01/07/2017
Cioran, Aveux et anathèmes
Kandinsky soutient que le jaune est la couleur de la vie….On sait maintenant pourquoi cette couleur fait si mal aux yeux.
Sainte-Beuve écrivait en 1849 que la jeunesse se détournait du mal romantique pour rêver, à l’exemple des saint-simoniens, du « triomphe illimité de l’industrie ».
Ce rêve, pleinement réalisé, jette le discrédit sur toutes nos entreprises et sur l’idée même d’espoir.
Si je me suis toujours méfié de Freud, c’est mon père qui en porte la responsabilité : il racontait ses rêves à ma mère, et me gâchait ainsi toutes mes matinées.
On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre.
Cioran, Aveux et anathèmes, Arcades / Gallimard, 1987, p. 15, 17, 18, 21.
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02/06/2017
Izumi Shikibu, Poèmes de cour
Suis-je un être humain
moi qui dors sans m’étonner
de ce monde de rêve
que je vois, réellement, éphémère
J’ôte ma robe teinte couleurs de cerisier
Attendons dès aujourd’hui l’arrivée du coucou
Comme je désire ne pas tant penser
durant ce temps où j’attends
le terme d’une vie qui ne prend pas fin
Je contemple la trace
de celui qui se levant est parti
laissant à l’aube
la Lune, cette consolation
Izumi Shikibu, Poèmes de cour, traduction
Fumi Yosabo, Orphée/La Différence,
1991, p. 33, 39, 47, 51.
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29/05/2017
Antonio Rodriguez, Après l'union
ee rêve revient par la marche, pas à pas parmi les ronces mêlées se décompose la suite empêtrée, la tuyauterie sylvestre enfouit une trachée ouverte, parle, la terre livre un chemin de mains brunes, parle, le rythme des pieds qui fondent au sol et déambulent sur une foule, « le siècle », j’ai écrit cela dans un carnet, était-ce en piétinant un corps, une branche, me reviennent les tombes proches de la chapelle, enfants nous nous dissimulions pour ne pas être attrapés, cache-cache se finissant derrière des stèles, et toujours montait ce trouble de les piétiner, je titube à présent, subitement irrité par ces barbelés, des ronces accrochées aux mollets, pointes retirées délicatement, réitérées une à une, c’étaient des ombres
Antonio Rodriguez, Après l’union, Tarabuste, 2017, p. 78.
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24/04/2017
Giorgio de Chirico, Poèmes
Épode
— Reviens toi ô ma première félicité
la joie habite d’étranges cités
de nouvelles magies sont tombées sur la terre.
Ville des rêves non rêvés
que des démons bâtirent avec une sainte patience
c’est toi que, fidèle, je chanterai.
Un jour je serai aussi un homme-statue
époux veuf sur le sarcophage étrusque
ce jour-là en ta grande étreinte de pierre
ô ville, serre-moi, maternelle.
Giorgio de Chirico, Poèmes, traduits par
Jean-Charles Vegliante, Solin, 1981, p. 41.
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22/04/2017
Dino Campana, Chants orphiques
La petite promenade du poète
J’erre dans les rues
Sombres étroites et mystérieuses :
Je vois derrière les fenêtres
Se montrer les Jeannes et Roses.
Sur les marches mystérieuses
Quelqu’un descend en titubant :
Derrière les carreaux luisants
Les commères font leurs commentaires.
…………………………………………
…………………………………………
La ruelle est solitaire :
Pas un chien : quelques étoiles
Dans la nuit au-dessus des toits :
Et la nuit me semble belle.
Et je chemine moi pauvret
Dans la nuit qui me fait rêver,
Mais la salive dans ma bouche
A un goût répugnant. Loin de la puanteur
Loin de la puanteur et le long des rues
Je chemine je chemine,
Déjà les maisons se font rares.
Voici l’herbe : je m’y couche
Et m’y roule comme un chien :
De très loin un ivrogne
Chante son amour aux volets.
Dino Campana, Chants orphiques, traduction
de Michel Sager, Seghers, 1971, p. 57.
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09/04/2017
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé
Dans les moments où, trahi par les muscles amollis, je me sens le plus incapable de bouger, c’est alors que je me transporte au-dehors.
Profitant de l’étonnante liberté retrouvée au moment où elle paraissait perdue, je m’élance au-dehors, non je jaillis plutôt que je ne m’élance, ce n’est pas pour aller à la porte ou à la fenêtre mais plutôt sur les murs, ou bien au plafond, et sans me servir de mes pieds ni d’aucun de mes membres. Les continuité, et discontinuités ne m’affectent plus, comme elles font à l’ordinaire.
