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10/01/2020

Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements

 

L’effroi se sauve

Un mouvement incliné dont l’envol se dénoue

Pourtant rien n’est trop loin l’insatiable

Acceptation respirait

 

La rapidité et l’absence de ressemblance

Qu’avec l’abîme

L’enfance fait chanceler

Dans l’étonnement sous le désir

 

Aucun nuage

Et c’est brusquement comme à travers moi tu m’emmènes

Où ton saisissement s’assombrit

Le temps redevient langage

 

Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements, André Dimanche, 1996, p. 29.

09/01/2020

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes

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De nos jours trois saillies et un mensonge font un écrivain.

Les filles de paysans vont pieds nus et les filles élégantes seins nus.

Penser pour agir et bavarder.

Le courage, le bavardage et la foule sont de notre côté. Que voulons-nous de plus ?

Il existe des gens qui croient que tout ce quui se dit avec un visage sérieux est raisonnable. 

 

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, Denoël, 1985, p. 125,128, 131, 136,138.

08/01/2020

Cavafy, Poèmes

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                    C’est fini

 

Dans la crainte et les soupçons,

l’esprit tourmenté, les yeux horrifiés,

nous nous consumons, cherchant, avec angoisse,

comment éviter le danger que nous croyons certain

et si terriblement menaçant.

Pourtant, nous nous trompons, ce danger n’est pas notre route ;

faux étaient les messages

(nous les avons mal entendus ou mal compris).

Une autre catastrophe, que nous n’imaginions pas,

soudain, violente, s’abat sur nous

et non préparés — trop tard, à présent — elle nous emporte.

 

Cavafy, Poèmes, traduction Georges Papoutsakis, Les Belles-Lettres,

1977, p. 59.

07/01/2020

Pierre Oster Soussouev, Requêtes

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Je travaille à réduire l’étendue de mon imagination. Mieux vaut regarder un mur que soi.

Fais-toi assez petit pour que la plus petite parole te recouvre.

Le langage se dresse telle une souche. Souche et surgeons, il augmente les virtualités qui te contraignent à exister aujourd’hui.

 Fort dans le consentement à l’ample réalité complète (d’où le langage sourd, où il se perd).

 

Pierre Oster Soussouev, Requêtes, Le temps qu’il fait, 1992, p. 13, 19, 22, 26.

06/01/2020

François Sureau, Sans la liberté

 

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                                     Les mystères de l’Égypte

 

   Commentant le spectacle de l’allée des Sphinx, à Louksor, Hegel disait que les mystères de l’Égypte étaient des mystères pour les l’Égyptiens eux-mêmes. Nous sommes dans le même « tat d’aveuglement.

   Tout se passe comme si la République était pour nous l’horizon indépassable du bien. Mais la République, c’est aussi le bagne, la torture en Algérie et la peine de mort jusqu’en 1981 ; un régime dur aux pauvres, aux femmes, aux Arabes, aux Bretons et aux esprits libres.  Il faudra bien un jour, sous le rapport des droits, consentir à regarder en face notre historie nationale. Nous nous sommes fabriqué un mythe commode, celui d’un État sinon toujours convenable, du moins en progrès constants, où quelques taches heureusement isolées peuvent faire figure de repoussoir universel. C’est l’inverse qui est vrai. La liberté ne nous est aucunement naturelle. Le mouvement qui nous porte vers elle est continûment gêné, empêché ou travers. Il ne l’a pas été seulement par le régime de Vichy. Le régime de Vichy a mis sur notre histoire une tache d’une autre nature, plus profonde : le consentement d’un appareil d’État français au crime ontologique du génocide. Mais cette tache ne doit pas non plus nous faire oublier que si nous aimons proclamer notre amour de la liberté, nous nous sommes très vite collectivement affranchis de ses exigences, passant de l’absolutisme de la souveraineté royale à l’absolutisme de la souveraineté populaire, qui, s’exprimant dans la volonté générale, ne pourrait errer. C’est ainsi qu’il nous a fallu attendre 1971 pourvoir la loi soumise au contrôle de constitutionnalité sur le fondement de la Déclaration des droits. « Nous avons d’abord proclamé les droits de l’homme », disait à peu près Clémenceau, qui n’était pourtant pas peu républicain, et « le lendemain nous avons élevé la guillotine ». Aussi sommes- nous passés rapidement au régime général du contrôle administratif de la société, sous la monarchie de juillet et les deux Empires, le seul moment satisfaisant de notre historie récente étant celui de la Troisième République, si toutefois l’on excepte les « lois scélérates » dirigées contre les anarchistes , et aussi la persécution anticatholique, l’atteinte à la liberté de conscience et de culte de la grande majorité de la population, toutes choses qui seraient aujourd’hui évidemment condamnées par la Cour européenne des droits de l’homme.

