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27/04/2015

Jean Follain, Appareil de la terre

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                      Gestes

 

Au soir éblouissant

ceux qui font ce geste :

clore un vêtement noir

regrettent une jaune terre

où se prenaient leurs pieds.

D’autres que cernent la mer

sur le banc de sable

agitent les bras.

Certains gardent enfin

en fermant les yeux

mais la fleur aux lèvres

le courage des muets.

Un se courbe

pour ramasser le morceau de pain

gonflé d’eau grise.

 

 

                   Matière aux songes

 

Parfois du milieu d’un champ

on entend les orgues d’église

et point le vent

les plantes gonflent

de rosée invincible

d’aucuns songent

devant la pierre violâtre

l’habit ravagé

les gants prêtés pour la journée

le chat dormant qui a voyagé

 

Jean Follain, Appareil de la terre, Gallimard,

1964, p. 40, 62.

03/02/2015

Marie Cosnay, Le Fils de Judith

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   Un enfant rêve de baleines remorquées jusqu’au dépeçage, de voiles tendues dans l’aube qui n’a pas lieu tant elle est lente, remorquée elle aussi venue des profondeurs et dans les profondeurs c’est la fin brutale des choses, un souffle froid ou chaud, un courant qui empoigne le cœur puis le lâche dans prévenir. L’enfant ne ferme jamais les yeux. Helen somnole, dans une moitié de rêve l’enfant a tous les âges, il devient celui qu’il n’est pas, un frère, elle ne sait pas qui est le frère qu’usurpe le vieil enfant, le frère a quatre-vingt dix ans dit le rêve, il a un vieux visage sage mais imberbe, ridé ou fripé de naître, il faut le prendre sous son aile, frère vieux ou naissant. Elle essaie de parler à l’enfant mais il reste sourd, collé à le vitre du train qui file sous un ciel opaque, cloué, pendant quelques minutes elle rencontre la fin du monde, la fin du monde traîne derrière elle une vieille carcasse sans désirs, les désirs dans cette fin du monde on les connaît : ils ne sont que des souvenirs, des ex-poussées d’énergie, de vieux enthousiasmes dont on ne sait plus les ressorts.

 

Marie Cosnay, Le Fils de Judith, Cheyne, 2014, p. 22.

03/01/2015

Christiane Veschambre, Versailles Chantiers

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                                                     Traverse n° 4

 

une bifurcation inattendue au volant de la voiture je n'ai pas le temps

de réfléchir je choisis de prendre à gauche et immédiatement

nous comprenons que c'est la mauvaise route ce n'est pas une route mais

un chemin non carrossable plein de virages dont la terre s'incline

vers le profond ravin qu'il longe

dans lequel la voiture incontrôlable plonge

nous en sommes éjectés

nous tombons

comme au ralenti mais je sais que nous allons mourir quand nos corps

s'écraseront

je pense à ce que je n'ai pas fini d'écrire

c'est comme ça la mort ça ne laisse pas finir

alors

puisque tu chutes à côté de moi dans ce vide définitif

je prends ta main dans ma main

je n'ai pas peur

 

 

c'est entre le 25 et le 26 janvier 2012 que me visite ce rêve heureux,

deux nuits après avoir revu Mrs Muir et le capitaine Gregg partir main dans

la main, par la grâce de Joseph Leo Mankiewicz, de l'autre côté de la mort.

 

Christiane Veschambre, Versailles Chantiers, photographies Juliette Agnel, éditions isabelle sauvage, 2014, p.  47.

 

 

 

 

 

 

 

20/12/2014

William Faulkner, "La Nouvelle-Orléans", dans Croquis de la Nouvelle-Orléans

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                                        L'artiste

 

   Un rêve, un feu sur lesquels je n'ai pouvoir me guident hors des sentiers sûrs et balisés de la solidité et du sommeil que la nature a créés pour l'homme. Un feu dont j'ai hérité malgré moi, et que je dois alimenter de verbe et de jeunesse et du vaisseau même qui le porte — le serpent qui dévore sa propre engeance —, sachant que je ne pourrai jamais donner au monde ce qui en moi cherche à se libérer.

