22/02/2020
Jean Tardieu, Da capo
Dédicace à personne
Pour recueillir, comme au futur. Pour perdre dans le passé. Pour attendre, pour piétiner, pour se morfondre, comme au présent.
Une suite de jours dispersée, déchirée, entre l’insomnie et le songe. Une vie qui n’appartient à personne, pas même à moi.
Une route qui ne conduit nulle part ailleurs qu’en ce point où tout se dissipe et disparaît. (Est-ce la récompense ?)
Au vertige vécu. À l’immobile. Au retour sans fin.
À la suite irrémédiable, peinte aux couleurs de l’espoir. Aux portes fermées de la sagesse. (Elles tremblent, elles vont céder.)
À la conscience maintenue, arc-boutée contre le souffle de l’abîme.
Puissent la suie, la poussière, le sang des heures, la colère du monde, l’oubli de tout — ne pas ternir le miroir !
À toutes les personnes que nous sommes et ne seront plus. À tous les temps du verbe.
Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 50.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Tardieu Jean | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean tardieu, da capo, dédicace à personne | Facebook |
20/02/2020
Luis Cernuda (1902-1963), La Réalité et le Désir
Birds in the night
Le gouvernement français, ou le gouvernement anglais peut-être ? apposa une
plaque
sur cette maison du 8 Great College Street, Camden Town, Londres,
où dans une chambre, Rimbaud et Verlaine, curieux couple,
ont véxu, bu, travaillé, forniqué,
pendant quelques courtes semaines orageuses.
À l’inauguration assistèrent sans doute l’ambassadeur, le maire,
tous ceux qui furent ennemis de Verlaine et Rimbaud quand ils
étaient vivants.
La maison, comme le quartier, est triste et pauvre,
de la tristesse sordide qui va toujours avec la pauvreté,
non de la tristesse funéraire de la richesse sans âme.
Lorsque tombe le soir, comme de leur temps,
sur le trottoir, dans l’air humide et gris, un piano mécanique
joue, et des habitants, au retour du travail,
les uns — les jeunes — dansent, les autres vont au café.
Courte fut l »’amitié singulière de Verlaine l’ivrogne
et de Rimbaud le voyou : ils avaient de longues disputes.
Mais nous pouvons penser que peut-être il y eut
un bon instant pour tous les dexu, du moins si chacun se rappelait
qu’ils avaient laissé derrière eux une mère insupportable et
une ennuyeuse épouse.
Mais la liberté n’est pas de ce monde, et les affranchis
en rupture avec tout, doivent la payer un prix fort.
[...]
Luis Cernuda, La Réalité et le Désir, traduction R. Marrant et A. Schulman, Gallimard, 1969, p. 151 et 153.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : luis cernuda, la réalité et le désir, verlaine, rimbaud, londrès | Facebook |
19/02/2020
Ludovic Degroote, Si décousu
15-7-93
on n’écrit pas
pour sa peine
mais pour la lente
défiguration du temps
ce qu’il y a d’intact
dans le visage
n’a pas laissé de traces
on dure
d’un souvenir
à l’autre
perdre juste
la mémoire
qui nous entoure
sur du gris
le gris passe mal
on se fonde
sur ce qui manque
une peine
à peine
recommencée
Ludovic Degroote, Si décousu,
éditions Unes, 2019, p. 67-68.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ludovic degroote, si décousu, écrire, mémoire, manque | Facebook |
18/02/2020
Émile Verhaeren, Les Heures du Soir
Les Heures du Soir, XXII
Si nos cœurs ont brûlé en des jours exaltants
D’une amour claire autant que haute,
L’âge aujourd’hui nous fait lâches et indulgents
Et paisibles devant nos fautes.
Tu ne nous grandis plus, ô jeune volonté,
Par ton ardeur non asservie,
Et c’est de calme doux et de pâle bonté
Que se colore notre vie.
Nous sommes au couchant de ton soleil, ô amour,
Et nous masquons notre faiblesse
Avec les mots banals et les pauvres discours
D’une vaine et lente sagesse.
Oh ! que nous serait triste et honteux l’avenir,
Si dans notre hiver et nos brumes
N’éclatait point, tel un flambeau, le souvenir
Des âmes fières que nous fûmes.