 

François Sureau, Sans la liberté, Tracts/Gallimard, 2019, p. 32-34.

05/01/2020

Jacques Prévert et André Verdet, Histories

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                      La rivière

 

Cette nuit-là les yeux étaient une rivière sous les étoiles

Il y avait une barque au fil de l’eau

Vide

L’ombre frissonnante des arbres de la rive

Sur la lumière des flots

Puis l’arche d’un pont de pierre

Où la lune s’était posée

 

Jacques Prévert et André Verdet, Histoires,

Le Pré aux Clercs, 1948, p. 159.

04/01/2020

André du Bouchet, Air

 

                 

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                       Amarre

 

La grosse corde des jours de campagne

m’a lié

je m’use

couvet d’un écorce de fer

et comme moi

le jour s’est fermé

ma plaie

enterrée

la bande d’arbres

en diagonale

et l’air

au croc

qui nous faisait trembler

la surface de la terre

je suis sourd

et lisse

je ne comprends pas les mots de l’arbre

qui par moments continue de parler

au-dessus de la baignoire

posée dans le pré

comme une auge froide

d’où le jour sera sorti

entier.

 

André du Bouchet, Air, Clivages, 1977, np.

03/01/2020

Elena Schwarz (1948-2010), Résurrection des mots

 

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              Résurrection des mots

 

Je t’ai dit des mots par milliers,

Les arbres des forêts ont semé moins de feuilles —

Depuis que tu ne peux plus m’entendre

J’ai dit des mots vains, des mots fourbes, des mots menteurs.

Que de mots égrenés tel le sable des jours ;

« Passe et lasse et efface et défais et endors et oublie. »

Oubliés, tous les mots enfouis aux mines de la terre,

« Tu viendras avec moi ? » - Que je vienne avec toi ?

Oh ! gangrène des mots dans les rues, les maisons !

Atomes qui fuient, herbes qui poussent dans les jardins.

Ainsi dans la crypte d’une ancienne église à Rome

Aux murs chuchote une poussière de langage

Mêlée à la poudre des morts — sel de l’amour et de la foi,

Sel noir attendant la résurrection

Et quelque part dans les caveaux humides

L’ombre d’une lettre s’agite qui veut revivre dans des mots.

 

Elena Schwarz (1948-2010), Poèmes, traduction du russe Hélène

Henry, dans La revue de belles-lettres, 2019, 2, p. 45

02/01/2020

Pierre Voélin, Douze poèmes trop courts, plus deux

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Tu tiens ta partie — gentille alouette,

découpes d’un chant — les trilles

dans le bleu cruel le cristal

céleste.

 

Pigeon de mai — immobile

sous la pluie — le temps,

goutte à goutte,

à son bec.

 

Sycomore — les feuilles mortes,

paumes de novembre :

le froid, la terre

et sa livrée.

 

Pierre Voélin, Douze poèmes trop courts,

plus deux, dans la revue de belles-lettres,

2019, 2, p. 7.

01/01/2020

Pablo Neruda, Ode au jour de l'an

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Ode au jour de l’an

 

Nous le distinguons

comme

si c’était

un petit cheval

différent de tous

les chevaux.

Nous lui ornons

le front

d’un ruban,

nous lui mettons au cou

des grelots rouges,

et à minuit

nous allons l’accueillir

comme si c’était un

explorateur descendant d’une étoile.

 

Comme le pain ressemble

au pain d’hier,

comme un anneau à tous les autres :

les jours

clignent,

clairs, tintants, fugitifs,

et se couchent dans la nuit sombre.

 

Je vois le dernier

jour

de cette

année

dans un chemin de fer, en route vers les pluies

du lointain archipel violet,

et l’homme

de la machine,

compliquée comme une horloge du ciel,

baisse les yeux

sur le rythme

infini des rails,

sur les brillantes manivelles,

sur les rapides liens du feu.

 

Ô conducteur de trains

effrénés

vers les gares

noires de la nuit,

au bout

de l’an

sans femme ni enfants, est-il

différent de celui d’hier, ou de demain ?

Vu des voies

et des ateliers,

le premier jour et la première aurore

d’une année qui commence

ont la même couleur

rouillée de train de fer :

et le salut

des êtres du chemin ,

des vaches, des villages,

dans la vapeur de l’aube,

ignore

qu’il s’agit

de la porte de l’an

d’un jour

ébranlé

par des cloches,

orné de plumes et d’œillets.