   Car où est la chair, dans quelle main le sang, aptes à modeler dans le marbre, sur la toile ou le papier, ce rêve qui est en moi et qui demande à vivre ? Je ne suis, moi aussi, qu'une motte informe de terre humide issue de la douleur et destinée à rire, à lutter, à pleurer, ne connaissant la paix que le jour où l'humidité partie, elle retournera à la poussière originelle et éternelle.

   Mais créer ? Qui, parmi vous qui n'êtes pas la proie de ce feu, pour connaître cette joie, si fugace soit-elle ?

 

William Faulkner, "La Nouvelle-Orléans", dans Croquis de la Nouvelle-Orléans, suivi de Mayday, traduit d el'anglais par Michel Gresset, Gallimard, 1988, p. 63.

21/11/2014

Jean-Pierre Chambon, Tout venant

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À l'heure du petit déjeuner

la radio bourdonne dans la cuisine

la nuit n'a pas lavé le monde

de l'injustice et du malheur

comment vivre cette journée

 

Les mots

dans leur ombre insensée persiste

portant l'écho d'une voix à venir

le rêve d'une langue transparente

tenue en réserve depuis l'enfance

qui nous ferait traverser le miroir

et dirait enfin le secret des choses

 

Dans les carrés de lumière

que les fenêtres des immeubles

découpent sur la nuit

se démultiplient les silhouettes

d'un petit théâtre d'ombres

jouant les scènes triviales

de la fascinante

vie des autres

 

Jean-Pierre Chambon, Tout venant,

Héros-Limite, 2014, p. 108, 91, 187.

05/11/2014

René Char, Fenêtres dormantes et porte sur le toit

              René Char, Fenêtres dormantes et porte sur le toit,rélité, enchantement, gouffre, solitude, mer, rêve

Venelles dans l'année 1978

 

   Nous nous avançons devant la haie d'une double réalité : la première est la plus coûteuse (la vie continuellement allumée et qui monte jusqu'à la fleur), la seconde est supposée nulle puisqu'elle n'a pouvoir que de lentement nous déshabiller et de nous réduire en poudre. L'avantage de la première sur la seconde est de se savoir fiable, de n'être pas aveugle, de mentir comme elle respire, l'enchantement consommé.

 

   On ne partage pas ses gouffres avec autrui, seulement ses chaises.

 

   Elle ne peut se souffrir seule, l'épouse de l'espoir, serait-ce dans un bain de vagues. Mais sur le berceau convulsé de la mer, elle rit avec les écumes.

 

   La terre prête filles et fils au soleil levant puis les reprend la nuit venant. Leur repas du soir expédié, la cruelle les presse de s'endormir, consentant chichement quelques rêves.

 

René Char, Fenêtres dormantes et porte sur le toit, Gallimard, 1979, p. 61.

© Photo Jacques Robert (Gallimard)

06/10/2014

Antonio Tabucchi, Petits malentendus sans importance

 

                                           Rébus

 

Cette nuit j'ai rêvé de Myriam. Elle portait une long vêtement blanc qui ressemblait, de loin, à une chemise de nuit ; elle marchait sur la plage, les vagues étaient immenses, effrayantes, et se brisaient en silence, ce devait être la plage de Biarritz, mais elle était totalement déserte : j'étais assis sur une chaise longue, la première d'une interminable rangée, toutes inoccupées ; mais peut-être était-ce une autre plage, car je ne me souviens pas d'avoir vu de telles chaises longues à Biarritz, ce n'était qu'une plage symbolique ; je lui ai fait signe pour l'inviter à s'asseoir, mais elle a continué à marcher comme si elle ne m'avait pas vu, en regardant droit devant elle et, quand elle est passée près de moi, j'ai senti une rafale de vent glacé sur mon corps, comme si un halo l'entourait : alors, stupéfait mais non surpris, j'ai compris d'elle était morte.

