01/11/2019
Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635), Le Mespris de la vie et Consolation contre la mort
Nostre vie est semblable à la lampe enfumée,
Aus uns le vent la fait couler soudainement,
Aus autres il l’esteint d’une subit soufflement
Quand elle est seulement à demi allumee,
Aus autres elle luit jusqu’au bout consumée
Mais, en fin, sa clarté cause son bruslement :
Plus longuement elle art, plus se va consumant
Et sa foible lueur ressemble à sa fumee :
Mesme son dernier feu est son dernier cotton
Et sa dernier humeur que le trespas glouton
Par divers intervalle ou tost ou tard consume.
Ainsi naistre et mourir aux hommes ce n’est qu’un
Et le flambeau vital qui tout le monde allume,
Ou plustost ou plus tard, s’eslougne d’un chacun.
Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635), Le Mespris
de la vie et Consolation contre la mort, Droz, 1967, p. 61.
31/10/2019
Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico
Message de la pénombre
La tombée de la nuit est soudaine sous ces latitudes ; le crépuscule éphémère ne dure que le temps d'un soupir, puis laisse place à l'obscurité. Je ne dois vivre que pendant ce bref intervalle ; pour le reste, je n'existe pas. Ou plutôt je suis ici, mais comme sans y être, car je suis ailleurs, même là, en ce lieu où je t'ai quittée, et partout dans le monde, sur les mers, dans le vent qui gonfle les voiles des voiliers, dans les voyageurs qui traversent les plaines, sur les places des villes, avec leurs vendeurs et leurs voix et le flux anonyme de la foule. Il est difficile de dire de quoi est faite ma pénombre, et ce qu'elle signifie. C'est comme un rêve dont tu sais que tu le rêves, et c'est en cela que réside sa vérité : être réel en dehors du réel. Sa morphologie est celle de l'iris, ou plutôt des gradations labiles qui s'effacent déjà au moment d'exister, tout comme le temps de notre vie. Il m'est donné de le parcourir à nouveau, ce temps qui n'est plus mien et qui fut nôtre, et à toute vitesse il court au fond de mes yeux : il est si rapide que j'y aperçois des paysages et des endroits où nous avons habité, des moments que nous avons partagés, et même les propos que nous tenions autrefois, t'en souviens-tu ? Nous parlions des jardins de Madrid et d'une maison de pêcheurs où nous aurions voulu vivre, nous parlions des moulins à vent, des récifs à pic sur la mer par cette nuit d'hiver où nous avons mangé de la panade, et nous parlions de la chapelle avec les ex-voto des pêcheurs : les madones avaient le visage des femmes du peuple et les naufragés pareils à des marionnettes se sauvaient des flots en s'agrippant au rai d'une lumière venue du ciel.
[...]
Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, Christian Bourgois, 1989, p. 44-45.
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30/10/2019
Fernando Pessoa, Poèmes jamais assemblés d'Alberto Caeiro
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28/10/2019
Anne Perrier (1922-2017), Poésie 1050-1986
La voie nomade
I
O rompre les amarres
Partir partir
Je ne suis pas de ceux qui restent
La maison le jardin tant aimés
Ne sont jamais derrière mais devant
Dans la splendide brume
Inconnue
Est-ce la terre qui s’éloigne
Ou l’horizon qui se rapproche
On ne saurait jamais dans ces grandes distances
Tenir la mesure
De ce qu’on perd ou ce qu’on agne
Pour aller jusqu’au bout du temps
Quelles chaussures quelles sandales d’air
Non rien
O tendre jour qu’un mince fil d’été
Autour de la cheville
[...]
Anne Perrier, Poésie 1960-1986, L’Âge d’Homme/
Poche, 1988, p. 193-194.
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27/10/2019
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Le paradis sur les toits
Le jour sera tranquille, froidement lumineux
comme le soleil qui naît ou qui meurt
et la vitre hors du ciel retiendra l’air souillé.
On s’éveille un matin, une fois pour toujours,
dans la douce chaleur du dernier sommeil : l’ombre
sera comme cette douce chaleur. Par la vaste fenêtre
un ciel plus vaste encore remplira la chambre.
De l’escalier gravi une fois pour toujours
ne viendront plus ni voix ni visages défunts.
Il sera inutile de se lever du lit.
Seule l’aube entrera dans la chambre déserte.
La fenêtre suffira à vêtir chaque chose
d’une clarté tranquille, une lumière presque.
Elle posera une ombre décharnée sur le visage étendu.
Les souvenirs seront des nœuds d’ombre
tapis comme de vieilles braises
dans la cheminée. Le souvenir sera la flamme
qui rongeait hier encore dans le regard éteint.
