ma langue. Le récitatif.

Bouquets dégoulinants. Rigoles judicariennes. Désastre-Monde.

J’allume la lumière pour voir.

Il y a de divins bouquets de fleurs blanches qui ruissellent sur la fenêtre — mille petits muguets en dédicace du jour.

 

Denise Le Dantec, La seconde augmentée, Tarabuste, 2019, p. 81.

08/06/2019

Bernard Noël, La Chute des temps

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Sur un pli du temps

 

toujours le plus

aura manqué

la langue a touché

trop d’ombre

trop compté les lettres du nom

une fois

cent fois

mille fois

les mains

ont rebâti

la statue

des larmes

mot

tombé

d’un mot

l’être

a roussi

dans  le souffle

quelle fin

la bouche

troue

un visage

l’ombre

gouverne

sous les yeux

une pierre

pousse

entre nous

(…)

 Bernard Noël, dans

La Chute des temps,

Poésie/Gallimard,

1993, p. 225-226.

07/06/2019

Paul Claudel, Dodoitzu

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Ma figure dans le puits

 

Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Et que j’en mette une autre

Et si l’on me trouve jolie

Tant pis ! C’est pas ma faute !

 

                                    Her face in the well

 

                                    My face in the well

                                    I cannot take it out

                                    My face in the well

                                    I cannot take it off

                                   And if you think I’m pretty     

                                   It’s really not ma fault !

 

 

Le crapaud

Quand j’entends dans l’eau

Chanter le crapaud

Des choses passées

J’ai le cœur mouillé !

 

                                           Nightingale and toad

 

                                           When I hear in the cool

                                           Gold of the moonlight pool

                                           The nightingale singing,

                                           It is my heart ringing.

 

 Paul Claudel, Dodoitzu, peintures de Rihakou Harada, Gallimard, 1945, non paginé.

06/06/2019

Ghérasim Luca, La paupière philosophale

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             L’émeraude

 

Elle est comme la mère d’une robe

 

Elle a l’air de rogner ses coudes amers

comme une rondelle

mais elle n’aime pas son rôle de laine

 

Elle est roche des odes

et rotules des ondes

Émergée de la mer de tulle

d’un thème rose

elle rode dans le lemme d’air

d’un ver

comme l’arôme ronde de l’aronde

qui ronge une rondelle d’hirondelles

à l’aube sur la roche de l’arroche

 

Lorsque d’un gant extrêmement arrogant

la rose arrose l’arobe des robes

de l’autre côté du tréma de son unité

elle gêne tout autrement

la gerbe à traîne ardente

de ses trente dents à la ronde

 

Ghérasim Luca, La paupière philosophale, Corti,

2016, p. 71-74.

05/06/2019

Jorge Luis Borges, Éloge de l'ombre

         

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                  Labyrinthe

 

De porte, nulle part, jamais. Tu es dedans

Et l'alcazar embrasse l'univers

Et il n'a point d'avers ni de revers.

Point de mur extérieur ni de centre secret.

N'espère pas que la rigueur de ton chemin

Qui obstinément bifurque sur un autre

Qui obstinément bifurque sur un autre

Puisse jamais finir. De fer est ton destin

Comme ton juge. N'attends point la charge

De cet homme taureau dont l'étrange

forme plurielle épouvante ces rêts

Tissés d'interminable pierre.

Il n'existe pas. N'attends rien. Pas même

Au cœur du crépuscule noir, la bête.

 

Jorge Luis Borges, Éloge de l'ombre, dans Œuvres complètes II,

traduction Jean Pierre Bernès et Nestor Ibarra,

Pléiade, Gallimard, 1999, p. 161.

04/06/2019

John Clare, Poèmes et proses de la folie

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                                 Je suis

 

Je suis ce que je suis pourtant personne ne le sait ni n’en a cure

Mes amis m’ont abandonné comme on perd un souvenir

Je vais me repaissant moi-même de mes peines —

Elles surgissent pour s’évanouir —armée en marche vers l’oubli

Ombres parmi les convulsives les muettes transes d’amour —

Et pourtant je suis et je vis — ainsi que vapeurs ballotées

 

Dans le néant du mépris et du bruit

Dans la vivante mer des rêves éveillés

Où nul sentiment de la vie ne subsiste ni du bonheur

Rien qu’un grand naufrage en ma vie de tout ce qui me tient à cœur

Oui même mes plus chers soucis — les mieux aimés

Sont étrangers — plus étrangers que tout le reste

 

Je languis après un séjour que nul homme n’a foulé

Un endroit où jamais encore femme n’a souri ni pleuré —

Pour demeurer avec mon Dieu mon Créateur

Et dormir de ce doux sommeil dont j’ai dormi dans mon enfance

Sans troubler — moi-même introublé où je repose

L’herbe sous moi — couvert par la voûte du ciel

 

John Clare, Poèmes et proses de la folie, traduction Pierre Leyris, 1969, p. 77 et 79.

