Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

18/01/2020

Alberto Giacometti, Écrits

alberto giacometti,Écrits,vision du monde,peinture,couleur

                           Entretien avec André Parinaud (1961)

 

[...] Qu’est-ce donc aujourd’hui pour vous que l’aventure de peindre ou de sculpter ?

Voir, comprendre le monde, le sentir intensément et élargir notre capacité d’exploration, mais si on réduit le tableau à trois taches la compréhension du monde est assez limitée., d’autant plus que, dans presque toute la peinture — cela m’a frappé ces derniers temps — qu’elle soit abstraite ou tachiste ou informelle, au fond la vision se rapporte surtout aux couleurs. Or, la vision des couleurs est restée à peu près la même que celle apportée avec les impressionnistes. On peut donc dire qu’on n’a pas beaucoup avancé dans la vision du monde. Le cubisme, pendant une époque, a pu faire illusion, on s’aperçoit que les cubistes sont revenus à une vision très proche des impressionnistes eux-mêmes. C’est donc encore celle qui domine.

 Alberto Giacommetti, Écrits, Hermann, 1990, p. 277.

17/01/2020

Saint-John Perse, Oiseaux

        saint-john perse,oiseaux,destin,migration,cri

                                                  Oiseaux, I

 L’oiseau, de tous nos consanguins le plus ardent à vivre, mène aux confins du jour un singulier destin. Migrateur, et hanté d’inflation solaire, il voyage de nuit, les jours étant trop courts pour son activité. Par temps de lune grise couleur du gui des Gaules, il peuple de son spectre la prophétie des nuits. Et son cri dans la nuit est cri de l’aube elle-même : cri de guerre sainte à l’arme blanche.

 

Saint-John Perse, Oiseaux, dans Œuvres complètes, Pléiade / Gallimard, 1972, p. 409.

 

16/01/2020

Georges Perros, Une vie ordinaire

georges-perros.jpg

J’ai besoin d’amour mais m’en passe

et quand on monte l’escalier

souvent je ferme à double tout

pour ne pas avoir à souffrir

de voir femme ou homme apparaître

pour me faire souffrir encore

L’amitié j’en connais le baume

et la douleur bien davantage

Allez plus on avance en âge

moins on a de temps à donner

à ceux qui ont besoin de nous

que luxueusement. C’est tout

ce que ce soir j’ai à chanter.

 

Georges Perros, Une vie ordinaire (1967),

dans Œuvres, édition Thierry Gillybœuf,

Quarto/Gallimard, 2017, p. 749-750.

15/01/2020

Paul de Roux, Les intermittences du jour

      80e2289_22585-sz2vrx.jpg

S’attacher à peu, à ce peu qui n’est aujourd’hui que le frémissement continu des peupliers. Et en moi une sorte de désert, une couche sommeilleuse qui tire brutalement les rideaux.

 

Moment de chute. Difficile de s’arrêter sur la pente une fois qu’on a commencé à dévaler.

 

Quand un talus résume la création. Quand la création fond dans le rouge intense des corolles de coquelicot. Fournaise et vie. La vie mime les cratères de feu du soleil.

 

Ce qui est merveilleux est éphémère (éphémère en nous la possibilité de l’accueillir, l’ouverture).

 

Paul de Roux, Les intermittences du jour, le temps qu’il fait, 1989, p. 29, 31, 34, 36.

 

13/01/2020

Lida Ioussoupova, Tout est très simple

d’être fille

 

quelqu’un est né fille

     dans une année soviétique étrange

dans une petite ville où il fait froid

     où tous ont froid

où l’on se nourrit de nouilles grisâtres et de choucroute

     cuite à l’étouffée

des lampes pendent au plafond globes blancs

     au bout de longues tiges

à la fenêtre il fait très sombre mais quelle surprise

     les boubliks au pavot sont si bons

     si on les mange quand il gèle

     en rentrant du jardin d’enfants

de l’amour y en a nulle part et ça tu le sais bien

     bien entendu tu n’attends rien

à cinq ans dans la rue Karl Marx et tu

     te rappelleras toujours la lumière blanche

     du ciel nuageux les petits buissons verts

     aux feuilles dures cercle par terre

     petit couteau en main tu découvres

     ce n’est pas pour toi qu’on a créé

     ce monde

 

Lida Ioussoupova, Tout est très simple, dans la revue de

belles-lettres, 2019, 2, p. 165.

 

 

 

12/01/2020

André Breton, Paul Éluard, Correspondance 1919-1938

Andre-Breton-Photo-of-the-artist-by-Man-Ray-1932-Image-via-theredlistcom.jpg

Ucel, le dimanche 11 septembre 1932

(....)

