30/11/2019
Jean Tardieu, Da capo
Litanie du "sans"
Mais la splendeur
jamais perdue
qui la retrouve ?
Sans les merveilles
sans les désastres
plus rien qui vaille
Et sans parler
et sans se taire
et la fureur ?
et les délices ?
Et sans rien d’autre
que le même
et qui s’en va
et qui revient
et qui s’en va.
Jean Tardieu, Da capo, Gallimard,
1995, p. 27.
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29/11/2019
Ariel Spiegler, Jardinier
Pars, pars, petite barque, et dérive.
Roule, petite charrette, et laisse
la trace de ta force dans le sable.
Meurs, toi qui n’es pas moi
ou qui, d’être moi, m’emprisonnes.
Vole, toi qui n’es pas moi
et qui bats, la vivante.
Dors ce soir et dors demain,
mais attends, attends.
Ariel Spiegler, Jardinier, Gallimard, 2019, p. 83.
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27/11/2019
Emily Dickinson, Un ciel étranger
La Douleur — agrandit le Temps —
Les siècles s’enroulent dans
L'infime Circonférence
D’un simple Cerveau —
La Douleur contracte — le Temps —
Occupées par la détonation
Les Gammes d’Éternités
Sont comme n’existant pas —
Emily Dickinson, Un ciel étranger,
traduction François Heusbourg,
éditions Unes, 2019, p. 45.
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26/11/2019
Rosanna Warren, De notre vivant
L’éclipse
En chemin vers cette éclipse
de lune à Manhattan, étourdis
par la silhouette
des tours, on pensa la lune avalée
par les bloc-monstres d’édifice. Au retour
seulement fit-elle son apparition
rouillée, avec des traces menstruelles, à moitié
effacée dans son propre sang spectral
comme des bouts de poèmes punaisés sur le mur
du porche d’une maison d’été. Après un hiver de neige,
de vent et de pluie battante, ils se livrent eux-mêmes
timidement : encre pâle, lettres
vidées de sens, en scripte fantôme,
murmure persistant d’Hölderlin : dieu est proche
et dur à saisir
mais là où croît le péril
croît aussi ce qui sauve...
Mais que savions-nous du salut ?
Rosanna Warren, De notre vivant, dessins de Peter H. Begley, traduction de l’américain Aude Pivin, éditions Æncrages, 2019, np.
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25/11/2019
Sabine Huynh, Parler peau
Dehors l’horizon les grues rongent les corps vulnérables exposés derrière les vitres de tours éphémères dedans l’amour que nous faisons serine l’impossible qu’il prenne son temps nous oublie nous laisse nous parler ce langage d’amants tout en mosaïque d’égarements
Sabine Huynh, Parler peau, Æncrages & Co, novembre 2019, np
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24/11/2019
Ludovic Degroote, Si décousu
Dans la vie
il n’y a aucune désolation qui ne tienne quelque chose de vous debout
car ce qui reste est la matière durable de ce que nous avons été
et quand bien même cela tournerait vert-de-gris
sous quoi le vert-de-gris
nous, semblables et indistincts
et constamment issus de tout ce qui ne nous détruit pas encore
prenons les allures fantômes que laissent
nos pieds embourbés
dans la vie
Ludovic Degroote, Si décousu, éditions Unes, 2019, p. 74-75.
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22/11/2019
Jacques Lèbre, Air
Poussière
Dans le rayon de soleil oblique
qui traversait la ggrande pièce à vivre
(je m’en souviens, c’était dans mon enfance
dans la maison des grands-parents maternels)
on voyait flotter des grains de poussière
pas plus gros que des atomes de brume
Des millions de lucioles de poussière
dansaient dans ce rayon lumineux
un peu comme dans le tube d’une éprouvette
alors qu’alentour dans toute la pièce
ce n’était que de l’air incolore inodore,
une sorte d’ombre pure et transparente,
mais transpercée par cette lance de soleil
à laquelle résistait le dossier du fauteuil.
