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15/11/2016

Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes

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Il marchait un matin d’hiver

dans les rues vides d’un dimanche à Paris —

vent froid, ciel gris,

l’air un peu hagard, égaré

de l’errant qui ne sait pas au juste où il va —

il avait pourtant un désir précis :

arriver par delà le désespoir —

 

Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes,

Poésie/Gallimard, 2001, p. 170.

14/11/2016

Philippe Beaussant (1930-2016), Le biographe

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                     Billet

                                                                                                      Jeudi

   Mon amour, je déteste t’écrire… Je n’aime pas les mots écrits. Ils ne sont pas vrais. Il y a cet espace entre mon cœur et ce papier, qui ne se franchit qu’à peine et qui change les sens. Je le sens, je les pense, et lorsqu’ils arrivent jusqu’à la feuille, ce n’est plus eux, je ne les reconnais plus. Comment serais-je sûre que tu les reconnais ? J’aime t’avoir devant moi : je te donne mes mots, tu me donnes les tiens, ce sont des cadeaux que nous nous faisons. Je voois dans tes yeux les mots que tu vas dire, ou bien je ne les vois pas parce qu’il fait nuit et j’aime encore davantage. J’entends ta voix, je sens ta main sur moi qui dit les mots. Je veux ta main, mon amour. Quand viens-tu ?

                                                                                                             J.

 

Philippe Beaussant, Le biographe, "Le Chemin", Gallimard, 1978, p. 63.

13/11/2016

Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants

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Amherst (Emily Dickinson)

 

Je n’ai pas vu l’océan, mais l’arbre du XIXe siècle.

L’écorce n’a pas cessé de vivre

 

Elle ouvrait sa fenêtre

Pour nourrir les petits garçons

 

Si seule

Qu’elle est encore là

 

Dans ses pattes jointes

Un petit écureuil gris d’Amérique

Grignote à son tour

Une parcelle de ce monde

 

La terre sous les arbres sent si fort

On devient sage rien qu’en respirant

 

Quelque part le cimetière quelque part la maison

De quelques pas

 

L’angoisse qui se penche

L’humour la fait droite

Sombre jusqu’aux épaules étroites

La seule photo est minuscule

Enfermée en transparence

 

Elle est devenue le plus petit clou de la demeure

Mais il brille

 

Enfin un voyage

Où je n’ai pas bougé !

 

Je traverse ses pièces

Heureuse de ne rien chercher

 

Ses outils pour le pain sont tout noirs

De temps en temps s’être éclairci la voix

Sur le papier sans dimension

 

Neige ou ricochets

Ses messages sont les messagers

Qui tombèrent des manches

 

Je sais ouvrir un livre

 

Je m’assois

Adossée à rien

 

Entre deux miettes

Un moineau

 

Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants,

Flammarion, 2016, p. 68-69.

12/11/2016

Joseph Joubert, Carnets, I

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La mort remplira leur bouche de terre.

 

Une conversation ingénieuse avec un homme, c’est une mission. Avec une femme, c’est une harmonie, un concert. Il y a le rapport de l’octave à la basse. Vous sortez satisfait de l’une, vous sortez de l’autre enchanté.

 

Aux médiocres il faut des livres médiocres.

 

Évitez d’acheter un livre fermé.

 

La mémoire — qui est le miroir où nous regardons les absents.

 

Chacun se fait et a besoin de se faire un autre monde que celui qu’il voit.

 

Le spectacle a changé, mais notre œil est le même.

 

Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1994.

 

11/11/2016

Christine de Pisan, Cent ballades d'amant et de dame

Christine de Pisan, Cent ballades d’amant et de dame, amour, tromperie, fidélité,proverbe

La dame

 

Qui son chien veult tuer lui met la rage

Assus, dist-on, ainsi me veult tu faire,

Faulx déloyal, qui dis que mon corage

Se veult de toy, pour autre amer, retraire.

Mais tu scez bien, cetes, tout le contraire

Et qu’en mon cuer n’a grain de tricherie.

Mais cë es tu mauvais, tu t’as biau taire,

Qui deceveur es plain de menterie.

 

Car onc en moy, n’en semblant n’en lengaige,

Tu n’apperceuz chose qui fust contraire

A loyaulté, ce n’est pas mon usage.

Tu n’en fais pas doubte, mais pour moy traire

En sus de toy, tu veulx telz mots retraire

Pour mieux couvrir ta faulse tromperie,

Mais ne suis pas si comme toy faulsaire,

Qui deceveur es plain de menterie.

 

Ha ! mirez vous, dames, en mon dommage,

Pour Dieu Mercy, ne vous laissiez attraire

Par homme nul, tous sont de faulx plumage.