(...)

 

Jour

de l’an

neuf,

jour électrique et frais,

toutes

les feuilles sortent vertes

du

tronc de ton temps

 

couronne-nous

d’eau,

de jasmins

éclos,

de tous les arômes

déployés,

oui,

même

si

tu n’es

qu’un jour,

un pauvre

jour humain,

ton auréole

palpite

sur tant

de cœurs

fatigués,

et tu es, ô jour

 neuf,

ô nuage à venir,

un pain jamais vu

une tour

permanente !

 

Pablo Neruda, Troisième livre des odes, traduction

Jean-Francis Reille, Gallimard, 1978, p. 118-122.

31/12/2019

Jean-Pierre Lemaire, L'exode et la nuée

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Tu déblaies le temps devant toi

ce temps qui nous vient toujours de l’arrière

et progressivement plus rien ne s’impose

aucune fenêtre, aucun paysage

rien que l’avenir

muet, couleur de neige

devant lequel tu avais reculé

à vingt ans. Sur le même seuil

pour ne pas manquer le second rendez-vous

tu sors les yeux nus

dans le silence et dans le blanc

 

Jean-Pierre Lemaire, L’exode et la nuée, Gallimard,

1982, p. 101.

30/12/2019

Yanette Delétang-Tardif, Vol des oiseaux

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                        Désir

 

De ces chants, de ces danses, de ces jeux

Liés à la terre en notre pesanteur

Nul chant ne monte, assez voluptueux,

Nulle forme perdue en elle-même

Ne rejoindra sa naissance de sève

 

Dont un esprit veut trouver la fraîcheur

Mais vous, oiseaux, image d’un désir,

Partez, glissez, plus légers que ce rêve

Où notre corps veut sentir qu’il s’élève,

Où notre cœur chante pour s’accomplir !

 

Yanette Delétang-Tardif, Vol des oiseaux,

Aristide Quillet, 1931, p. 20-21.

29/12/2019

Charlie Chaplin, Le dictateur (1940)

                                

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                                     Discours du barbier juif, sosie du dictateur

Je suis désolé, mais je ne veux pas être empereur, ce n’est pas mon affaire. Je ne veux ni conquérir, ni diriger personne. Je voudrais aider tout le monde dans la mesure du possible, juifs, chrétiens, païens, blancs et noirs. Nous voudrions tous nous aider, les êtres humains sont ainsi. Nous voulons donner le bonheur à notre prochain, pas le malheur. Nous ne voulons ni haïr ni humilier personne. Dans ce monde, chacun de nous a sa place et notre terre est bien assez riche pour nourrir tout le monde. Nous pourrions tous avoir une belle vie libre mais nous avons perdu le chemin.

L’avidité a empoisonné l’esprit des hommes, a barricadé le monde avec la haine, nous a fait sombrer dans la misère et les effusions de sang. Nous avons développé la vitesse pour finir enfermés. Les machines qui nous apportent l’abondance nous laissent néanmoins insatisfaits. Notre savoir nous a rendu cyniques, notre intelligence inhumains. Nous pensons beaucoup trop et ne ressentons pas assez. Étant trop mécanisés, nous manquons d’humanité. Étant trop cultivés, nous manquons de tendresse et de gentillesse. Sans ces qualités, la vie n’est plus que violence et tout est perdu. Les avions, la radio nous ont rapprochés les uns des autres, ces inventions ne trouveront leur vrai sens que dans la bonté de l’être humain, que dans la fraternité, l’amitié et l’unité de tous les hommes.

En ce moment même, ma voix atteint des millions de gens à travers le monde, des millions d’hommes, de femmes, d’enfants désespérés, victimes d’un système qui torture les faibles et emprisonne des innocents.

Je dis à tous ceux qui m’entendent : Ne désespérez pas ! Le malheur qui est sur nous n’est que le produit éphémère de l’avidité, de l’amertume de ceux qui ont peur des progrès qu’accomplit l’Humanité. Mais la haine finira par disparaître et les dictateurs mourront, et le pouvoir qu’ils avaient pris aux peuples va retourner aux peuples. Et tant que les hommes mourront, la liberté ne pourra périr. Soldats, ne vous donnez pas à ces brutes, ceux qui vous méprisent et font de vous des esclaves, enrégimentent votre vie et vous disent ce qu’il faut faire, penser et ressentir, qui vous dirigent, vous manœuvrent, se servent de vous comme chair à canon et vous traitent comme du bétail. Ne donnez pas votre vie à ces êtres inhumains, ces hommes-machines avec des cerveaux-machines et des cœurs-machines. Vous n’êtes pas des machines ! Vous n’êtes pas des esclaves ! Vous êtes des hommes, des hommes avec tout l’amour du monde dans le cœur. Vous n’avez pas de haine, seuls ceux qui manquent d’amour et les inhumains haïssent. Soldats ! ne vous battez pas pour l’esclavage, mais pour la liberté !