Cesare Pavese, Travailler fatigue, bilingue, traduction
Gilles de Van, Gallimard, 1969, p. 273.
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26/10/2019
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine
Oiseaux qui sont au loin dans la plaine
Courlis qui sont passés loin quel
cri jeté brille encore à l’extrémité
(peut-être) d’une plaine oh si petite
ou d’une enfance oiseaux poursuivis
précaution fusil pour rien après
des guérets traversés des prairies rases
un autre cri jeté plus loin quel
poème brille (bonheur peut-être oiseaux
solitaires et vrais) que je chasse avec
un autre poème.
Oiseau ventolier les branches
mesurent son effort son aile
sait décliner croître pour
quel point haut dans l’air nul
secret ni leçon à montrer
le vent large l’emporte
un peu plus loin je regarde
à travers un poème un arbre comme
nul moment ni désir mais dans le vent
[...]
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine,
La Cécilia, 1991, p. 15.
© Photo Tristan Hordé
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Dominique Quélen, Avec et sans oiseaux
Avec et sans oiseaux
Qu’on apprivoise un chardonneret et un dé à coudre lui est un petit seau avec lequel il va puiser de l’eau dans un verre. Si ce dé, au lieu d’un verre ou d’un ase, est àmoitié vide ou plein, une goutte d’eau suffit presque à le faire déborder. Ce presque suggère un changement d’angle, d’autres propositions, le fait de laisser remonter à la surface un peu de sable qu’on a déposé au fond et qui est composé de galets minuscules. Dans un temps défini, les densités sont inversées. Un objet contient à son tour celui qui le contient.
[•••]
Dominique Quélen, "Avec et sans oiseaux", dans Rehauts, n°44, octobre 2019, p. 9. Photo Laurence-Quélen.
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24/10/2019
Alfonso Gatto, Pauvreté comme le soir
Te sourire
Te sourire c’est peut-être mourir,
tendre la parole
à cette terre légère
au coquillage qui bruit
au ciel du soir,
à toute chose qui est seule
et s’aime de son propre cœur.
Alfonso Gatto, Pauvreté comme le soir,
traduction Bernard Simeone, Orphée/
La Différence, 1989, p. 41.
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23/10/2019
Issa, Sous le ciel de Shinano
mon éventail
rien que de la prendre en main
et de nouveau j’ai envie de partir
herbes échevelées
le froid se sent
rien qu’à vue d’œil
nuit d’automne
le papier troué d’une cloison
joue de la flute
juste de quoi faire un feu
les feuilles mortes
que le vent m’a apportées
la neige doucement descend
qui urait encore le cœur de rire
sous le ciel de Shinano
Issa, Sous le ciel de Shinano,
traduction Alain Gouvret et
Nobuko Imamura,Arfuyen, 1984, np.
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22/10/2019
Philippe Jaccottet, Nuages
Thoreau écrit quelque part dans Walden : « Vie et mort, ce que nous exigeons, c’est la réalité. Si nous sommes réellement mourants, écoutons le râle de notre gorge et sentons le froid aux extrémités ; si nous sommes en vie, vaquons à nos affaires. »
Voilà une sagesse à laquelle j’adhère presque* sans réserve. Mais quelle est "notre affaire" ? La suite le dit très bien, par métaphore : « Le temps n’est que le ruisseau dans lequel je vais pêchant. J’y bois ; mais tout en buvant j’en vois le fond de sable et découvre le peu de profondeur. Son faible courant passe, mais l’éternité demeure. Je voudrais boire plus profond ; pêcher dans le ciel, dont le fond est caillouté d’étoiles. Je ne sais pas compter jusqu’à un. Je ne sais pas la première lettre de l’alphabet. [...] Mon instinct me dit que ma tête est un organe pour creuser [...] et en même temps je voudrais miner et creuser ma route à travers ces collines. Je crois que le filon le plus riche se trouve quelque part près d’ici : c’est grâce à la baguette divinatoire et aux filets de vapeur qui s’élèvent que j’en juge ainsi ; et c’est ici que je commencerai à creuser. »
Je crois n’avoir pas fait autre chose que creuser ainsi, mais tout près de moi ; refusant au souci de la mort de me faire lâcher mon outil.
* Pourquoi ce "presque", ce mot prudent devenu chez moi d’un usage presque (encore !) machinal ? Ma réserve tiendrait à ceci, que l’affirmation pourrait être trop belle, la proclamation trop assurée ; et cela, justement, par rapport à la "réalité" de l’expérience vécue. Qui sait si nous serons à la hauteur de ce vœu ? Le vœu, autrefois, je l’ai fait mien.