Jacques Lèbre, Air, le phare du cousseix,
2019, p. 8.
© Photo Tristan Hordé
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21/11/2019
Sarah Wetzel, Mon premier visage
Pendant quarante-cinq ans, Borges sombra dans la cécité,
perdant d’abord le gris et le vert, les petits caractères,
les nervures des feuilles, puis la différence entre le bleu
céruléen et le saphir, le rouge Chianti et le clairet. À la fin
toutes les éditions de Shakespeare se mêlèrent, l’amour ne voit pas
avec les yeux, l’ailé Cupidon est peint aveugle. Cinq ans plus tard,
tout fut noir et Borges dit : J’ai toujours imaginé le paradis comme
une sorte de bibliothèque... Personne ne demanda ce que, laissé
à votre labyrinthe de ténèbres, vous imaginez désormais.
Un homme que j’ai épousé m’a dit un matin : Je crois que je ne t’aime pas.
Nous étions mariés depuis douze ans et il lui en a fallu
Deux de plus pour décamper. Franchement,
Je ne l’ai jamais aimé, même le jour où j’ai dit oui. Pourtant je sais
que je serais encore aujourd’hui avec lui, s’il n’était pas parti. Borges savait
dès son plus jeune âge, que comme son père et le père de son père, il serait
aveugle. C’est pourquoi il lut tous les livres avant ses cinquante ans, refusa
d’apprendre le braille et fut capable de dire juste en prêtant l’oreille
combien de livres contenait une librairie. Même aveugle,
il pouvait dessiner son propre visage — un gribouillage sans yeux
ni bouche, une pelote de fil jetée sur la blancheur d’une feuille
de papier. Ce qui est écrit noir sur blanc ne contient pas toujours la vérité.
J’ai aimé cet homme et, ne serait-ce qu’un peu, je l’aime ancore.
Sarah Wetzel, Mon premier visage, taduction de l'anglais Sabine Huynh, publié dans Catastrophes du 18 novembre 2019.
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19/11/2019
Rose Ausländer, Pays maternel
À la mer
Pourvue de profondes empreintes digitales
La houle déferlante
Nous atteint
Nos minutes
Lavées
De la poussière de la ville
L’eau
Met en musique nos mots
Sages aquatiques
Cernés de sable
Tu es la voix
Sois indulgent envers moi
Étranger
Je t’aime
Toi que je ne connais pas
Tu es la voix
Qui m’envoûte
Je t’ai perçue
Reposant sur du velours vert
Toi haleine de mousse
Toi cloche du bonheur
Et du deuil inextinguible
Rose Ausländer, Pays maternel, traduction Edmond
Verroul, Héros-Limite, 2015, p. 21, 63.
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18/11/2019
Philippe Boutibonnes, Rémanences
Comme l’homme est et comme sont les animaux nous mourrons pareils. Mélangés à la boue, roulés dans des guenilles ou dispersés avec la cendre. L’homme — l’un identifié comme pas l’autre, et tous ceux de notre espèce — parle et se tait quand il faut. L’homme parle, ressasse, avoue, se confesse et prie. L’homme se dit puis se tait. L’animal couine ou feule, alerte ceux de sa race mais il ne se tait pas. Il ne tient pas sa langue et ne retient ni un secret ni le silence. Il implore par le regard.
L’homme né en d’atroces eaux troubles, dans le sang et les écoulements, vagit. L’hase et le crocodile dans le champ de luzerne ou le marigot, vagissent. Nu, sans voix ni mots ni nom l’homme ne se sait pas mortel. Mortel il l’est et mort il le sera. L’homme naît nu. Nu, l’homme naît laid. Ni plus ni moins qu’un rat pelé, nu et perdu. Ce que perd l’homme perdu n’est pas son être encore inadvenu mais son lieu st son présent qui le nouent en son ici.
Philippe Boutibonnes, Rémanences, dans rehauts, n° 44, octobre 2019, p. 75.