   Parfois, une idée ne semble plausible que de cette manière : en songe. Sans doute parce que la raison est timorée et ne parvient pas à combler les vides, entre les choses, à reconstituer une totalité, une forme de simplicité ; elle préfère les solutions complexes regorgeant de lacunes ; c'est alors que la volonté s'en remet au rêve. À l'inverse, peut-être rêverai-je, demain ou un autre jour, que Myriam est vivante ; elle marchera au bord de la mer et répondra à mon appel, s'installera à mes côtés sur une chaise longue, sur la plage de Biarritz ou une autre plage symbolique ; elle remettra ses cheveux en place, comme elle avait coutume de le faire, d'un geste lent, alangui, sensuel, et, face à la mer, elle désignera une voile ou un nuage , et elle rira, et nous rirons, heureux d'être là ensemble, de nous être retrouvés à notre rendez-vous.

[...]

 

Antonio Tabucchi, Petits malentendus sans importance, traduction de cette nouvelle par Christian Paoloni, Christian Bourgois, 1987, p. 33-34.

 

 

14/09/2014

Antonio Tabucchi, Les trois derniers jours de Fernando Pessoa

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                            Moi aussi j'ai oublié la mort

 

   L'homme qui entra était un vieillard au noble visage, avec une énorme barbe blanche et une tunique romaine tombant jusqu'aux pieds, elle aussi blanche.

   Ave, compagnon, dit le vieillard, je me permets d'entrer dans tes rêves.

   Pessoa alluma la lampe sur la table de chevet. Il regarda le vieillard et reconnut Antonio Mora. Il lui fit signe d'avancer..

   Mora leva une main et dit : Phlébas le phénicien, mort depuis quinze jours, oublia le cri des mouettes et le cri profond de la mer pour m'annoncer ton sort, ô grand Fernando. Je sais que les eaux de l'Achéron t'attendent, puis les tourbillons furieux des atomes dans lesquels tout se perd et tout se recrée, et toi tu reviendras peut-être dans les jardins de Lisbonne comme fleur qui fleurit en avril ou comme pluie sur les lacs et les lagunes du Portugal, et moi, en me promenant, j'entendrai ta voix parcourue par le vent.

   Pessoa se dressa sur ses coudes. La douleur au côté droit était passée, il ne ressentait à présent qu'un grande fatigue.

   Et Le retour des dieux ? demanda-t-il.

   Le livre est presque achevé répondit Antonio Mora, mais je ne sais si je pourrai le publier, car personne n'ose publier les livres d'un fou.

   Dites-moi, reprit Pessoa, racontez-moi comment ça se passe à la clinique psychiatrique de Cascais où nous nous sommes vus si peu de temps.

[...]

 

Antonio Tabucchi, Les trois derniers jours de Fernando Pessoa, Un délire, traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro, Librairie du XXe siècle / Seuil, 1994, p. 63-64.

03/09/2014

Joseph Joubert, Carnets, I (suite)

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On entend dans leurs paroles le tintement de leurs cerveaux.

 

Il faut avouer ses ténèbres.

 

Aux médiocres il faut des livres médiocres.

 

Évitez d'acheter un livre fermé.

 

Mépriser la vie et la mort.

 

Modèles. — Il n'y a plus de modèles.

 

Dans les festins, il suffit d'être joyeux pour être aimable.

 

Chercher la sagesse plutôt que la vérité. Elle est plus à notre portée.

 

Un rêve est la moitié d'une réalité.

 

Sexes. L'un a l'air d'une laie et l'autre d'un écorché.

 

Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1994 (1938), p. 149, 172, 172, 183, 192, 192, 195, 197, 218, 228.

24/08/2014

Jean-Louis Giovannoni, Les mots sont des vêtements endormis

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Je me regarde sans cesse dans les reflets des vitrines, je me surveille. Toujours cette peur de me perdre.

 

On court, on s'agite, rien que pour faire croire que l'on connaît la sortie.

 

Sous ces traits, ce visage à jamais tourné vers lui-même que seuls les murs savent refléter.

 

Bouge un tant soit peu,

et c'est un monde qui s'efface.

 

Ce besoin de toujours traîner un corps dans ses rêves.

 

Tu regardes l'espace : tu penses aux oiseaux. Et lorsque tu t'agites ce ne sont que tes membres que tu agites.

 

Chaque matin, une force bestiale me pousse à revenir, à émerger.

 

C'est terrifiant de penser que l'on peut emporter le monde, juste en fermant les yeux.

