15/11/2025
Verlaine, Maurice Denis, Sagesse (Fac-similé) : recension

Sagesse n’est peut-être pas le recueil le plus lu de Verlaine, mais quelques poèmes en sont très connus comme, dans la troisième partie, "Le ciel est par-dessus le toit ", plusieurs fois mis en musique (notamment par Déodat de Séverac, Gabriel Fauré et Reynaldo Hahn) et des versions folk, pop l’ont popularisé. Il est intéressant de relire aujourd’hui l’ensemble illustré qui, publié en 1880 à compte d’auteur et repris en 1889 chez Léon Vanier, est accompagné en 1911 de bois gravés de Maurice Denis, édité par le marchand de tableaux Ambroise Vollard. On passe d’un éditeur de livres de religion, la Société générale de librairie catholique à l’éditeur des écrivains dits "décadents" et des symbolistes. L’intérêt de ce fac-similé, qui précède une nouvelle édition des œuvres de Verlaine dans la Pléiade, tient au fait qu’il met sous les yeux des lecteurs un exemple remarquable de livre nabi.
Verlaine a écrit Sagesse après sa conversion, à partir d’août 1873, dans la prison de Mons, en Belgique où il purge une peine de deux ans pour avoir tiré sur Rimbaud en juillet. Publié en 1880, le livre suscite peu de critiques, toutes négatives ; cependant, Huysmans fait lire Sagesse à Jean des Esseintes, personnage principal de À rebours, publié en 1884. En effet, il reconnaît que Sagesse « caractérise (…) la sensibilité fin de siècle, mêlant ferveur religieuse inquiète et sensualité ardente et trouble ». Maurice Denis (1879-1943), lui, découvre très jeune les poèmes, en 1889 ; il s’y retrouve, séduit par le ton religieux, et pense rapidement à l’illustrer. Ses recherches graphiques aboutissent à un album qu’il offre à Lugné-Poe (né en 1869), co-créateur du Théâtre de l’œuvre, qui le fait circuler dans les salons et les ateliers. Parallèlement des expositions, des publications de ses dessins dans des revues donnent à Maurice Denis une assise dans le monde artistique où ses bois sont bien accueillis.
Cependant, quand Maurice Denis rencontre Verlaine en 1890, ils ne se comprennent pas ; l’écrivain reconnaît dans certaines illustrations des échos vifs de la vie alors que le peintre a donné à toutes une valeur symbolique. Par ailleurs, l’un et l’autre conçoivent de manière différente la sacralité ; Verlaine est venu, lentement, à la religion, c’est un converti qui n’a pas totalement abandonné ce qu’il était, alors que pour Maurice Denis la croyance en Dieu est de l’ordre de l’évidence, native. La rencontre, pourtant, est remarquable du point de vue esthétique ; il est visible que le « mélange de naïveté et de réflexivité en art est également un trait de la poésie de Verlaine, oscillant entre ingénuité feinte et extrême conscience du jeu littéraire ». L’accueil est positif dès 1892, notamment du côté des catholiques, où l’on note « l’orthodoxe mysticité » des gravures opposée au « dilettantisme religieux » qui règnerait alors.
Tout au long des années 1890 des gravures de Maurice Denis sont publiées et, en 1895, sept xylographies, en même temps qu’un appel à souscription pour une édition illustrée de Sagesse. Après la mort de Verlaine, le 8 janvier 1896, les choses se précipitent et plusieurs éditeurs sont sollicités, que le projet retient mais qui ne s’engagent pas. Il s’écoulera plus de quinze ans entre le début des négociations entre Maurice Denis et Ambroise Vollard et la publication, en 1911. Le galeriste voit l’intérêt des gravures et des estampes de peintres, il en expose en 1896, préparation à l’édition de livres d’artistes : le premier, Pierre Bonnard, illustre Parallèlement de Verlaine. Pour Sagesse, il fallait se libérer des droits détenus par les héritiers de Léon Vanier, le premier éditeur ; il fallait aussi modifier les dimensions des dessins de Maurice Denis. Le livre paraît au début de 1911 (achevé d’imprimer : août 1910) et il vient peut-être trop tard, à un moment où commence à se mettre en place « l’esprit nouveau » que défend superbement Apollinaire peu après. Il est certain que « D’une époque à l’autre, [le mouvement nabi] prolonge, comme en pointillé, la ligne d’une autre modernité possible, maintenant en partie refoulée ».