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15/11/2019
Laura Tirandaz, Sillons
Elle retient et laisse pencher ses pensées vers les rochers noirs avec les touffes des algues rincées encore toujours gorgées d’eau puis à marée basse crevant d’un soleil dur s’évaporent et retrouvent la légèreté des brindilles se détachent du sol et déplient leur courbe — elle déglutit et glisse la bouche vers le bas et retient retient retient
Laura Tirandaz, Sillons, linogravures de Judith Thomas, Æncrages & Co, 2017, np.
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14/11/2019
Reinhard Priessnitz, 44 poèmes
Large au séant
Et pourquoi qu’tu trompaytes ?
j. van hoddis
moins de fesses, d’yeux, cerveaux,
ça suffirait. moins de mains.
bien. moins de texte. ôter l’image ;
moins de mots. nuls relais,
rejets, nulle vapeur ! sans pin-pon
écrire encore moins de vagues.
plus de papier, moins de trombones
à cul lisse aussi dégonflé. nul présent !
Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, traduction
Alain Jadot, préface Christian Prigent,
NOUS, 2015, p. 147.
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12/11/2019
Pascale Alejandra, L'œil et l'instant
La nécessité sauvage
Comment confier la tristesse ?
Il reste les recoins
Les replis
L’effacement
L’évasion
Les châteaux de l’enfance
S’arracher les yeux
Se modeler monstre
L’Apparition
Ne regarde plus
Le tournoiement
Il n’annonce pas la fin
Ne sois pas triste
Nous ne pourrons jamais nous rencontrer
Pascale Alejandra, L’œil et l’instant, le phare
du cousseix, 2019, p. 5 et 8.
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11/11/2019
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé
Les rêves vigiles
Le contraire du rêve qui, n’importe où il vous porte, vous y mène attaché et sans que vous puissiez rien, la rêverie, dispose de liberté. Elle demande à en avoir. Elle en fait sa puissance.
Plutôt de surabondance de liberté, viendra l’embarras.
C’est errer qui convient avec la rêverie, errer d’abord, errer négligemment, approcher, s’éloigner, tâtonner, écarter les clichés de bonheur triomphal qui se présentent, qui sans doute répondent à des désirs et des envies énormes, communes à presque tous les hommes, mais pas spécialement aux vôtres, errer jusqu’à ce que vous rencontriez enfin, petit ou grand ou infime, ce dont vous avez réellement le désir, spectacle, atmosphère et monde qui ne peut se produire sans nonchalance d’abord.
Henri Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé, dans Œuvres complètes, III, Pléiade/Gallimard, 2004, p. 519.
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10/11/2019
Georges Perec, W ou le Souvenir d'enfance
Un jeudi après-midi du printemps ou de l’été 1944, nous allâmes en promenade dans la forêt, emportant nos goûters, ou plutôt, sans doute, ce que l’on nous avait dit être nos goûters, dans des musettes. Nous arrivâmes dans une clairière, où nous attendait un groupe de maquisards. Nous leur donnâmes nos musettes, Je me souviens que je fus très fier de comprendre que cette rencontre n’était pas du tout le fait du hasard et que la promenade habituelle du jeudi n’avait été cette fois que le prétexte choisi pour aller ravitailler les Résistants. Je crois qu’ils étaient une douzaine : nous, les enfants, devions bien être trente. Pour moi, évidemment, c’étaient des adultes, mais je pense maintenant qu’ils ne devaient pas avoir beaucoup plus de vingt ans. La plupart portaient la barbe. Quelques-uns seulement avaient des armes ; l’un d’eux en particulier portait des grenades qui pendaient à ses bretelles et c’est ce détail qui me frappa le plus. Je sais aujourd’hui que c’était des grenades défensives, que l’on jette pour se protéger en se repliant et dont l’enveloppe d’acier galoché explose en centaines de fragments meurtriers, et non des grenades offensives que l’on jette devant soi avant d’aller à l’assaut et qui font plus de peur et de bruit que de mal.
Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, dans Œuvres, I, Pléiade/Gallimard, 2017, p. 741.
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