Ainsi d’emblée je suis dans la pièce voisine, dans une autre, ou dans la rue.
Oui, quand étendu, emmailloté dans ma fatigue, les membres rigides, je suis tel un cadavre, c’est alors que je suis le plus actif — le plus libre. Noué, je suis dénoué.
Henri Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé, II, dans Œuvres complètes, III, Pléiade Gallimard, 2004, p. 531.
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05/01/2017
Marcel Bénabou, Un poème à votre façon
Un poème à votre façon
Tout est rêve et la vie et l’amour et la mort
On entre en souriant dans le berceau de l’ombre
Quel cadavre la nuit ne reprend son essor
Pour retrouver l’enfant survivant aux décombres
Je débarque parfois dans ma ville déserte
Le feu du ciel alors s’est éteint brusquement
Encore enveloppé des ruses du printemps
Au-dessus de la craie qui poudre les fleurs vertes
Les rues muettes me regardent sans me voir
La vie s’est réfugiée au profond des miroirs.
Marcel Bénabou, dans La Bibliothèque Oulipienne,
Slatkine, 1981, p. 55.
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14/12/2016
John Clare (1793-1864), Poèmes et proses de la folie
Je sens que je suis
Je sens que je suis je sais seulement que je suis
Que je foule la terre non moins morne et vacant
Sa geôle m’a glacé de sa ration d’ennui
A réduit à néant mes pensées en essor
J’ai fui les rêves passionnés dans le désert
Mais le souci me traque — je sais seulement que je suis
J’ai été un être créé parmi la race
Des hommes pour qui ni temps ni lieux n’avaient de bornes
Un esprit voyageur qui franchissait l’espace
De la terre et du ciel comme une idée sublime —
Et libre s’y jouait comme mon créateur
Une âme sans entraves — comme l’Éternité
Reniant de la terre le vain le vil servage
Mais à présent je sais que je suis — voilà tout
John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare, traduction
Pierre Leyris, Mercure de France, 1969, p. 81.
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01/12/2016
Baudelaire, Les fenêtres
Les fenêtres
Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir et lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis.
Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, dans Œuvres complètes, édition Yves Le Dantec, Pléiade / Gallimard, 1961, p. 288.
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29/10/2016
Gertrude Stein, Ida
Photo Man Ray
Ida eut un rêve. Elle rêvait qu’ils étaient là et qu’il y avait avec eux un petit garçon. Quelqu’un avait donné à ce petit garçon un gros paquet avec quelque chose dedans et il était allé les remercier. Il n’était jamais revenu. Ils étaient allés voir pourquoi. Il y avait là une dame et elle était étendue et il y avait un lion qui se promenait partout. Où est donc le petit garçon avaient-ils demandé, le lion l’a mangé avait dit la dame, et le paquet avec oui il a tout mangé, mais le petit garçon était venu vous remercier pour ce paquet, oui je sais c’est arrivé comme ça, je n’aurais pas voulu mais c’est arrivé. J’aime beaucoup ce lion. Ils étaient partis en se posant des questions et puis Ida s’était réveillée.
Gertrude Stein, Ida, traduction Daniel Mauroc, Seuil, 1978, p. 59.
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18/09/2016
Ivan Diviš (1924-1999), Thanathea
Mais tiens Holbein qui vient
là avec sa lance il marche boisé
Déjà le heaume s’assombrit déjà le fourmilier à la lisière
tire la langue dans le grouillement des poèmes
Déjà le crâne de panthère rougi de l’intérieur à la lumière
d’une bougie flottant à travers la véranda livre
le succus paradula
Moi le dernier
cétacé carré à l’horizon
j’étends le rideau brumeux dans l’azur
Allez donne déjà donne les fers les cordes les pitons
Je rampe déjà à travers la prière je creuse la nuit du boutoir
je révoque mes insultes
et délivre les torts aux latrines
Par aucune pitié enfin ne pouvant servir
Traîne jusqu’où ne commence ni le rêve ni le repentir
Hop ma vieille
saute par là
enjambe moi
arrête la plume
arrose par l’entrejambe
Ivan Diviš, Thanathea, adapté du tchèque par
André Ourednik, La Baconnière, 2016, p. 35.
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10/09/2016
Pascal Guignard, Sur le jadis
Chapitre LVI
Le rêve est ce qui fait apparaître comme étant là des êtres absents, ou éloignés, ou disparus, ou morts. Ils sont là mais le « là » où ils séjournent n’est pas une dimaension spatiale (pour le vivant) ni temporelle (pour le mort). Le « il est là dans le rêve » renvoie à un là qui est avant le temps (comme il est l’est dans le rêve). Ce « là » du rêve précède chez les vivipares le « là » où projette la naissance atmosphérique. Le temps qui vient déchirer le « là » ne l’apporte pas. Il y a un « jadis » distinct de l’ontogenèse dt de la phylogenèse et de l’histoire. Si je le nomme jadis, c’est en sorte de bien le distinguer de tout passé.