La restitution du fac-similé, outre qu’elle est une édition d’art, donne à lire Verlaine autrement. Pour "Le ciel est par-dessus le toit", par exemple, Maurice Denis a privilégié les connotations religieuses qui ne sont pas du tout dominantes dans ce poème : on retient « la cloche (…) tinte » (2ème strophe), comme élément de paysage (une église) — « Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là » (premier vers de la 3ème strophe) n’appelle pas d’illustration — ; il multiplie les croix et le paysage représenté est un cimetière. Qu’il interprète ou transforme le texte ne remet pas en cause la qualité esthétique des gravures et dessins de dimensions variées qui accompagnent les poèmes, placés en ouverture, embrassant le texte ou en cul-de-lampe. On appréciera les très nombreuses illustrations (dessins préparatoires, parfois tirés de carnets, lithographies et xylographies, détails) réunies dans les études qui suivent le fac-similé. On appréciera aussi la clarté de l’essai de deux responsables de l’édition qui complètent leur étude avec des notes lisibles, une bibliographie à propos de Sagesse, de Maurice Denis et sur le livre nabi.
Verlaine, fac-similé de Sagesse, illustrations de Maurice Denis, suivi de « L’invention du livre nabie », par Jean-Nicolas Illouz et Clémence Gaboriau.Gallimard, collection « livre d’Art », 2025, 104 p. et LVI p.. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 27/10/2025.
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09/09/2025
verlaine, Sagesse

La tristesse, la langueur du corps humain
M’attendrissent, me fléchissent, m’apitoient,
Ah ! surtout quand des sommeils noirs le foudroient,
Uand des draps zèbrent la peau, foulent la main !
Et que mièvre sans la fièvre du demain,
Tiède encor du bain de sueur qui décroît,
Comme un oiseau qui grelotte sur un toit !
Et les pieds, toujours douloureux du chemin,
Et le sein, marqué d’un double coup de poing,
Et la bouche, une blessure rouge encor,
Et la chair frémissante, frêle décor,
Et les yeux, les pauvres yeux si beaux où point
La douleur de voir encore du fini…
Triste corps ! combien faible et combien puni !
Verlaine, Sagesse, illustrations Maurice Denis,
Gallimard, édition fac-similé, 2025, p. 86
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07/09/2025
Paul Verlaine, Sagesse

Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes grandes villes,
Ils ne m’ont pas trouvé malin.
À vingt ans un trouble nouveau
Sous le nom d’amoureuses flammes,
M’a fait trouver belles les femmes :
Elles ne m’ont pas trouvé beau.
Bien que sans patrie et sans roi
Et très brave ne l’étant guère,
J’ai voulu mourir à la guerre :
La mort n’a pas voulu de moi.
Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
O vous tous ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard !
Verlaine, Sagesse, illustrations Maurice Denis,
Gallimard, édition fac-similé, 2025, p. 80.
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23/04/2021
Henri Michaux, Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions

Désensevelissement
Étapes sans avant, sans arrière
Le silence des jours de silence
s’ajoute au silence des masses de silence
Les mailles du dedans
devenues plus fines, plus fines
filtrant différemment
Des affinités changent
Le fond de sagesse, même dans l’être le plus brouillon
Le fond de confiance qu’il y a dans le plus méfiant
méditerranée à grands flots m’inonde
printemps revenu après été, après automne
par chemin ignoré
préparé autrement
..................................................................................
quitter Babylone
Henri Michaux, Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions, dans Œuvres, III, Pléiade /Gallimard, 2004, p. 1217.
