Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

25/12/2019

Maurice Blanchot, La bête de Lascaux

                        blanchot.jpg

Parole écrite : parole morte, parole de l’oubli. Cette extrême méfiance pour l’écriture, partagée encore par Platon, montre quel doute a pu faire naître, quel problème susciter l’usage nouveau de la communication écrite : qu’est-ce que cette parole qui n’a pas derrière elle la caution personnelle d’un homme vrai et soucieux de vérité ? L’humanisme déjà tardif de Socrate se trouve ici à égale distance de deux mondes qu’il ne méconnaît pas, qu’il refuse par un choix vigoureux. D’un côté, le savoir impersonnel du livre qui ne demande pas à être garanti par la pensée d’un seul, laquelle n’est jamais vraie, car elle ne peut se faire vérité que dans le monde de tous et par l’avènement même de ce monde. Un tel savoir est lié au développement de la technique sous toutes les formes et il fait de la parole, de l’écriture, une technique.

 Maurice Blanchot, La bête de Lascaux, Fata Morgana, 1982, p. 13.

24/12/2019

Francis Ponge, Pratiques d'écriture

769090.jpg

                                          L’écolier

 

Le langage est donné comme fait. Les hommes parlent et croient se comprendre. Les hommes parlent et croient s’exprimer.

J’y éprouve, tu y éprouves, ils y éprouvent sinon un plaisir du moins la satisfaction naturelle (quoique illusoire absolument) d’un besoin certain.

La littérature est à ce bas niveau de l’expression des hommes, de la conversation. Elle est en partie de l’erreur, de l’imparfait social. Quant à ses rapports avec le besoin d’infini, l’aptitude métaphysique de l’homme, elle n(a pas d’avantages sur le langage courant, elle n’a aucune vertu particulière.

Ce qui précède exprimé de la sorte paraît évident : « inutile de le dire ».

 

Francis Ponge, Pratiques d’écriture, Hermann, 1984, p. 66.

23/12/2019

Max Ernst, Les Malheurs des immortels

max-ernst1964.jpg

                                L’heure de se taire

Près de la lèvre vue dans l’eau, la coquette défrisée promène la lampe dans ses yeux dodus comme des amours. Elle aime à montrer sa faculté de sourire à surface miroitante. Elle étend ses doigts peau d’amazone à la force des bras. Elle étend la mâture de ses seins au pied des ruines et s’endort au crépuscule de ses ongles rongés par des plantes grimpantes.

 

Max Ernst, Les Malheurs des immortels, dans Écritures, Gallimard, 1970, p. 120.

22/12/2019

Jules Laforgue, L'imitation de Notre-Dame la Lune

jules-laforgue-3.jpg

      Stérilités

 

Cautérise et coagule

         En virgules

Ses lagunes des cerises

Des félines Ophélies

Orphelines en folie.

 

Tarentules des feintises

         La remise

Sans rancune des ovules

Aux félines Ophélies

Orphelines en folie.

 

Sourd aux brises des scrupules,

         Vers la bulle

De la Lune, adieu, nolise

Ces félines Ophélies

Orphelines en folie !

 

Jules Laforgue, L’imitation de

Notre-Dame la Lune,  dans Poésies complètes,

Léon Vanier, 1902, p. 206.

21/12/2019

Jules Renard, Journal, 1887-1910

                                     jules renard,journal 1887-1910,écriture,talent,humour

Je n’écris pas trop mal, parce que je ne me risque jamais.

 Il a du talent ou n’en a pas selon qu’on est bien ou mal avec lui. Tout n’est que sympathie ou antipathie.

 Brute : pas de cervelle, du cervelas.

 Il a perdu une jambe en 70 : il a gardé l’autre pour la prochaine guerre.

 Un rhume de cerveau fait bien plus souffrir qu’une idée.

 

Jules Renard, Journal 1887-1910, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 1018, 1018, 1018, 1023,1018, 1025.

19/12/2019

Claude Chambard, le chemin vers la cabane

 

event_rencontre-avec-claude-chambard-ecrivain_179772.jpg

j’ai scruté  le ciel

à la recherche des nuages de pluie

une chauve-souris a traversé la pénombre

les constellations de l’été apparaissaient lentement

le chien a frotté son museau contre ma main

il n’y avait pas un bruit dans la  maison

Grandpère disait que ce sont les fantômes

qui font grincer les planchers & les armoires

c’est sans doute pourquoi

je n’aime ni les maisons ni les meubles neufs

j’ai besoin de l’âme des anciens

ils ne me racontent pas leurs histoires

non mais ils me disent que je ne suis pas

seulement un rebut

& que nous avons besoin les uns des autres

pour comprendre un peu

ce que devient la vie

 

(un fil)

 

Claude Chambard, le chemin vers la cabane, Le bleu

du ciel, 2008, p. 23.