Pascal Quignard, Sur le jadis, Folio/Gallimard, 2004, p. 157.
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03/07/2016
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière
En hommage à Yves Bonnefoy, 1923-1er juillet 2016
L'agitation du rêve
I
Dans ce rêve le fleuve encore : c'est l'amont,
Une eau serrée, violente, où des troncs d'arbres
S'entrechoquent, dévient ; de toute part
Des rivages stériles m'environnent,
De grands oiseaux m'assaillent, avec un cri
De douleur et d'étonnement, — mais moi, j'avance
À la proue d'une barque, dans une aube.
J'y ai amoncelé des branches, me dit-on,
En tourbillons s'élève la fumée,
Puis le feu prend, d'un coup, deux colonnes torses,
Ont un porche de foudre. Je suis heureux
De ce ciel qui crépite, j'aime l'odeur
De la sève qui brûle dans la brume.
Et plus tard je remue des cendres, dans un âtre
De la maison où je viens chaque nuit,
Mais c'est déjà du blé, comme si l'âme
Des choses consumées, à leur dernier souffle,
Se détachait de l'épi de matière
Pour se faire le grain d'un nouvel espoir.
Je prends à pleines mains cette masse sombre
Mais ce sont des étoiles, je déplie
Les draps de ce silence, mais découvre
Très lointain, très proche la forme nue
De deux êtres qui dorment, dans la lumière
Compassionnée de l'aube, qui hésite
À effleurer du doigt leurs paupières closes
Et fait que ce grenier, cette charpente,
Cette odeur du blé d'autrefois, qui se dissipe
C'est encore leur lieu, et leur bonheur.
[...]
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie / Gallimard, 1995 (1987), p. 85-86.
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21/05/2016
Pierre Reverdy, Le Cadran quadrillé
Si on osait entrer
Derrière la porte sans vitres deux têtes s’encadrent avec une douce grimace amicale.
Et par l’autre porte entr’ouverte, celle qui les protège la nuit, on voit les rayons où s’alignant les livres, où se réfugient les rires et les mots des veillées sous la lampe, sous la garde d’un drapeau tricolore et d’un pantin menaçant qui n’a qu’un bras.
Et tout se meurt en attendant la nuit, la vie des lumières et de leurs rêves.
Pierre Reverdy, Le cadran quadrillé, dans Œuvres complètes, I, édition Étienne-Alain Hubert, Flammarion, 2010, p. 842.
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15/05/2016
Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie
Poème pour Ossip Mandelstam
Tu rejettes la tête en arrière —
Et puis que tu es fier et hâbleur.
Quel joyeux compagnon jusqu’à moi
A conduit ce mois de février !
Cliquetant de pièces de monnaie
Et lentement soulevant la poussière,
Comme des étrangers triomphants
Nous allons par la ville natale.
De qui sont les mains délicates
Qui ont, beauté, touché tes cils,
Quand, comment, par qui et combien
Tes lèvres ont-elles été baisées —
Je m’en moque. Mon esprit avide
A surmonté ce rêve-ci.
Et toi c’est le garçon divin,
Petit de dix ans, que j’estime.
Nous resterons au bord du fleuve,
Où trempent les perles des réverbères,
Je te mènerai jusqu’à la place —
Témoin des tsars adolescents.
Siffle ton mal de jeune garçon,
Serre ton cœur au creux de ta main.
— Toi, flegmatique et frénétique,
Toi, mon émancipé, — pardon !
18 février 1916
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle, suivi de
Tentative de jalousie, traductions de Pierre Léon
et Ève Malleret, Poésie / Gallimard, 1999, 97-98.
Le sixième numéro de la revue annuelle Place de la Sorbonne, animée par Laurent Fourcaut, sera présenté à la Maison de la Poésie de Paris le 17 mai, à 19h30.
Outre un entretien avec l’éditeur Antoine Jaccottet, le sommaire offre des inédits en langue française, de poètes confirmés (William Cliff, Pierre Dhainaut, Jacques Demarcq, etc.) ou non (Ariel Spiegler, Christine Guinard, Minh-Triet Pham, etc.), et des traductions de poètes d’Argentine, de l’Équateur, de Slovénie, d’Allemagne, d’Autriche. D’autres rubriques — poème commenté, prose accompagnant un tableau, des lectures, etc.) — complètent ce très riche numéro.
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