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22/10/2019
Philippe Jaccottet, Nuages

Thoreau écrit quelque part dans Walden : « Vie et mort, ce que nous exigeons, c’est la réalité. Si nous sommes réellement mourants, écoutons le râle de notre gorge et sentons le froid aux extrémités ; si nous sommes en vie, vaquons à nos affaires. »
Voilà une sagesse à laquelle j’adhère presque* sans réserve. Mais quelle est "notre affaire" ? La suite le dit très bien, par métaphore : « Le temps n’est que le ruisseau dans lequel je vais pêchant. J’y bois ; mais tout en buvant j’en vois le fond de sable et découvre le peu de profondeur. Son faible courant passe, mais l’éternité demeure. Je voudrais boire plus profond ; pêcher dans le ciel, dont le fond est caillouté d’étoiles. Je ne sais pas compter jusqu’à un. Je ne sais pas la première lettre de l’alphabet. [...] Mon instinct me dit que ma tête est un organe pour creuser [...] et en même temps je voudrais miner et creuser ma route à travers ces collines. Je crois que le filon le plus riche se trouve quelque part près d’ici : c’est grâce à la baguette divinatoire et aux filets de vapeur qui s’élèvent que j’en juge ainsi ; et c’est ici que je commencerai à creuser. »
Je crois n’avoir pas fait autre chose que creuser ainsi, mais tout près de moi ; refusant au souci de la mort de me faire lâcher mon outil.
* Pourquoi ce "presque", ce mot prudent devenu chez moi d’un usage presque (encore !) machinal ? Ma réserve tiendrait à ceci, que l’affirmation pourrait être trop belle, la proclamation trop assurée ; et cela, justement, par rapport à la "réalité" de l’expérience vécue. Qui sait si nous serons à la hauteur de ce vœu ? Le vœu, autrefois, je l’ai fait mien.
Philippe Jaccottet, Nuages, Fata Morgana, 2002,p. 9-12.
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03/09/2014
Joseph Joubert, Carnets, I (suite)

On entend dans leurs paroles le tintement de leurs cerveaux.
Il faut avouer ses ténèbres.
Aux médiocres il faut des livres médiocres.
Évitez d'acheter un livre fermé.
Mépriser la vie et la mort.
Modèles. — Il n'y a plus de modèles.
Dans les festins, il suffit d'être joyeux pour être aimable.
Chercher la sagesse plutôt que la vérité. Elle est plus à notre portée.
Un rêve est la moitié d'une réalité.
Sexes. L'un a l'air d'une laie et l'autre d'un écorché.
Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1994 (1938), p. 149, 172, 172, 183, 192, 192, 195, 197, 218, 228.
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18/07/2011
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse
le bruit violent des vagues
sur le rivage à l’heure où le sommeil apaise toute chose.
J.-Y. Masson, Onzains de la nuit et du désir.
On connaît Jean-Yves Masson traducteur de la littérature allemande (Hofmannsthal, Rilke, Andrian, notamment), italienne (Mario Luzi, Roberto Mussapi, Sinisgalli), anglaise (Yeats), directeur de la belle collection de littérature allemande chez Verdier, essayiste (Hofmannsthal, Jouve, Nerval), spécialiste de littérature comparée à l’Université de Paris IV, on fréquente moins le poète. On s’empressera donc de lire le récent recueil Neuvains du sommeil et de la sagesse, ensemble qui fait suite aux Onzains de la nuit et du désir parus en 1996 chez le même éditeur.
Le neuvain est une forme ancienne de strophe, plus rarement de poème. Présent chez Charles d’Orléans (1394-1465), il est apprécié des poètes de la seconde moitié du XVe siècle (ceux que l’on appelle "les Rhétoriqueurs") qui en varient la structure, mais il est toujours rimé et le reste quand il est quelquefois repris par des poètes du XIXe siècle. Jean-Yves Masson adopte une forme non rimée, mais garde les vers réguliers, souvent l’alexandrin, propres à une tradition poétique qu’il connaît bien1. Le recueil comprend 99 neuvains (= 9 fois 11) numérotés, encadrés par deux neuvains hors du compte et en italique ; le lecteur a déjà rencontré cette attention aux nombres dans le précédent recueil (121 = 11 fois 11 poèmes de 11 vers), et apprendra ici que le poète apprécie le « Nombre. Qui unifie et fortifie, // réunit les membres épars de la douleur, invente pour la patience / un rituel. »
On pourrait suivre dans les Neuvains les allusions, claires, à diverses traditions culturelles ; la Bible est présente, mais surtout le monde de l’antiquité classique par l’évocation de grands lieux (Delphes, Délos), par Homère dont un passage de l’Odyssée donné en épigraphe suggère peut-être une voie pour lire le recueil : « Trois fois je m’élançai, mon cœur me pressait de l’étreindre, trois fois hors de mes mains, pareille à une ombre ou à un songe, elle s’enfuit.»2 L’échec du mouvement d’Ulysse est à nouveau évoqué (neuvain LXXIX) quand le narrateur résume le sens de sa quête :
Comme le roi d’Ithaque, par trois fois
je cherche à saisir un visage, je m’élance sur le
chemin qui sépare de nous les morts et je leur rends
l’offrande blanche et noire afin qu’ils se souviennent de nous.