En ce cas cy, si fuiez leur affaire.

Au commenciez font bien le débonnaire

Mais au derrain c’est toute mocquerie.

Ce fais tu, Dieu d’Amours, pour cuers detraire,

Qui deceveur es plain de menterie.

 

Mais or me dy, Amours, s’il me doit plaire

Que pour amer je doye estre perie,

Ce es tu dont, j’en voy bien l’exemplaire,

Qui deceveur es plain de menterie.

 

Christine de Pisan, Cent ballades d’amant et de dame,

texte établi et commenté par J. Cerquiglini,

10/18, 1982, p. 125.

 

 

10/11/2016

Paul Claudel, Connaissance de l'Est

 

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Novembre

 

   Le soleil se couche sur une journée de paix et de labeur. Et les hommes, les femmes et les enfants, la tignasse pleine de poussière et de fétus, la face et les jambes maculées de terre, travaillent encore. Ici on coupe le riz ; là on ramasse les javelles, et comme sur un papier peint est reproduite à l’infini la même scène, de tous les côtés se multiple la grande cuve de bois quadrangulaire avec les gens qui face à face battent les épis à poignées entre ses parois ; et déjà la charrue commence à retourner le limon. Voici l’odeur de grain, voici le parfum de la moisson. Au bout de la plaine occupée par les travaux agricoles on voit un grand fleuve, et là-bas, au milieu de la campagne, un arc de triomphe, coloré par le couchant d’un feu vermeil, complète le paisible tableau. Un homme qui passe auprès de moi tient à la main des poules couleur de flamme, un autre porte aux extrémités de son bambou, devant lui, une grosse théière d’étain, derrière un paquet formé d’une hotte verte d’appétits, d’un morceau de viande et d’une liasse de ces taëls de papier d’argent que l’on brûle pour les morts, un poisson pend au-dessous par une paille. La blouse bleue, la culotte violette éclatent sur l’or terni de l’éteule.

 

Paul Claudel, Connaissance de l’Est [1900], Poésie / Gallimard, 1974, p. 60.

 

Pour que vive la Maison du Peuple (Saint-Brieuc)

«Et il faudrait ne rien dire ?»
Louis Guilloux,

La Maison du Peuple

 

 

OÙ EN SOMMES-NOUS ?

 

La Maison du Peuple de Saint-Brieuc, inaugurée en 1932, est interdite au public depuis 2005 pour des raisons de sécurité.
En 2008, Bruno Joncour en inscrit la réhabilitation dans son programme électoral.
En 2010, le mouvement social contre la réforme des retraites utilise un barnum installé sur la place Poulain-Corbion, derrière la Maison du Peuple fermée ; à la suite de quoi est créé à l'initiative de militants CGT et FSU un «Comité des usagers historiques de la Maison du peuple».
Lors du Conseil Municipal du 1er février 2011, le maire Bruno Joncour présente un rapport sur la «mise en place d'une concertation sur le devenir du site» de la Maison du Peuple. A cette occasion, il déclare : « Je vous propose ce soir que la Maison du Peuple [...] soit rénovée, reconstruite, dans l'esprit qui a été le sien lors de sa création et avec, naturellement, la vocation qui se rattache à son histoire».
Un «Comité de pilotage» chargé d'envisager des solutions pour «faire revivre» l'édifice est alors mis en place.
Depuis cette date (cinq ans déjà), RIEN n'a été fait et le site de la rue Cardenoual est à l'abandon.

 

 

QU'EST-CE QUE LA MAISON DU PEUPLE DE SAINT-BRIEUC ?

 

La Maison du Peuple de Saint-Brieuc n'est pas n'importe quelle Maison. Ce n'est pas qu'une Maison des Syndicats. Ce n'est pas une M. J. C ou une Maison de la Culture. C'est encore moins une salle polyvalente. Elle s'inscrit dans le mouvement d'éducation populaire (années 1920-1930) qui vit des ouvriers organisés prendre l'initiative de la construction de nombreuses maisons de ce type, en Belgique, en Suisse et en France.
Pourtant, ce n'est pas non plus n'importe quelle Maison du Peuple.
Sa singularité lui vient d'abord de ses origines (telles qu'elles sont évoquées dans le roman de Louis Guilloux, La Maison du Peuple, publié en 1927).
Elle lui vient ensuite de son histoire (depuis son inauguration en présence de Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT, jusqu'aux manifestations de 2010 — en passant par le Front Populaire, l'arrivée des réfugiés espagnols en 1939, les meetings de 1968, les luttes du Joint Français en 1972, le mouvement des chômeurs en 1998, la grève des enseignants en 2003...).
Elle lui vient enfin de la force symbolique que lui a conférée cette succession de rassemblements syndicaux, de batailles politiques, de débats démocratiques, d'actions de solidarité, de manifestations culturelles et artistiques (en 1999 elle accueillit la lecture de l’intégrale du Jeu de Patience de Louis Guilloux par plus de 200 habitants de la ville).
En somme, ce n'est pas seulement un bâtiment : c'est un mémorial. La présence de cette mémoire vivante au cœur de la cité est une réserve de sens et de confiance pour les luttes d'aujourd'hui comme pour celles de demain.