Mon cher petit Paul,

(...) L’Ardèche est un département formidable, vraiment découpé sur la carte. Je devais passer par là un jour ou l’autre. Je ne sais presque plus où j’en suis, je veux de moins en moins le savoir. Autour de ce papier une petite pièce mi-tonnelle mi-chambre. Les murs de la chambre peints à la chaux mais piquetés de petits points bleus, la frise saumon piquetée de points blancs un peu plus gros, l’aile à claire-voie, garniture de fer gardée par des hortensias et des balsamines de la chute à vingt mètres au-dessous dans le fleuve Ardèche bourdonnant, sale, ensoleillé. C’est le café Nouzareth, sur la route d’Aubenas à Vals, je crois. Personne en dehors des propriétaires, qui me parlent, racontent le pays. Des gens rudes qui ont vu Paris une fois.

 

Abdré Breton, Paul Éluard, Correspondance 1919-1838, Gallimard, 2019, p. 253-254.

10/01/2020

Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements

                               bernard vargaftig,dans les soulèvements,effroi,enfance,désir

L’effroi se sauve

Un mouvement incliné dont l’envol se dénoue

Pourtant rien n’est trop loin l’insatiable

Acceptation respirait

 

La rapidité et l’absence de ressemblance

Qu’avec l’abîme

L’enfance fait chanceler

Dans l’étonnement sous le désir

 

Aucun nuage

Et c’est brusquement comme à travers moi tu m’emmènes

Où ton saisissement s’assombrit

Le temps redevient langage

 

Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements, André Dimanche, 1996, p. 29.

Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements

 

L’effroi se sauve

Un mouvement incliné dont l’envol se dénoue

Pourtant rien n’est trop loin l’insatiable

Acceptation respirait

 

La rapidité et l’absence de ressemblance

Qu’avec l’abîme

L’enfance fait chanceler

Dans l’étonnement sous le désir

 

Aucun nuage

Et c’est brusquement comme à travers moi tu m’emmènes

Où ton saisissement s’assombrit

Le temps redevient langage

 

Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements, André Dimanche, 1996, p. 29.

09/01/2020

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes

georg christoph lichtenberg,aphorismes,penser,mensonge,sein

De nos jours trois saillies et un mensonge font un écrivain.

Les filles de paysans vont pieds nus et les filles élégantes seins nus.

Penser pour agir et bavarder.

Le courage, le bavardage et la foule sont de notre côté. Que voulons-nous de plus ?

Il existe des gens qui croient que tout ce quui se dit avec un visage sérieux est raisonnable. 

 

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, Denoël, 1985, p. 125,128, 131, 136,138.

08/01/2020

Cavafy, Poèmes

cavafy.jpg

                    C’est fini

 

Dans la crainte et les soupçons,

l’esprit tourmenté, les yeux horrifiés,

nous nous consumons, cherchant, avec angoisse,

comment éviter le danger que nous croyons certain

et si terriblement menaçant.

Pourtant, nous nous trompons, ce danger n’est pas notre route ;

faux étaient les messages

(nous les avons mal entendus ou mal compris).

Une autre catastrophe, que nous n’imaginions pas,

soudain, violente, s’abat sur nous

et non préparés — trop tard, à présent — elle nous emporte.

 

Cavafy, Poèmes, traduction Georges Papoutsakis, Les Belles-Lettres,

1977, p. 59.

07/01/2020

Pierre Oster Soussouev, Requêtes

              ob_aa2b63_avt-pierre-oster-soussouev-2757.jpg

Je travaille à réduire l’étendue de mon imagination. Mieux vaut regarder un mur que soi.

Fais-toi assez petit pour que la plus petite parole te recouvre.

Le langage se dresse telle une souche. Souche et surgeons, il augmente les virtualités qui te contraignent à exister aujourd’hui.

 Fort dans le consentement à l’ample réalité complète (d’où le langage sourd, où il se perd).

 

Pierre Oster Soussouev, Requêtes, Le temps qu’il fait, 1992, p. 13, 19, 22, 26.

06/01/2020

François Sureau, Sans la liberté

 

francois_sureau.jpg

                                     Les mystères de l’Égypte

 

   Commentant le spectacle de l’allée des Sphinx, à Louksor, Hegel disait que les mystères de l’Égypte étaient des mystères pour les l’Égyptiens eux-mêmes. Nous sommes dans le même « tat d’aveuglement.

