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23/10/2019

Issa, Sous le ciel de Shinano

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mon éventail

rien que de la prendre en main

et de nouveau j’ai envie de partir

 

herbes échevelées

le froid se sent

rien qu’à vue d’œil

 

nuit d’automne

le papier troué d’une cloison

joue de la flute

 

juste de quoi faire un feu

les feuilles mortes

que le vent m’a apportées

 

la neige doucement descend

qui urait encore le cœur de rire

sous le ciel de Shinano

 

Issa, Sous le ciel de Shinano,

traduction Alain Gouvret et

Nobuko Imamura,Arfuyen, 1984, np.

 

22/10/2019

Philippe Jaccottet, Nuages

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Thoreau écrit quelque part dans Walden : « Vie et mort, ce que nous exigeons, c’est la réalité. Si nous sommes réellement mourants, écoutons le râle de notre gorge et sentons le froid aux extrémités ; si nous sommes en vie, vaquons à nos affaires. »

Voilà une sagesse à laquelle j’adhère presque* sans réserve. Mais quelle est "notre affaire" ? La suite le dit très bien, par métaphore : « Le temps n’est que le ruisseau dans lequel je vais pêchant. J’y bois ; mais tout en buvant j’en vois le fond de sable et découvre le peu de profondeur. Son faible courant passe, mais l’éternité demeure. Je voudrais boire plus profond ; pêcher dans le ciel, dont le fond est caillouté d’étoiles. Je ne sais pas compter jusqu’à un. Je ne sais pas la première lettre de l’alphabet. [...] Mon instinct me dit que ma tête est un organe pour creuser [...] et en même temps je voudrais miner et creuser ma route à travers ces collines. Je crois que le filon le plus riche se trouve quelque part près d’ici : c’est grâce à la baguette divinatoire et aux filets de vapeur qui s’élèvent que j’en juge ainsi ; et c’est ici que je commencerai à creuser. »

Je crois n’avoir pas fait autre chose que creuser ainsi, mais tout près de moi ; refusant au souci de la mort de me faire lâcher mon outil.

* Pourquoi ce "presque", ce mot prudent devenu chez moi d’un usage presque (encore !) machinal ? Ma réserve tiendrait à ceci, que l’affirmation pourrait être trop belle, la proclamation trop assurée ; et cela, justement, par rapport à la "réalité" de l’expérience vécue. Qui sait si nous serons à la hauteur de ce vœu ? Le vœu, autrefois, je l’ai fait mien.

 Philippe Jaccottet, Nuages, Fata Morgana, 2002,p. 9-12.

21/10/2019

Antoine Emaz, Soirs

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on peut décrocher d’ici et retrouve la mer le ciel – cette image fixe d’un ciel plat sur une mer sans vague – bleu fer bleu vert – sans rien d’autre : deux plaques de mots dans l’œil ferment l’angle et mettent devant un paysage à la fois calme stable et dur – aucune sorte d’éternité retrouvée – aucun soleil d’ailleurs à y bien regarder.

 

on pourrait se contenter

de ce trajet

 

quelque part on se dit

on devrait

c’est déjà beaucoup

mais toujours pas le repos

attendu

 

comme s’il fallait prendre au filet

non pas tant des poissons

que l’eau

 

à peu près

ça

 

Antoine Emaz, Soirs, Tarabuste,

1999, p. 62-63.

20/10/2019

Octavio Paz, Arbres au-dedans

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Dix lignes pour Antonio Tàpies

 

Sur les surfaces urbaines,

les feuilles effeuillées des jours,

sur les murs écorchés, tu traces

des signes charbons, nombres en flammes.

Écriture indélébile de l'incendie,

ses testaments et ses prophéties

désormais devenus splendeurs taciturnes.

Incarnations, désincarnations :

ta peinture est le suaire de Véronique

de ce Christ sans visage qu'est le Temps.

 

Octavio Paz, Arbre au-dedans, traduction F. Magne

et J-C. Masson, revue par J.-C. Masson, dans

Œuvres, Pléiade, Gallimard, 208, p. 558-559.