 

QUE VOULONS-NOUS ?

 

Nous sommes nombreux à Saint-Brieuc à croire qu'il peut toujours exister sous ce beau nom de «Maison du Peuple» un espace démocratique ouvert à toutes et à tous, à l'expression libre et à la prise de parole émancipatrice.
Nous ne voulons pas nous résoudre à ce que ce bâtiment intimement lié à l'image de notre ville soit détruit (ou même déplacé) — parce qu'il ne s'agirait pas seulement de la disparition d'un édifice mais de l'enterrement des questions que cet édifice incarne et suscite.
Nous voulons que la Maison du Peuple soit rénovée ou reconstruite sur place (au cœur de la cité) et dédiée à sa vocation historique : être «un outil au service du monde du travail, de ses luttes, et au service de l'éducation populaire»1.
Bien entendu, cette Maison du Peuple que nous appelons de nos vœux devra à nouveau accueillir des rassemblements syndicaux, fournir des salles de réunions pour la vie associative, être un lieu de meetings politiques, ouvrir ses salles à des spectacles, des concerts, des festivités populaires, servir de base à des actions solidaires et fonctionner comme établissement d'éducation populaire (par exemple pour l'alphabétisation des réfugiés, demandeurs d'asile, migrants).

 

 

 

UN PEUPLE ET SA MAISON ?

 

Vouloir maintenir et faire vivre à Saint-Brieuc une Maison du Peuple semble supposer que l'on sache ce qu'est aujourd'hui le «peuple» et qu'on ait une idée de ses «besoins» — auxquels répondrait l'existence d'une «Maison» qui serait la sienne.
Mais nul ne dispose aujourd'hui de ce savoir. Il s'agit de questions. Nous voulons qu'elles restent ouvertes. Ce n'est que dans l'action que des réponses peuvent apparaître. Une Maison du Peuple est un bon lieu pour accueillir ces actions et aider à formuler les réponses nouvelles dont notre temps a besoin.
Il faut pour cela que la gestion d'une telle maison ne soit ni sectaire, ni illusoirement œcuménique, ni figée dans les rôles et les modes d'action que son histoire a promus. Il faut au contraire qu'elle s'ouvre aux formes nouvelles d'action sociale, politique et culturelle qui s'inventent un peu partout aujourd'hui.

 

 

APPEL

 

Nous invitons le plus grand nombre possible de personnes et d'organisations à nous rejoindre et à agir pour obtenir des pouvoirs publics que la Maison du Peuple de Saint-Brieuc ne soit ni laissée à son état d'abandon actuel ni vendue et démolie; mais qu'elle soit au contraire réhabilitée sur place et remise en activité selon les vœux de la population briochine et conformément aux engagements pris il y a maintenant cinq ans par l'actuelle équipe municipale.

 

Vanda Benes (actrice), Roland Fichet (auteur dramatique), Michel Guyomard (responsable d'action culturelle), Guillaume Hamon (fonctionnaire territorial), Hervé Hamon (écrivain), Jean Guy Le Bère (ancien conseiller municipal), Vonig Le Goïc (militante associative), Yann Le Guiet (professeur de Lettres retraité), Annie Lucas (artiste dramatique), Monique Lucas (comédienne, professeure d'art dramatique), Lan Mafart (limonadier, libraire), Gérard Mauduit (citoyen militant), Jacky Ollivro (retraité, militant syndical), Christian Prigent (écrivain), Paul Recoursé (militant associatif), Robert Uriac, Jean-Luc Wilmart (retraité Gens de Mer).

 

 

Contacts :

christian.prigent@gmail.com

paul.recourse@wanadoo.fr

 Publié sur Situais le 4 novembre 2016

 

09/11/2016

Alain Lévêque, Chez Véronèse

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Hirondelles

 

Non, elles n’écrivent rien, les hirondelles,

au ras de la Seine et des toits, en avril,

elles ne signent rien, les premières que tu vois,

en si petit nombre, loin des chambres.