18/12/2019

Paul Claudel, L'Oiseau noir dans le soleil levant

 

                                    Deux bambous verts

 

Sur une longue bande de papier Seiki a peint deux bambous parallèles de diamètres différents, pas de feuilles, rien que les deux tuyaux d’un vert égal en commençant par les racines. Deux cannes, on dirait : est-ce un sujet pour un peinte ? Mais que les deux tuyaux n’aient pas la même grosseur, est-ce que l’œil ne s’en aperçoit pas aussitôt et ce qui nourrit en nous le sens de la proportion ? Aussi ne vois-tu pas que les jointures très rapprochées près de la racine s’écartent ensuite à des distances calculées qui ne sont pas sur les deux tiges les mêmes ? Et de cette double comparaison ne jaillit-il pas pour l’esprit à la fois une harmonie et une mélodie comme des nœuds d’une double flûte ? l’œil ne se lasse pas de vérifier que la proportion est ce nombre qui n’est capable d’être représenté par aucun chiffre.

 

Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le soleil levant, à la suite de Connaissance de l’Est, Poésie/Gallimard, 1974, p. 247.

Paul Claudel, L'Oiseau noir dans le soleil levant

paul claudel,l’oiseau noir dans le soleil levant,bambou,proportion,peinture

                                    Deux bambous verts

 

Sur une longue bande de papier Seiki a peint deux bambous parallèles de diamètres différents, pas de feuilles, rien que les deux tuyaux d’un vert égal en commençant par les racines. Deux cannes, on dirait : est-ce un sujet pour un peinte ? Mais que les deux tuyaux n’aient pas la même grosseur, est-ce que l’œil ne s’en aperçoit pas aussitôt et ce qui nourrit en nous le sens de la proportion ? Aussi ne vois-tu pas que les jointures très rapprochées près de la racine s’écartent ensuite à des distances calculées qui ne sont pas sur les deux tiges les mêmes ? Et de cette double comparaison ne jaillit-il pas pour l’esprit à la fois une harmonie et une mélodie comme des nœuds d’une double flûte ? l’œil ne se lasse pas de vérifier que la proportion est ce nombre qui n’est capable d’être représenté par aucun chiffre.

 

Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le soleil levant, à la suite de Connaissance de l’Est, Poésie/Gallimard, 1974, p. 247.

17/12/2019

Victoria Xardel, J'ai les moyens

                                 J’ai les moyens

 

Lorsque la glace cède tous les excréments refont surface

et flics et émeute en viennent à se présupposer réciproquement.

Après avoir châtré une écrevisse je lui envie sa dextérité à mourir.

Kenneth Rexroth soutient que les carcasses de voitures

sont un problème écologique. Vieux con.

Ce qui me rend profondément pessimiste

c’est qu’on ne parle bien que de ce qui est en train de disparaître.

Tu casses les objets par nonchalance. Ton goût pour le désordre

n’est qu’une autre forme de maîtrise.

Une prédilection pour les hypothèses extravagantes

et, comme telles, inattaquables, les maniaques de l’appropriation,

la construction de systèmes mélancoliques.

 

Victoria Xardel, dans Senna Hoy, n° 1, décembre 2019, np.

16/12/2019

Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace

 

       

117908952.jpg

Les ponts de Budapest

 

Ils m'ont pendu pour avoir voulu vivre

Ils m'ont pendu pour n'avoir pas tué

Ils = ce ne sont pas les mêmes tous les jours — m'ont pendu

pour avoir cru ce que prédisent les autres

dans leurs livres d'école du soir pour adultes arriérés. Ils m'ont pendu

pour rien. Pour oublier la peur. Pour étrangler la honte.

 

Écoute, sur les ponts de Budapest, coexister

les pendus de tous catéchismes, de toutes cosmogonies

Une fois le mauvais moment passé, on se tient compagnie

plus on est de pendus, plus on peut causer

au point où l'on en est, plus on peut rire

Le vent du beau Danube bleu remplit nos poches à jamais vides de grenades

le givre raidit les défroques de nos corps. Six jours durant

j'ai trimé dur : le septième jour je me suis reposé, j'ai vu

 

D'étranges mandragores vont naître sur les routes

quand les chars, quand les chiens, quand les égouts en débordant

auront disséminé dans toutes les veines de la terre, dans toutes

ses matrices ce foutre de pendu, ce sang

giclant en pluie équatoriale sur les arbres gluants

ces lambeaux de muqueuses et d'os et d'ongles de gamines de treize ans

pour de précoces noces habillées de grenades

se glissant sous les chars pour se faire avec eux sauter

[...]