Émile Verhaeren, Les Heures du Soir,
Mercure de France, 1922, p. 181.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Émile verhaeren, les heures du soir, jeunesse, vieillesse | Facebook |
17/02/2020
Michel Leiris, À cor et à cri
Où que je sois
quoi que je fasse
je passe toute ma vie
à regarder couler ma vie
note unique qui ne suffit pas
à créer une mélodie
Michel Leiris, À cor et à cri,
Gallimard,1988, p. 111.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Leiris Michel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel leiris, À cor et à cri, vie, mélodie | Facebook |
16/02/2020
Eugène Savitzkaya, Au pays des poules aux œufs d'or
L’une était renarde et l’autre était héron sans avoir jamais choisi le poste qu’ils occupaient dans les classifications établies depuis belle lurette par des hommes en bésicles apparentés aux universités du monde. L’une pratiquait l’anglais avec facilité et le russe avec plaisir. L’autre ne connaissait qu’une seule langue dont il usait avec modération. Les deux vénéraient le soleil et la lune, son déflecteur de roche usée. Il portait les nuages et elle traînait les nuées.
Comment s’étaient-ils acoquinés ? Le glapissement d’une renarde n’attire pas d’ordinaire les hérons errants. Le claquement d’un bec long et fin d’un héron n’émoustille pas plus que ça une renarde.
Mais les temps varient et les cœurs changent comme varient les cieux et changent les formes des nuages.
Eugène Savitzkaya, Au pays des poules aux œufs d’or, Les éditions de minuit, 2020, p. 75.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Savitzkaya Eugène | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : eugène savitzkaya, au pays des poules aux œufs d’or, renard, héron | Facebook |
15/02/2020
Paul-Jean Toulet, Les Contrerimes
LIII
Voici que j’ai touché les confins de mon âge,
Tandis que mes désirs sèchent sous le ciel nu,
Le temps passe et m’emporte à l’abyme inconnu,
Comme un grand fleuve noir, où s’engourdit la nage.
LXXV
Vieillesse, lendemain d’amour, tristes ébats...
Sur les carreaux d’azur rampait la fleur du givre.
Un Arlequin caduc pleure. Est-il las de vivre ?
Va, nous dormirons tous. Mais les lits, c’est plus bas.
CIV
Étranger, je sens bon. Cueille-moi, sans remords :
Les violettes sont le sourire des morts.
Paul-jean Toulet, Les Contrerimes, dans Œuvres complètes,
Bouquins/Robert Laffont, 1986, p. 46, 49, 53.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul-jean toulet, les contrerimes, temps, vieillesse, violette | Facebook |
12/02/2020
Paul Valet (1905-1987), La parole qui me porte
Pour survivre
Dans ce monde clos de morts
Où l’espoir enterre l’espoir
Il me reste le Refus
Pour survivre
Je forgerai
Avec la limaille de vos mots
Je forgerai une langue de fer
Pour parler à des surlendemains
Paul Valet, La parole qui me porte,
Poésie/Gallimard, 2020, p. 125, 126.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul valet, la parole qui me porte, survivre, forger | Facebook |
11/02/2020
Henri Michaux, Émergences-résurgences
[...]
Et la peinture ? Et ce que je m’étais promis d’entreprendre ?
Embarras : je ne veux apprendre que de moi, même si les sentiers ne sont pas visibles, pas tracés, ou n’en finissent pas, ou s’arrêtent soudain. Je ne veux non plus rien « reproduire » de ce qui est déjà au monde.
Si je tiens à aller par des traits plutôt que par des mots, c’est toujours pour entrer en relation avec ce que j’ai de plus précieux, de plus vrai, de plus replié, de plus « mien », et non avec des formes géométriques, ou des toits de maisons ou de bouts de rues, ou des pommes et des harengs sur une assiette ; c’est à cette recherche que je suis parti.
Difficultés. Enlisement.
Henri Michaux, Émergences-résurgences, dans Œuvres complètes, III, Pléiade / Gallimard, 2004, p. 549.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Michaux Henri | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : henri michaux, Émergences-résurgences, peinture, copie, traits | Facebook |
10/02/2020
Pascal Quignard, Mourir de penser
Écrire est cet étrange processus par lequel la masse continue de la langue, une fois rompue dans le silence, s’oriente sous forme de petits signes non liés et dont la provenance se découvre extraordinairement contingente au cours de l’histoire qui précède la naissance. Cet alphabet est déjà une ruine. Par cette mutation chaque « sens » se décontextualise. Tout signal devenant signe perd son injonction tout en perdant le son dans le silence. Tout signe se décompose alors et devient littera morte, non coercitive, interprétable, transférable, transférentielle, transportable, ludique.
Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio/Gallimard, 2015, p. 218.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Quignard Pascal | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pascal quignard, mourir de penser, langue, signe, contexte, perte | Facebook |
09/02/2020
Cédric Demangeot, Le Poudroiement des conclusions
le fumeur au balcon la petite cage
suspendue dans le gris. la cour
aux trois cents fenêtres. qu’il faut recompter
de temps en temps pour être sûr de la couleur
des rideaux de l’âge
de la main qui les tire — toujours
à un moment précis. la nuit
je connais l’heure qu’il est en comptant
combien de fenêtres sur les trois cents
sont encore allumées. et je connais
le nombre d’années qu’il me reste
à rester suspendu dans le gris
en comptant les milliers de mégots que j’
ai jeté dans le seau qui me sert de
cendrier de réserve de neige
Cédric Demangeot, Le Poudroiement des conclusions,
dessins Ena Lindenbaur, L’atelier contemporain, 2020, p. 134-135.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cédric demangeot, le poudroiement des conclusions, nuit, ena lindenbaur | Facebook |
08/02/2020
Antoine Emaz, Peau
Vert, I (31.09.05)
on marche dans le jardin
il y a peu à dire
seulement voir la lumière
sur la haie de fusains
un reste de pluie brille
sur les feuilles de lierre
rien ne bouge
sauf le corps tout entier
une odeur d'eau
la terre acide
les feuilles les aiguilles de pin
silence
sauf les oiseaux
marche lente
le corps se remplit du jardin
sans pensée ni mémoire
accord tacite
avec un bout de terre
rien de plus
ça ne dure pas
cette sorte de temps
on est rejoint
par l'emploi de l'heure
l'à faire
le corps se replie
simple support de tête
à nouveau les mots
l'utile
on rentre
on écrit
ce qui s'est passé
il ne s'est rien passé
Antoine Emaz, Peau, encres de Djamel Meskache,
éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28. © Photo T. Hordé, 2012
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Emaz Antoine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : antoine emaz, peau, djamel meskache, vert, temps | Facebook |
07/02/2020
Jean-Claude Pirotte, Le promenoir magique et autres poèmes
quand l’autrefois s’appelait
encore le maintenant (ou jamais)
il y avait de la verdure
qui contrastait avec le ciel
il y avait de la solitude
et des tas d’autres endroits
où pleurer rire jouer boire
n’était pas indécent
il y avait un peu de sang
qui brillait au bord du ruisseau
mais ce n’était qu’une fleur rouge
et le vent la faisait frémir
comme une ame de jeune fille
Jean-Claude Pirotte, Le promenoir magique
et autres poèmes, La Table ronde, 2009, p. 383.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-claude pirotte, le promenoir magique, autrefois, maintenant, jamais | Facebook |
06/02/2020
André Breton, Paul Éluard, Correspondance 1919-1938
[à Paul Éluard] 7 mars 1930, 11 h soir
Mon cher petit Paul,
[...] Il est tard et je me trouve seul. Ce soir et dans la vie. Où tout cela va-t-il, autant ne pas y songer. Mais à coup sûr à sa fin, qui est la mienne. Non qu’il me tarde de mourir, je me découvre de temps à autre — et ceci dans des temps très courts — le grand appétit de choses qui sont plutôt dans la vie ou plutôt non : il n’y en a plus qu’une, je n’aime plus la poésie, je ‘aime plus la Révolution, je n’aime plus que l’amour. Je n’ai peut-être jamais rien aimé que l’amour. Et sans n’ai-je jamais aimé un être qu’en fonction de l’amour dont je le croyais capable.
André Breton, Paul Éluard, Correspondance 1919-1938, édition É-A. Hubert, Gallimard, 2019, p. 205.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Breton, André, Éluard Paul | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andré breton, paul Éluard, correspondance 1919-1938, aimer l'amour | Facebook |
04/02/2020
Bartolo Cattafi (1922-1979), Mars et ses ides
L’air
Je vais et je viens
je vais et je viens
déplaçant l’air
ventilant le climat
l’air que je renvoie
revient là où auparavant il était
aucun trou vide fissure
irrespirable déchirure dans le tissu
dans lequel se lancer
fuir
et la déchirure recousue derrière
nous trouver une autre manière de marcher
de respirer
Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, traduction
Philippe di Meo, Héros Limite, 2014, p. 89.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bartolo cattafi, mars et ses ides, air philippe di mer | Facebook |