 

Que veut-on tuer lorsqu'on se tue ?

 

Ce sont nos vêtements qui nous donnent corps — sans ça tout s'effondrerait.

 

Pourquoi faudrait-il qu'on soit sauvé et pas ce chat, ce cendrier... ?

 

Jean-Louis Giovannoni, Les mots sont des vêtements endormis, éditons Unes, 2014, p. 14, 15, 16, 19, 20, 21, 23, 24, 27, 31, 35.

16/08/2014

Romain Fustier, Mon contre toi

                             Romain Fustier, Mon contre toi, nuit, sommeil, voleuse, rêve, tendresse

ma petite voleuse d'oreiller dont le visage reposé. dans une course-poursuite immobile. une traque silencieuse dans les nuages de ses songes. et je pars à sa recherche tandis qu'elle dort allongée devant moi. souffle calme. bouche phylactère. un message suspendu entre les lèvres. mon oreiller sous le visage. ma petite voleuse dort. s'arrêtant dans les bars de carrefour où l'on joue de la guitare la nuit. fonçant sue la fédérale dans une voiture de location. et je me lance à ses trousses. écartant les nuages de ses songes tandis qu'elle dort étendue devant moi. un vent du sud s'échappe de ses lèvres où je me glisse dans la bulle de son visage. ma petite voleuse d'oreiller dort et je deviens complice de sa fuite.

 

Romain Fustier, Mon contre toi, éditons de l'Atlantique, 2012, p. 48.

Romain Fustier anime avec Amandine Marembert la revue et les éditions Contre-Allées.

10/08/2014

Guillevic, Art poétique

Guillevic, Art poétique, mot, rêve, mémoire, vivre, miroir

   Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

   Il t’arrive des mots

   Des lambeaux de phrase.

Laisse-toi causer. Écoute-toi

Et fouille, va plus profond.

Regarde au verso des mots

Démêle cet écheveau.

Rêve à travers toi,

À travers tes années

Vécues et à vivre.

 

Ce que je crois savoir,

Ce que je n’ai pas en mémoire,

C’est le plus souvent,

Ce que j’écris dans mes poèmes.

 

Comme certaines musiques

Le poème fait chanter le silence,

Amène jusqu’à toucher

Un autre silence,

Encore plus silence.

 

Dans le poème

On peut lire

Le monde comme il apparaît

Au premier regard.

Mais le poème

Est un miroir

Qui offre d’entrer

Dans le reflet

Pour le travailler,

Le modifier.

— Alors le reflet modifié

Réagit sur l’objet

Qui s’est laissé refléter.

 

Chaque poème

A sa dose d’ombre,

De refus.

Pourtant, le poème

Est tourné vers l’ouvert

Et sous l’ombre qu’il occupe

Un soleil perce et rayonne,

Un soleil qui règne.

 

Mon poème n’est pas

Chose qui s’envole

Et fend l’air,

Il ne revient pas de la nue.

C’est tout juste si parfois

Il plane un court moment

Avant d’aller rejoindre

La profondeur terrestre.

 

Guillevic, Art poétique, dans Art poétique, précédé de Paroi et suivi de Le Chant, préface de Serge Gaubert, Poésie / Gallimard, 2001, p. 166, 172, 177, 178,180 et 184.

 

03/08/2014

Max Ernst, Écritures

                                                                               

max ernst,écritures,art et poésie,comparaison

                          

   

 

 

 

  

 

 

 

 

                    Réponse à une enquête de Commune, 1935

Pour Max Ernst, art et poésie ne font qu’un. Il assimile la recherche poétique au travail sous-marin du scaphandrier. L’océan doit être sondé autour de ces pics dont le jaillissement signale un monde englouti. De tout ce qu’il aura amené à la surface, le plongeur retiendra les éléments qui lui semblent « trouvailles ». Il rejettera le reste, sans se soucier des chances d’erreur que comporte une telle sélection :

 

… Ce n’est pas une Atlantide morte que ce monde submergé, précise Max Ernst. Il est fleuri de volcans qui, pour ne pas atteindre le niveau de la conscience, n’en agissent pas moins sur cette conscience, donc sur toute vie individuelle ou collective. Le surréalisme est né en plein déluge dada, quand l’arche eut buté contre un pic. Les navigateurs n’avaient pas la moindre envie de réparer leur bateau, de s’installer dans l’île. Ils ont préféré piquer une tête. Grâce à l’écriture automatique, aux collages, aux frottages et à tous les procédés qui favorisent l’automatisme et la connaissance irrationnelle, ils ont touché le fond de cet invisible et merveilleux univers, « le subconscient », à décrire dans toute sa réalité.