03/06/2019

Georges Braque, Le jour et la nuit

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C’est une erreur que d’enfermer l’inconscient dans un contour et de le situer aux confins de la raison. 

La charrue au repos se rouille et perd son sens usuel.

 Je n’ai jamais pu discerner d’un commencement d’une fin.

 Il faut toujours avoir deux idées, l’une pour détruire l’autre.

 Ceux qui s’appuient sur le passé pour prophétiser feignent d’ignorer que le passé n’est qu’une hypothèse.

 

Georges Braque, Le jour et la nuit, Gallimard, 1952, p. 19, 19, 20, 21, 22.

31/05/2019

Julien Bosc, La demeure et le lieu

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la locution « à bord de nuit »

comme dans « se promener à bord de nuit »

est-elle propre à cette famille de paysans

(de qui je l’affectionne et la tiens)

ou est-elle plus largement répandue

 

quoi qu’il en soit

si elle touche la corde sensible

c’est que

révélatrice des transmutations et métamorphoses

— où s’accordent mots et songes —

elle fait du crépuscule un navire

des cieux la mer

et

de la nuit

l’augure d’une traversée merveilleuse

                                             — si

                                             à bord

                                             et au large déjà

                                             la côte est laissée derrière soi

 

Julien Bosc, La demeure et le lieu, Faï fioc, 2018, p. 39.

© Photo Chantal Tanet

30/05/2019

Louis Aragon, Le Mouvement perpétuel

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La route de la révolte

 

Ni les couteaux ni la salière

Ni les couchants ni le matin

Ni la famille familière

Ni j’accepte soldat ni Dieu

Ni le soleil attendre ou vivre

Les larmes danseuses du rire

 

N-I ni tout est fini

 

Mais Si qui ressemble au désir

Son frère le regard le vin

Mais le cristal des roches d’aube

Mais MOI le ciel le diamant

Mais le baiser la nuit où sombre

Mais sous ses robes de scrupule

 

M-É mé tout est aimé

 

Aragon, Le Mouvement perpétuel, dans

Œuvres poétiques complètes, I, Pléiade /

Gallimard, 2007, p. 116.

 

29/05/2019

Jean-Pierre Chambon, Un écart de conscience

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Je ne sais quelle nécessité

me pousse aujourd’hui à revenir

quelques années plus tard

au trouble si indéfinissable

que devant l’évidence d’un lieu nu

il m’est arrivé maintes fois d’éprouver

comme une manière d’expérience des limites

même si l’expression est exagérée.

 

Te mettre à nouveau dans la confidence

de mon introspection

t’inclure ne serait-ce qu’en pensée

dans le mouvement de ma recherche

m’aide et me soutient cette fois encore.

 

 

C’est aussi une occasion

en dépit de la distance irréductible

qui désormais nous sépare

de t’accueillir en songe dans l’état de rêverie

où il m’a été si souvent reproché de me complaire.

 

Jean-Pierre Chambon, Un écart de conscience,

Le Réalgar, 2019, p. 33.

27/05/2019

Christian Ducos, Plic ! Ploc !

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Plic ! Ploc ! le bruit de la pluie, Ploc ! le bruit de la grenouille qui tombe dans l’eau chez Bashô, et le titre de la revue de l’association française du haïku… On sait que le haïku classique (de Bashô, Issa, chacun ici dans un haïku) compte trois vers non rimés de 5, 7 et 5 syllabes, relatifs notamment aux saisons, aux choses de la vie quotidienne. Le genre a été introduit en France au début du XXesiècle et adapté par de nombreux poètes, dont Paul Éluard qui a publié 11 haïkus en 1920 et qui s’est souvenu de cette forme ensuite, par exemple dans Cours naturel, en 1938 :