 

18/10/2019

Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d'abîme

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         Le jour n’est plus

 

Le jour n’est plus une belle eau grise

(Elle est venue des montagnes du temps)

Le bouvreuil noue et dénoue son cri

Aux branchages morts de la lampe

Un matin me visitait la voix

Claire et levée des torrents de la joie

C’était au lendemain l’été

Quand le silence blanc l’ombre jetée

Mais constellée aussitôt de myosotis

Avec les mondes légers des cieux lisses

(Elle n’était plus seule en profondeur)

Une âme bleue veillait dans la hauteur

Ô vie comme s’épuise la lumière

Au coin d’une fenêtre devant la nuit

Les murs crouleraient-ils comme des pierres

Dans le grand lac et serais-je promis

À ce trou de lueurs maigres sous la cendre

(Elle disait il faut descendre)

Et je savais ne pouvoir plus

Soudain un soir l’obscur en crue

Franchir de frêles ponts rongés d’abîme

Puis une à une au pâle étang

Ont soufflé leur lucarne les cimes

Un noir dessein de satin lourd

S’est entrouvert de longues marches

Aux menées taciturnes du fond

(Elle m’a guetté du plus sombre) et je marche

Et je tiens pour veilleuse le jour.

 

Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d’abîme,

Gallimard, 1965, p. 15-16.

17/10/2019

Vittorio Sereni, Étoile variable

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              Intérieur

 

Assez de coups assez. En plein air

tout un après-midi nous nous sommes malmenés.

Que cela finisse à égalité.

Les collines se couvrent de vent. D’autres déjà

bataillent là-dehors, la parole

est aux jeunes branches qui se ruent contre les vitres

aux bruyères aux sauges par vagues

toujours plus drues et troubles,

bientôt une seule dérive.

Serait-ce cela la paix ? Se serrer

contre un feu de bois

contre le goût mourant du pain contre

la transparence du vin

le jour depuis peu disparu

des rochers avec le cri des plateaux

dans la fourrure des précipices dans le velours

des fausses distances avant que le sommeil nous prenne ?

 

Vittorio Sereni, Étoile variable, traduction

Philippe Renard et Bernard Simeone,

Verdier, 1981, p. 43.

16/10/2019

Jaroslav Seifert (1901-1986), Sonnets de Prague

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Sonnets de Prague, XIII

 

Tout cela qui pèse sur mon cœur

quand la honte habituée aux haillons

vient se parer comme un beau mensonge

pour nous parler de la conscience

 

quand le monde glisse et que le vertige

nous mène presque au bord de l’abîme

quand le mot patrie devient la risée

et quand la canaille partage la proie

 

quand une sangle trop bien serrée

a noué les masses des corps humains

pour qu’elles supportent un poids plus lourd

 

même lorsque je m’adresse aux volets

sourds aveugles et fermés

pour vous pourtant je désirais le chant

 

Jaroslav Seifert, Sonnets de Prague, traduction

Henri Deluy et Jean-Pierre Faye, Seghers,

1985, p. 21.

15/10/2019

George Oppen, Poèmes retrouvés

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              Barbarie

 

Nous menons nos vies réelles

en rêve, disait quelqu’un signifiant par là

puisqu’il était éveillé

que nous sommes cloîtrés en nous-mêmes

Ce n’est pas de cela qu’il rêvait

dans chaque rêve

il rêvait l’étrange matin

d’un oiseau qui s’éveille

 

George Oppen, Poèmes retrouvés, traduction

Yves di Manno, Corti, 2019, p. 53.

14/10/2019

Jean de Sponde, Œuvres littéraires, Sonnets d'amour

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             Sonnets d’amour, XI

 

Tous mes propos jadis ne vous faisoient instance

Que de l’ardent amour dont j’estois embrazé.

Mais depuis que votre œil sur moy s’est appaisé

Je ne puis vous parler rien que de ma constance.

 

L’ammour mesme de qui j’esprouve l’assistance

Qui sçait combien l’esprit de l’homme est fort aisé

D’aller aux changements, se tient comme abusé

Voyant qu’en vous aimant j’aime sans repentance.

 

Il s’en remonstre assez qui qui bruslent vivement,

Mais la fin de leur feu, qui s’en va consommant,

N’est qu’un brin de fumée et qu’un morceau de cendre.

 

Je laisse es amans croupir en leurs humeurs

Et me tiens pour content, s’il vous plaist de comprendre

Que mon feu ne sçaurait mourir si je meurs.

 

Jean de Sponde, Œuvres littéraires, Droz, 1978, p. 59.

13/10/2019

Étienne Paulin, Là

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         Un carillon

 

les murs qui n’en sont pas

infligent leurs ombres

 

ne sont que trop des mots

 

écrire est une fréquence

cette sonnerie de musique foraine

qu’entendent les malades avant leur crise

 

mercerie triste

sans fantôme

j’entends son timbre

voilà j’arrive

 

Étienne Paulin, , Gallimard,

2019, p. 26.