 

Elles nous donnent l’air en partage,

la grâce de leur faim, de leur soif. Du voilage

d’hiver elles tirent les fils. Pour nous

elles unissent le haut et le bas, elles bouclent

le temps qu’il reste à passer dans la lumière.

 

Alain Lévêque, Chez Véronèse, le phare du cousseix,

2016, p. 5.

08/11/2016

E. E. Cummings, une fois un (traduction Jacques Demarcq)

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l’amour est une source à laquelle

s’abreuvent ces fous qui ont grimpé

plus raides que les espoirs sont peurs

simplement pas toujours nommées

des montagnes plus si quand chaque

totalité connue s’évapore

 

insouciants sont les amants qui

plus hauts que leurs peurs sont espoirs

sont les amants genoux à terre

eux dont les lèvres heurtent des cieux

inimaginés plus profonds

que le paradis n’est l’enfer

 E. E. Cummings, une fois un, traduction Jacques

Demarcq, La Nerthe, 2015, p. 31.

07/11/2016

Julien Bosc, Le corps de la langue (préface Bernard Noël)

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                  elle a été devant lui

 

                elle et lui de même taille

 

                           elle a attendu

 

lui a demandé de porter les mains sur ses seins

 

                                 il n’a pas su

 

                           elle l’a fait pour lui

                                 les prenant

                                 et posant là

                                 sur ses seins

 

                                     les mains

 

                   elle a voulu savoir si il les aime

 

                                  il a répondu

 

Julien Bosc, Le corps de la langue, préface de Bernard Noël,

Quidam éditeur, 2016, np.

06/11/2016

Jean-Pierre Chambon, Matières de coma

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Photo Denis Svartz

 

Dans la clôture du compact

 

Dans l’étroit séjour des pierres. Dans cette impossibilité du séjour dans la pierre. Prisonnier des rhombes, des cercles.

 

Sous le calice renversé du ciel.

 

À l’intérieur, dans les replis des cristaux, derrière les angles distordants. Il y a assez d’eau, ici, pour nager, assez d’air pour s’envoler. La nage et le vol dans le volume étouffant. Parmi la tempête moléculaire. Dans la vague et le vent.

 

Assez d’infime espace pour vivre, en abîme. Fantôme atomisé dans les ruines miniaturisées d’un château. Contemplant, en réduction, le monde et sur l’eau boueuse des douves, le reflet disloqué du donjon où se penche une ombre.

 

Matière de la nuit, forme solide et close dans laquelle nul œil ne peut s’introduire. De cette extrême solitude, de l’étreinte de ce cachot, la lumière un jour jaillira et brûlera tous les regards.

 

[…]

Jean-Pierre Chambon, Matières de coma, suivi de Bernard Noël, L’histoire mentale, Faï fioc, 2016, p. 105.

05/11/2016

Marie-Hélène Lafon, Les derniers Indiens

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   Le père était parti plus de cinq ans en captivité. On disait toujours ce mot, en captivité, pendant la captivité, en rentrant de captivité. Ils étaient restés seuls les trois enfants avec la mère, le père de la mère, et deux domestiques trop âgés pour aller à la guerre. La mère avait tout dirigé avec son père de soixante-quatorze ans qui donnait des conseils et n’était pas la moitié d’un homme. Les gens venaient chez Santoire, c’était une grosse maison, ils avaient besoin d’être aidés, soutenus, ils rendraient le service une autre fois. […]La mère disait que le père [depuis qu’il était rentré] était devenu un autre homme pendant la guerre, que la captivité était passée sur lui. Elle l’avait aplati, rétréci, lui avait retiré la force et l’envie ; il exécutait, faisait, se taisait. Il vivait au fond de lui-même. La nuit parfois, il parlait, criait, des mots que l’on ne comprenait pas et qui auraient pu être de l’allemand, des ordres, ou des prénoms. On ne savait pas. Il ne racontait pas.

 

Marie-Hélène Lafon, Les derniers Indiens, Folio / Gallimard, 2015, p. 92 et 93-94.

04/11/2016

Erich Fried, Les Enfants et les fous

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Les puissances du destin

 

   Quand les Puissances du destin décidèrent de l’amputer d’un membre, elles estimèrent qu’on ne pouvait pas tout bonnement lui couper une jambe, c’eût été par trop cruel. Elles tinrent conseil, et ce si secrètement qu’on connut alors cette accalmie du destin qui s’installe généralement avant qu'interviennent les décisions importantes. Puis elles lui firent d’abord pousser une troisième jambe.