Tout est visage dans mes vers, pour que l’ombre parle et murmure.
On préfère suivre d’abord d’autres chemins qui se croisent. Le titre associe sommeil et sagesse, et ce couple du début à la fin est fil d’Ariane pour reconstruire ce que sont « les membres épars de la douleur » évoqués ci-dessus. Il apparaît bien nettement dans le neuvain II et se décline ensuite de diverses manières : sommeil entraîne nuit, ombre, sombre mais aussi aube et lumière, et à sagesse s’associent vérité et passé. Ces variations continues autour du sommeil permettent de faire surgir choses et êtres absents. L’évocation des moments magiques de l’enfance (« l’enfance d’or ») occupe une place privilégiée ; la recherche de ce temps à jamais disparu, dite quasiment dès l’ouverture du recueil, est un des motifs de l’ensemble : « Un enfant nu sommeille / dans ma crypte de temps. Il a la clé de mon empire. » (neuvain II). Cette perte irréparable et cette blessure inguérissable débordent largement le temps de l’enfance : « Cette folle rumeur qui me vient de l’enfance / et dort au fond de moi toute d’ombre et de nuit, / c’est la douce chanson de mon pays d’absence. » (neuvain LXI). Une blessure aussi profonde a été provoquée par la perte de l’être aimé.
Rien ne reste donc du passé, sauf peut-être les songes où tout s’invente avant l’aube, le sommeil où se fabriquent les images que détruit la lumière. Le dormeur plonge dans d’autres espaces, dans d’autres heures, essayant – en vain – de « saisir le secret noir du temps », ne retrouvant que des ombres qui s’enfuient, les animaux ou les arbres de tous les jardins perdus – ceux de l’enfance : couleuvre, crapaud, freux, grive, ou ceux de la Grèce : olivier, acanthe, laurier, oléandre (laurier rose). On sait bien que « la mémoire même est tissée d’oubli noir ». On sait aussi que pour inventer son passé dans la nuit, « ce chemin sans langage », par les songes, il faut inventer une langue qui, seule, pourra vraiment rompre le silence du songe, « le sommeil d’avant le monde », et apaiser la douleur : « Et je vais parmi des figures, des ombres, des simulacres, / en cherchant par quels mots je pourrais me guérir ». Les mots trouvés traduisent la « voix d’ombre » sinon inaudible et, dans la contrainte forte du neuvain, écartent pour un temps « l’exacte familière étrange vérité », la certitude de la « nuit du corps » – de la mort.
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse, éditions Cheyne, 2007, 15, 50 €.
1 Jean-Yves Masson a notamment édité un choix de poèmes de Philippe Desportes (La Différence, collection Orphée), sous le titre Contre une nuit trop claire (titre d’un poème de Desportes).
2 Traduction de Philippe Jaccottet.
XCIII
Arbres de grand sommeil, confidents de ces jours d’enfance
où le temps neuf dévoilait sa lumière ardente,
arbres chargés d’abîme inverse, traits d’union entre vie et mort,
j’en appelle à votre amitié quand chante l’oiseau de l’orage,
quand le soir vient, quand le cœur étouffe en silence,
que toute route se dérobe et que vient le doute et la peur.
Près de vous je suis cet enfant qui s’en allait vers la frontière
à la recherche de la langue où l’origine
chante au-delà de toute langue, dans la musique de vos voix.
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse, éditions Cheyne, 2007, p. 105.
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