 

10/10/2019

Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes

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Manifeste féministe [1914]

Le mouvement féministe tel qu'il est constitué à présent est

Imparfait

Femmes si vous souhaitez vous accomplir — vous êtes à la veille d'un soulèvement psychologique dévastateur — toutes vos illusions domestiques doivent être démasquées — les mensonges des siècles sont à congédier — Êtes-vous préparées à cet arrachement — ? Il n'y a pas de demi-mesure  — NUL coup de griffe à la surface du monceau d'ordure s de la tradition ne conduira à la Réforme, la seule méthode est une Démolition Absolue.

Cessez de placer votre confiance dans la législation économique, les croisades contre le vice & l'éducation égalitaire — vous glosez à côté de la Réalité

Des carrières libérales et commerciales s'ouvrent à vous —

Est-ce là tout ce que vous voulez ?

 

[...]

Aphorismes sur le modernisme

   Le MODERNISME est un prophète criant dans le désert que l'Humanité épuise son temps.

   La MORALE a été inventée comme excuse pour assassiner le voisinage.

   Les ANARCHISTES en art en sont les aristocrates immédiats.

 

Notes sur l'existence

    La guerre n'a laissé aucune trace en nous à l'exception de la disgrâce de quelques vieilles dames qui publiquement se vautrent sur la tombe de leurs fils alors qu'elles auraient dû savoir comment mieux les élever.  

   Tomber amoureux est un tour de passe-passe qui consiste à magnifier un être humain à des proportions telles que toutes les comparaisons s'évanouissent.

   Considérant ma vie passée, je peux en tirer une loi absolue   de la physique — que l'énergie est toujours perdue.

 

Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes, traduction [de l'anglais] et préface d'Olivier Apert, NOUS, 2014, p. 15-16, 49, 50, 51, 59, 61, 61.

09/10/2019

Pierre Chappuis, Entailles

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                       Paysage brouillé

 

Vents plutôt que pluie hachurent ciel et terre.

 

Issu de la nuit, de l'échevèlement de la nuit, tremblé, confus et net (résurgence), un paysage brouillé, un brouillon de paysage refuse à contre-jour de se fixer, du coup (un négatif, une épure) ne parvient pas jusqu'à la couleur. Dans le révélateur où il serait à tremper, une main délicatement l'agite.

 

Tempétueusement, beau temps.

 

Quoique ne tenant pas en place, joie de se sentir en place ici chez soi en pleine turbulence.

 

Lumineuse effervescence dévalant la colline en tous sens, balayant coteaux et ravins. Qui, désormais, déferle abondamment, noire, oui (vertu éclairante du noir, plus clair vu de plus loin) remue, traverse, raye le papier de mille traits aussi fins que pattes de mouches, ou cheveux — une ample chevelure emmêlée et défaite.

 

Pierre Chappuis, Entailles, éditions Corti, 2014, p. 9.

08/10/2019

Paul Celan, Grille de parole

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       Une main

 

La table, de bois d’heures, avec

le plat de riz et le vin.

On se tait, on mange, on boit.

 

Une main, que je baisais,

fait la lumière pour les bouches.

 

Paul Celan, Grille de parol, traduction

Martine Broda, Christian Bourgois,

1991, p. 65.

07/10/2019

Jacques Roubaud, Octogone

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     Registre d’un monde donné

                      Hommage à Robert Marteau

                        I

 

Vent doux pour certifier l’énigme du monde

Imprégné de lavis mouvants, et la corneille

Immobile, noire, commente du tilleul

L’épiphanie. Compacte. Un merle s’escamote.

 

Écrire dans son calepin les poids, les angles,

Frissons de nénuphars dans la saulaie ; mésange,

Oracle glorifié dans le renouveau

De la création. S’instruire en langue chantée,

 

Mémoire gardée du jardin, 3 canards beaux

Comme l’Égypte. La plus simple fleur est un

Temple. Cerises, cyprès, combes. Des vaisseaux

 

Ouvrent les eaux séparées. Des lambeaux s’éteignent,

Tremblent, de ce soleil qui n’est qu’une clairière

Et fait aujourd’hui la France intensément verte.

 

Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard, 2014, p. 61.

06/10/2019

André Frénaud, Hæres

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Le grand masque

 

Le grand masque, il cache

l’escalier sans retour, aboi des chiens d’enfer,

le miroir toujours vide — le roi des masques,

celui qui rit à gorge déployée

au plus fort de la fête.

 

André Frénaud, Hæres, Gallimard, 1982, p. 232.