   Il n’était pas peu fier de son nouveau membre, mais bien qu’il tînt à présent plus solidement sur ses pieds qu’autrefois, il éprouvait une sensation inhabituelle, voire presque pénible parfois. Alors elles lui firent pousser un millier d’autres jambes.

   Peu de temps après, lorsque les Puissances du destin lui rendirent visite et lui annoncèrent : « Tu as plus de mille jambes de trop, il va nous falloir te les supprimer », il approuva avec enthousiasme, « Oui, je vous en supplie ! » l’entendit-on gémir au milieu du grouillement de ses innombrables jambes. « Reprenez-les moi donc ! Et plus vous en retirerez, mieux ça vaudra ! »

   Elles lui enlevèrent donc mille deux jambes. Elles n’avaient fait ainsi qu’obéir à sa volonté. Et c’était un point auquel elles tenaient beaucoup ; il aurait été contraire à leur dignité de ne pas lui accorder le moindre libre arbitre et de le mutiler tout simplement, en usant de la force et de la brutalité.

   Quelque temps après, les Forces du destin revinrent le trouver, se réjouirent en voyant sa nouvelle jambe artificielle, pour laquelle elles lui adressèrent leurs félicitations, et lui demandèrent à l’occasion combien de mains il avait environ. Il tenait ses deux mains sous une grande machine. « Aucune », répondit-il en toute sincérité.

 

Erich Fried, Les Enfants et les fous, traduction Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1968, p. 51-52.

  

03/11/2016

Sappho, traduction Jean Bollack, Au jour le jour

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Sappho, Fragment 31

 

Je le vois, cet homme,

l’égal des dieux, cet homme assis

en face de moi, qui près de toi entend les douceurs

de ta voix

 

et le rire du désir : pour le dire, c’est cela vraiment

qui dans ma poitrine épouvante mon cœur.

Car aussitôt que je regarde un instant vers toi, de même,

                           [ pour m’empêcher de parler

,

 

plus rien ne se laisse aller.

 

Ma langue s’est rompue, et aussitôt

une chaleur subtile s’est ruée dans mon cœur

Plus une seule chose à voir pour les yeux, et les bruits

bourdonnent.

 

Une sueur glacée me fait ruisseler ; un tremblement

me saisit tout entière, je suis plus verte

que l’herbe ; peu s’en faut

que l’on me voie morte…

 

Sappho, fragment 31, traduction Jean Bollack, dans Au jour le jour, PUF, 2013, p. 1046-1047.

 

02/11/2016

Saül Bellow, Au jour le jour

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   Une fois de plus, dans l’air froid et la nuit qui tombait, il parcourut la courbe de la cage à l’entrée serrée entre des piliers de brique et il commença à monter au troisième étage. Des morceaux de plâtre s’écrasaient sous ses pieds, des bouts de fil de cuivre arrachés des plinthes marquaient d’anciennes limites d’appartements. Dans le couloir, le froid encore plus vif que dans les rues le transperça jusqu’aux os. Les toilettes de l’entrée faisaient des bruits de cataracte. Il pensa avec tristesse, tandis qu’il entendait le vent hurler tout autour de l’immeuble comme une fournaise, que ce n’était là qu’une caverne construite. Ensuite, il frotta une allumette dans l’obscurité et chercha des noms et des numéros au milieu des graffiti qui étaient écrits sur les murs. Il vit Kirikiki s’en va au ciel, des zigzags, des caricatures, des obscénités et des jurons. C’est ainsi qu’étaient également décorées les salles scellées des pyramides et les cavernes de l’humanité naissante.

 

Saul Bellow, "À la recherche de Mr Green", Au jour le jour, traduction Danielle Planel, Gallimard, 1962, p. 153-154.

 

01/11/2016

Paul de Roux, Au jour le jour

 

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                              Photographie Jacques Sassier

 

1/11 (Toussaint)

 

   On sait qu’il est difficile de commencer. De tracer les premières lettres, qui vont en entrainer d’autres. Et c’est dans ces lettres que se trouve un pouvoir, pouvoir souvent dénié — ne serait-ce que par superstition, lorsque l’on écrit soi-même, des personnes disparues depuis longtemps vivent encore pour nous grâce à ces petits signes noirs sur le papier. Tous ceux que l’on a aimés, que l’on souffre d’avoir mal aimés, on voudrait trouver pour eux des phrases qui soient autant de tuniques d’affection, qui les réchauffent (s’il se peut) et nous réchauffent de leur souvenir.

 

Paul de Roux, Au jour le jour 5, Carnets 2000-2005, édition établie et présentée par Gilles Ortlieb, Le bruit du temps, 2014, p. 133.