                  Le bec de bois crachait des flammes vertes

                  L’herbe aurorale

                  Chant des fontaines disparues

    L’essentiel est, chaque fois, de conserver la brièveté, l’emploi de groupes nominaux, l’inégalité dans la longueur des trois vers, mais aussi le déséquilibre syntaxique. Il ne s’agit pas de restituer dans notre langue ce qui appartient à une culture fort éloignée de la nôtre, ce que rappelle Christian Ducos pour qui l’intérêt du haïku vient de ce qu’il « entretient un rapport très particulier avec le sens qu’il s’emploie à immobiliser, figer pour mieux faire entendre le silence dans lequel il est tout entier contenu. » Beau programme que de chercher à restituer pour le lecteur le « mystérieux pouvoir d’évidement » du haïku.

   Ce qui séduit dans le livre, c’est la volonté de Christian Ducos de ne pas proposer une simple succession de haïkus, mais souvent de donner à lire quelque chose de l’absence au cœur du haïku ; ainsi, le premier haïku et le dernier se répondent et la suggèrent :

                  coquille vide

                  peut-être pas

                  l’escargot !

 

                  enfin

                  de l’autre côté du mur

                  l’escargot

On peut relever tous les haïkus qui, avec de nombreuses variations, mettent en évidence le vide, l’absence dans le temps et l’espace. Ainsi la fleur n’apparaît que lorsque ce qui la cachait est ôté :

                  lorsque l’herbe est coupée

                  plus rouges encore

                  les fleurs de l’azalée

et des moments oubliés resurgissent avec un objet :

                  bille d’agate

                  retrouvés

                  mes yeux d’enfant

Le silence même est dans le haïku pour que puisse s’entendre une vibration — « le haïku se doit de résonner, vibrer », écrit Christian Ducos :

                  là

                  dehors

                  dans le silence d’éclore

           sous la peau nue des pierres

           bat le sang

           du silence

Bien d’autres approches du haïku sont retenues dans le livre. Son titre qui figure un bruit est introduit et, quelquefois, le lien à la saison ou à ses aspects retrouve le ton du haïku classique : 

                  elle vient

                  comme la pluie  
                  la mélancolie*

   Christian Ducos, comme il l’indique dans sa note liminaire, utilise les ressources rhétoriques pour inventer sa voix. Il joue sur le double sens d’une expression :

                  elle se croyait parfaite

                  elle tombe de haut

                  la neige

et sur l’homophonie :

                  elle est claire

                  avec elle-même

                  la luciole

L’humour est présent dans nombre de haïkus :

                  lire Saint-Simon

                  ou se laver les pieds

                  matinée d’été

 et, également, le plaisir de l’absurde, le vide ou le poème lui-même devenant personnage :

                  il fait si chaud

                  même mon ombre

                  cherche un peu de fraîcheur

On lit aussi des haïkus avec assonances, qui peuvent en même temps être en vers comptés (10 + 8 + 8) :

                  par la fenêtre la lune d’avril      

                  personne ici pour l’accueillir

                  le monde entier pour s’en réjouir

   On voit la variété des approches du genre, qui permet d’aborder tous les sujets, y compris des questions de société, la peur de l’autre et l’extrême pauvreté, celle que l’on préfère ne pas voir :

                  chacun a peur

                  de l’ombre de l’autre

                  vivement midi 

 

                  le regard du mendiant

                  m’a fait baisser les yeux

                  longue nuit

 

On ne boude pas son plaisir à lire et relire Plic ! Ploc !, à comparer le traitement différent d’un même thème (presque chaque thème apparaît deux fois) et s’il arrive d’estimer un peu faible un haïku on passe allègrement au suivant.

 

Christian Ducos, Plic ! Ploc !, Le Cadran ligné, 2019, 64 p., 14 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 10 mai 2019.              

 

* Bashô écrivait : « Soleil d’un matin d’hiver / tout n’est que mélancolie », traduction René Sieffert, dans Bashô, Jours d’hiver POF, 1987, p. 61.

 

26/05/2019

Alberto Giacometti, Écrits

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Je n’ai plus peur

plus aucune peur,

avant je tremblais

le soir, la nuit

la mort toujours

me hantait, me

tourmentait, maintenant

rien, c’est pire c’est

effroyable, ce calme.

 

Alberto Giacometti, Écrits,

Hermann, 1992, p. 154.