Philippe Jaccottet, Nuages, Fata Morgana, 2002,p. 9-12.
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21/10/2019
Antoine Emaz, Soirs
on peut décrocher d’ici et retrouve la mer le ciel – cette image fixe d’un ciel plat sur une mer sans vague – bleu fer bleu vert – sans rien d’autre : deux plaques de mots dans l’œil ferment l’angle et mettent devant un paysage à la fois calme stable et dur – aucune sorte d’éternité retrouvée – aucun soleil d’ailleurs à y bien regarder.
on pourrait se contenter
de ce trajet
quelque part on se dit
on devrait
c’est déjà beaucoup
mais toujours pas le repos
attendu
comme s’il fallait prendre au filet
non pas tant des poissons
que l’eau
à peu près
ça
Antoine Emaz, Soirs, Tarabuste,
1999, p. 62-63.
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20/10/2019
Octavio Paz, Arbres au-dedans
Dix lignes pour Antonio Tàpies
Sur les surfaces urbaines,
les feuilles effeuillées des jours,
sur les murs écorchés, tu traces
des signes charbons, nombres en flammes.
Écriture indélébile de l'incendie,
ses testaments et ses prophéties
désormais devenus splendeurs taciturnes.
Incarnations, désincarnations :
ta peinture est le suaire de Véronique
de ce Christ sans visage qu'est le Temps.
Octavio Paz, Arbre au-dedans, traduction F. Magne
et J-C. Masson, revue par J.-C. Masson, dans
Œuvres, Pléiade, Gallimard, 208, p. 558-559.
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18/10/2019
Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d'abîme
Le jour n’est plus
Le jour n’est plus une belle eau grise
(Elle est venue des montagnes du temps)
Le bouvreuil noue et dénoue son cri
Aux branchages morts de la lampe
Un matin me visitait la voix
Claire et levée des torrents de la joie
C’était au lendemain l’été
Quand le silence blanc l’ombre jetée
Mais constellée aussitôt de myosotis
Avec les mondes légers des cieux lisses
(Elle n’était plus seule en profondeur)
Une âme bleue veillait dans la hauteur
Ô vie comme s’épuise la lumière
Au coin d’une fenêtre devant la nuit
Les murs crouleraient-ils comme des pierres
Dans le grand lac et serais-je promis
À ce trou de lueurs maigres sous la cendre
(Elle disait il faut descendre)
Et je savais ne pouvoir plus
Soudain un soir l’obscur en crue
Franchir de frêles ponts rongés d’abîme
Puis une à une au pâle étang
Ont soufflé leur lucarne les cimes
Un noir dessein de satin lourd
S’est entrouvert de longues marches
Aux menées taciturnes du fond
(Elle m’a guetté du plus sombre) et je marche
Et je tiens pour veilleuse le jour.
Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d’abîme,
Gallimard, 1965, p. 15-16.
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17/10/2019
Vittorio Sereni, Étoile variable
Intérieur
Assez de coups assez. En plein air
tout un après-midi nous nous sommes malmenés.
Que cela finisse à égalité.
Les collines se couvrent de vent. D’autres déjà
bataillent là-dehors, la parole
est aux jeunes branches qui se ruent contre les vitres
aux bruyères aux sauges par vagues
toujours plus drues et troubles,
bientôt une seule dérive.
Serait-ce cela la paix ? Se serrer
contre un feu de bois
contre le goût mourant du pain contre
la transparence du vin
le jour depuis peu disparu
des rochers avec le cri des plateaux
dans la fourrure des précipices dans le velours
des fausses distances avant que le sommeil nous prenne ?
Vittorio Sereni, Étoile variable, traduction
Philippe Renard et Bernard Simeone,
Verdier, 1981, p. 43.
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16/10/2019
Jaroslav Seifert (1901-1986), Sonnets de Prague
Sonnets de Prague, XIII
Tout cela qui pèse sur mon cœur
quand la honte habituée aux haillons
vient se parer comme un beau mensonge
pour nous parler de la conscience
quand le monde glisse et que le vertige
nous mène presque au bord de l’abîme
quand le mot patrie devient la risée
et quand la canaille partage la proie
quand une sangle trop bien serrée
a noué les masses des corps humains
pour qu’elles supportent un poids plus lourd
même lorsque je m’adresse aux volets
sourds aveugles et fermés
pour vous pourtant je désirais le chant
Jaroslav Seifert, Sonnets de Prague, traduction
Henri Deluy et Jean-Pierre Faye, Seghers,
1985, p. 21.
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