 

Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace, Le temps qu'il fait, 1982, p. 40-41.

 

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

Unknown.jpeg

               Paysage mauvais

 

Sable de vieux os — Le flot râle

Des glas : crevant bruit sur bruit.

— Palud pâle, où la lune avale

De gros vers, pour passer la nuit.

 

— Calme de peste, où la fièvre

Cuit… Le follet damné languit

— Herbe puante où le lièvre

Est un sorcier poltron qui fuit

 

— La lavandière blanche étale

Des trépassés le linge sale,

Au soleil des loups… — Les crapauds

 

Petits chantres mélancoliques

Empoisonnent de leurs coliques

Les champignons, leurs escabeaux.

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes,

dans C. Cros, T. C., Œuvres complètes,

Pléiade / Gallimard, 1970, p. 794.

14/12/2019

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière

AVT_Yves-Bonnefoy_9975.jpg

                La neige

 

Elle est venue de plus loin que les routes,

Elle a touchz le pré, l’ocre des fleurs,

De notre main qui était en fumée,

Elle a vaincu le temps apr le silence.

 

Davantage de lumière ce soir

À cause de la neige.

On dirait que des feuilles brûlent, devant la porte,

Et il y a de l’eau dans le bois qu’on rentre.

 

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie/Gallimard,

2007, p. 67.

13/12/2019

Jean-Loup Trassard, Paroles de laine

     AVT_Jean-Loup-Trassard_933.jpeg

L’été, cette année-là, fut d’une sécheresse exceptionnelle. Dans le village où je venais pour la seconde fois en vacances, les yeux commençaient à briller comme s’ils s’identifiaient à l’eau dont ils ne trouvaient point le signe au fond des puits. Je crois que les gens pensaient à des plantes grasses qu’ils auraient pu entamer au couteau et croquer, mais tous les végétaux comestibles avaient déjà donné leurs graines en juin. Les chiens haletaient, les chevaux baissaient la tête, exténués. Le village était silencieux par économie.  Les rideaux en perles de bois avaient fait place aux portes pleines de l’hiver, plus protectrices. Le milieu des places n’était    plus traversé par personne et mes yeux éblouis ne voyaient rien du peu de circulation qui vers les épiceries, les cafés suivaient l’ombre des murs.

 

Jean-Loup Trassard, Paroles de laine, Gallimard, 1969, p. 53.

12/12/2019

Victor Hugo, Tas de pierres

victor-hugo-720x320_4.jpg

La misère chargée d’une idée est le plus redoutable des engins révolutionnaires.

 

— Pourquoi ces terreurs du drapeau rouge ?

— Le drapeau rouge signifie feu et sang.

— Soit ; mais le sang dans les veines, et le feu dans le foyer.

 

Révolution, mais civilisation.

L’une et l’autre, l’une par l’autre, l’une dans l’autre.

 

Savoir, c’est pouvoir.

 

Victor Hugo, Tas de pierres, dans Œuvres politiques complètes, œuvres diverses, Jean-Jacques Pauvert, 1964, p. 856.

10/12/2019

Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi)

     AVT_Philippe-Jaccottet_8530.jpg

(Une récente nuit, je me suis rappelé une halte marocaine à Ouarzazare : des sables roses et des sables jaunes, des rafales de vent de sables roses et des drapeaux, et ces espèces de forteresses qui tremblaient dans l’excès de lumière sans être des mirages, mais à peine distinctes du sol où elles avaient été bâties, brève entrevision, un matin, pourquoi si poignante ?Je me trouvais dans un endroit du monde où je n’avais même pas désiré passionnément me rendre, et sans qu’aucune aventure personnelle y fût mêlée (car enfin, bien sûr, s’il y avait eu dans un de ces palais ou forteresses entrevus — comme au cinéma ! — une femme captive, ou pas, que je serais allé rejoindre — délivrer ! —, mon émotion fût allée de soi et personne ne s’en fût étonné — sinon du fait que c’était moi le héros ! mais non). Et ce que j’avais entrevu ainsi à quelque distance n’était même pas un site imprégné par la présence, ou l’absence de dieux, comme l’Égypte ou la Grèce m’en avaient offert en d’autres occasions. Alors un pur mirage, tout de même ? Le « leurre du seuil », plutôt : car là commençait le désert, l’idée de ce qui s’ouvre devant nous sans limites — et moins étranger à mon goût que l’océan —, l’ivresse que cela procure, ce socle pour la lumière, tout empoussiéré de feu, ces sables faits pour les pieds nus des voyants gardant l’entrée (...).

 

Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2001, p. 63-64.