Avant sa plongée, nul scaphandrier ne sait ce qu’il va rapporter. Ainsi, le peintre n’a pas le choix de son sujet. S’en imposer un, fût-il le plus subversif, le plus exaltant et le traiter d’une manière académique, ce sera contribuer à une œuvre de faible portée révolutionnaire. De même celui qui prétend fixer sur une toile les rêves de ses nuits n’accomplira pas une autre besogne que l’artiste acharné à copier trois pommes, sans se soucier de rien d’autre que de la ressemblance. Le contenu idéologique — manifeste ou latent — ne saurait dépendre de la volonté consciente du peintre. Le devenir de l’auteur et de l’œuvre sont indéniablement, indissolublement liés. Sinon, il y a tricherie.

La psychologie concrète a démontré que le subconscient individuel se trouve englobé dans le subconscient collectif. La question de la propriété artistique s’est donc modifiée. La vanité du créateur apparaît dans tout son ridicule éclat. L’exhibitionnisme même perd de sa valeur documentaire. Justice est faite de tant d’autres notions dont l’ensemble constituait le mythe artistique. Les méthodes d’exploration consciente sont à la portée de tous et  l’idolâtrie du talent n’est pas moins risible que les autres.

 

Max Ernst, Écritures, Gallimard, collection Le Point du Jour, 1970, p. 401-402.

06/07/2014

Roger Gilbert-Lecomte, Œuvres complètes II

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          Haïkaïs 

 

L'aube — Chante l'alouette. —

Le ciel est un miroir d'argent

Qui reflète des violettes.

 

 

Le soleil en feu tombe dans la mer ;

des étincelles :

Les étoiles !!

 

 

Oh ! la pleine lune sur le cimetière.—

Noirs les ifs — Blanches les tombes —

Mais en dessous ?...

 

 

Les yeux du Chat :

Deux lunes jumelles

Dans la nuit.

 

 

La nuit. — L'ombre du grand noyer

est une tache d'encre aplatie

au velours bleu du ciel.

 

 

Vie d'un instant...

J'ai vu s'éteindre dans la nuit

L'éternité d'une étoile.

 

 

La cathédrale dans les brumes :

Un sphinx à deux têtes, accroupi

dans une jungle de rêve.

 

 

J'ai vu en songe

Des splendeurs exotiques de soleil

Matin gris. — Le ciel est une chape de plomb.

 

 

     Morte la Déesse,

     dansons en rond !!

Mais, mes rêves aussi sont morts...

 

 

Roger Gilbert-Lecomte,  Œuvres complètes II,

édition établie par Jean Bollery, avant-propos

de Pierre Minet, Gallimard, 1977, p. 127-128.

18/06/2014

Matthieu Gosztola, Lettres-Poèmes, correspondance avec Gaudi : recension

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   On remontera volontiers aux Héroïdes d'Ovide pour débuter la tradition des lettres d'amour adressées à un amant ou une maîtresse fictifs, et l'on sait qu'elles eurent de très nombreuses imitations, notamment à la Renaissance. Les Lettres-Poèmes publiés maintenant auraient été écrits par une jeune femme à Antoni Gaudi, le premier envoi daté du 2 mars 1924, suivi de 17 autres, le dernier du 27 avril 1927, donc après la mort de l'architecte catalan, le 10 juin 1926 à l'âge de 74 ans ; suivent deux fragments d'un journal poème écrit en 2000. Matthieu Gosztola aurait hérité d'un oncle une vieille maison en Espagne et l'un de ses premiers soins aurait été de visiter le grenier : il aurait trouvé, évidemment à l'écart, une malle contenant des lettres et, choisissant ce qui débordait l'intime, les aurait traduites. Traduction est toujours trahison : on reconnaît son écriture dans les poèmes en vers libres d'Antonia Maria Arellano, par ailleurs pianiste. Il n'a pas trouvé trace de cette mystérieuse épistolière qui aurait vécu plus que centenaire : on comprendra que, fictive, elle est prétexte pour son inventeur de reprendre des motifs  qui lui sont familiers.