   Tout se passe comme si la République était pour nous l’horizon indépassable du bien. Mais la République, c’est aussi le bagne, la torture en Algérie et la peine de mort jusqu’en 1981 ; un régime dur aux pauvres, aux femmes, aux Arabes, aux Bretons et aux esprits libres.  Il faudra bien un jour, sous le rapport des droits, consentir à regarder en face notre historie nationale. Nous nous sommes fabriqué un mythe commode, celui d’un État sinon toujours convenable, du moins en progrès constants, où quelques taches heureusement isolées peuvent faire figure de repoussoir universel. C’est l’inverse qui est vrai. La liberté ne nous est aucunement naturelle. Le mouvement qui nous porte vers elle est continûment gêné, empêché ou travers. Il ne l’a pas été seulement par le régime de Vichy. Le régime de Vichy a mis sur notre histoire une tache d’une autre nature, plus profonde : le consentement d’un appareil d’État français au crime ontologique du génocide. Mais cette tache ne doit pas non plus nous faire oublier que si nous aimons proclamer notre amour de la liberté, nous nous sommes très vite collectivement affranchis de ses exigences, passant de l’absolutisme de la souveraineté royale à l’absolutisme de la souveraineté populaire, qui, s’exprimant dans la volonté générale, ne pourrait errer. C’est ainsi qu’il nous a fallu attendre 1971 pourvoir la loi soumise au contrôle de constitutionnalité sur le fondement de la Déclaration des droits. « Nous avons d’abord proclamé les droits de l’homme », disait à peu près Clémenceau, qui n’était pourtant pas peu républicain, et « le lendemain nous avons élevé la guillotine ». Aussi sommes- nous passés rapidement au régime général du contrôle administratif de la société, sous la monarchie de juillet et les deux Empires, le seul moment satisfaisant de notre historie récente étant celui de la Troisième République, si toutefois l’on excepte les « lois scélérates » dirigées contre les anarchistes , et aussi la persécution anticatholique, l’atteinte à la liberté de conscience et de culte de la grande majorité de la population, toutes choses qui seraient aujourd’hui évidemment condamnées par la Cour européenne des droits de l’homme.

 

François Sureau, Sans la liberté, Tracts/Gallimard, 2019, p. 32-34.

05/01/2020

Jacques Prévert et André Verdet, Histories

verdet-prevert-1280x720.jpg

                      La rivière

 

Cette nuit-là les yeux étaient une rivière sous les étoiles

Il y avait une barque au fil de l’eau

Vide

L’ombre frissonnante des arbres de la rive

Sur la lumière des flots

Puis l’arche d’un pont de pierre

Où la lune s’était posée

 

Jacques Prévert et André Verdet, Histoires,

Le Pré aux Clercs, 1948, p. 159.

04/01/2020

André du Bouchet, Air

 

                 

AVT_Andre-Du-Bouchet_3803.jpg

                       Amarre

 

La grosse corde des jours de campagne

m’a lié

je m’use

couvet d’un écorce de fer

et comme moi

le jour s’est fermé

ma plaie

enterrée

la bande d’arbres

en diagonale

et l’air

au croc

qui nous faisait trembler

la surface de la terre

je suis sourd

et lisse

je ne comprends pas les mots de l’arbre

qui par moments continue de parler

au-dessus de la baignoire

posée dans le pré

comme une auge froide

d’où le jour sera sorti

entier.

 

André du Bouchet, Air, Clivages, 1977, np.

03/01/2020

Elena Schwarz (1948-2010), Résurrection des mots

 

      LenaShvartz.jpg

              Résurrection des mots

 

Je t’ai dit des mots par milliers,

Les arbres des forêts ont semé moins de feuilles —

Depuis que tu ne peux plus m’entendre

J’ai dit des mots vains, des mots fourbes, des mots menteurs.

Que de mots égrenés tel le sable des jours ;

« Passe et lasse et efface et défais et endors et oublie. »

Oubliés, tous les mots enfouis aux mines de la terre,

« Tu viendras avec moi ? » - Que je vienne avec toi ?

Oh ! gangrène des mots dans les rues, les maisons !

Atomes qui fuient, herbes qui poussent dans les jardins.

Ainsi dans la crypte d’une ancienne église à Rome

Aux murs chuchote une poussière de langage

Mêlée à la poudre des morts — sel de l’amour et de la foi,

Sel noir attendant la résurrection

Et quelque part dans les caveaux humides

L’ombre d’une lettre s’agite qui veut revivre dans des mots.

 

Elena Schwarz (1948-2010), Poèmes, traduction du russe Hélène

Henry, dans La revue de belles-lettres, 2019, 2, p. 45