   La relation à Gaudi, donc à l'architecture, est donnée d'emblée dans la première lettre : un "on" projette l'utopie de maisons ventres qui ressemblent singulièrement au ventre maternel : elles protègeraient « du danger que / représente / l'imprévisible avec lequel le dehors se confond », et leurs chambres, lieux clos, y seraient avant tout le lieu de l'intime, de l'amant et de l'amante. Affirmation lyrique par le biais d'un indéfini auquel, dès la seconde lettre, se substitue un "je". La fictive Antonia s'enthousiasme pour l'art de Gaudi, à la fois écriture de et dans l'espace, danse des éléments, musique, restitution d'une émotion qui transforme la vision du réel.

   Histoire d'une rencontre rêvée entre Antonia et Antoni ? une lettre très courte annonce un rendez-vous, la suivante datée du surlendemain la rappelle, avec l'espoir d'une fusion, évoquée dans une autre lettre, « j'existe avec toi /et seulement / avec toi qui / m'existes / en t'exis- / tant », fusion qui donne lieu à des variations sur les deux prénoms, sur le corps des amants, « non pas mêlés, mais / réunis », et qui inscrit ces « passagers de l'évidence » dans une histoire de l'amour.

   Mais la rencontre n'aurait pas eu de lendemain, ce qui n'empêche pas la jeune femme d'écrire : manière de journal au toujours absent, à qui elle s'adresse avec le "vous", puis le "tu". Vient sous sa plume le nom d'Orlando, allusion à l'histoire d'amour de l'Orlando furioso de l'Arioste, nom venu du rêve et lié à l'écriture. Le poème serait assemblage de ce qui est dispersé pour devenir harmonie, « fait de pièces de céramiques cassées, le / poème-trencadis »(1), non pas puzzle à reconstituer mais composition qui demeure toujours inattendue. C'est ce que dit autrement une lettre : dans un groupe qui parle, chaque voix est distincte mais leur ensemble forme « une unité / qui à aucun moment les fait / mourir en tant qu'individualités » ; ou le poème est à l'image de la mer dont on imagine saisir quelque chose en collant un coquillage à l'oreille, et l'on ne fait que saisir ce qui interrompt le silence.

   Les premières pages du journal d'Antonia n'abandonnent pas Gaudi, toujours présent, « dans l'ignorance superbe de la mort ». Elle évoque un voyage en Inde, « tourbillon », un autre à Venise, « mirage », qui ne sont rien puisqu'ils ne permettent pas d'« être en lieu, comme l'on dit / être en vie », ce que lui apporte les créations de l'architecte. C'est par le dernier fragment du journal que le lecteur est certain du caractère fictionnel d'Antonia : âgée alors de 103 ans, elle lit Fleischer et reçoit des mails de Jean-Paul Michel, poète auquel la revue NU(e) vient de consacrer un numéro préparé par Gosztola..., et c'est par deux citations, dont l'une étendue de Michel que s'achèvent les lettres poèmes.

   À partir du personnage d'Antonia, se mêlent l'hommage à un architecte, des variations sur l'écriture et la musique, une vision du couple — « Nous sommes deux, mais le même élan », écrit-elle à Gaudi —, les motifs du rêve et de l'enfance. Matthieu Gosztola continue aussi son approche singulière de la création, écrivant sa lecture d'une œuvre par la poésie comme il l'a fait dans des entretiens — imaginés — avec Lucian Freud en 2013.  

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         1. trencadis : littéralement "pique-assiette", technique de constitution de     mosaïque (inventée par Gaudi) par récupération de morceaux de céramique, utilisée notamment dans le Parc Güell à Barcelone.

Matthieu Gosztola, Lettres-Poèmes, correspondance avec Gaudi, éditions Abordo, 2014, 108 p., 12 €. Recension parue le 16 juin dans la revue numérique Sitaudis.