Il est écrit dans l’Évangile selon Saint Luc « Le Royaume de Dieu est au dedans de l’homme », pas dans un seul homme ni dans un groupe, mais dans tous les hommes, en vous, vous le peuple qui avez le pouvoir : le pouvoir de créer les machines, le pouvoir de créer le bonheur. Vous, le peuple, en avez le pouvoir : le pouvoir de rendre la vie belle et libre, le pouvoir de faire de cette vie une merveilleuse aventure. Alors au nom même de la Démocratie, utilisons ce pouvoir. Il faut nous unir, il faut nous battre pour un monde nouveau, décent et humain qui donnera à chacun l’occasion de travailler, qui apportera un avenir à la jeunesse et à la vieillesse la sécurité. Ces brutes vous ont promis toutes ces choses pour que vous leur donniez le pouvoir — ils mentent. Ils ne tiennent pas leurs promesses — jamais ils ne le feront. Les dictateurs s’affranchissent en prenant le pouvoir mais réduisent en esclavage le peuple. Alors, battons-nous pour accomplir cette promesse ! Il faut nous battre pour libérer le monde, pour abolir les frontières et les barrières raciales, pour en finir avec l’avidité, la haine et l’intolérance. Il faut nous battre pour construire un monde de raison, un monde où la science et le progrès mèneront vers le bonheur de tous.

Film Le dictateur (1940)

 

27/12/2019

Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer

 

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Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit

 

Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit

rien de ce tourment qui m’épuisait

comme la poésie qui portait mon âme,

rien de ces mille crépuscules, de ces mille miroirs

qui me précipitent dans l’abîme.

Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit

que j’ai dû  traverser à gué dans le fleuve

dont les âmes sont depuis longtemps étranglées par les mers,

et tu ne sais rien de cette formule magique

que notre Lune m’a révélée entre les branches mortes

comme un fruit du printemps.

Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit

qui me chassait à travers les tombeaux de mon père,

qui me chassait à travers des forêts plus grandes que la terre,

qui m’apprenait à voir des soleils se lever et se coucher

dans les ténèbres malades de ma tâche journalière.

Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit

du trouble qui tourmentait le mortier,

rien de Shakespeare et du crâne brillant

qui, comme la pierre, portait des cendres par millions,

qui roulait jusqu’aux blanches côtes,

au-delà de la guerre et de la pourriture, avec des éclats de rire.

Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit

car ton sommeil passait par les troncs fatigués

de cet automne, par le vent qui lavait tes pieds comme la neige.

 

Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, Orphée/La Différence,

2012, p. 47.

26/12/2019

Vitezslav Nezval, Prague aux doigts de pluie

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           Maïakovski à Prague

 

Entre les coiffeurs et les popes

Un athlète agile comme une antilope

Ses jeux préférés c'étaient

Les vers et le revolver à tambour

Qui veut de la vodka qui se bouche les intestins

Gauche gauche gauche

 

Quand Maïakovski vint à Prague

J'étais dans un théâtre au vestiaire

Haut-de-forme de maître de poste

Qu'il est impossible d'enlever

 

C'était futuriste

Comme nos vies brèves

Et comme ce passant superbe

Qui boirait de la jambe gauche

 

Il avait l'air trop sérieux pour un poète

Il était trop empâté pour une grenouille

Ah tout ce qui serait arrivé

Si la veste et la fiancée étaient de la même cuvée

 

C'était de la honte

Que naît la haine

Comme les éléphants il dédaignait toute chose

Plus le ciel est lointain plus il est monotone

 

Surtout dans les bars

Où n'importe qui admire le charlatan

Il l'avait vu danser à Harlem

Il aimait les palmiers autant que les pommes de terre

 

Des volets

Et Maïakovski est mort

Lui qui pleurait dès qu'il était seul

Tu connais cela et moi aussi je connais cela

 

Comme nous aimons Prague

Chaque fois qu'il venait quelqu'un de là-bas

Les tavernes et les ménages bouleversés

Et la Voltava tout à coup séduisante

                                    comme une baigneuse

 

Nous nous éloignons dans la nuit

À l'angle d'une rue Maïakovski agite son chapeau

Tu te jettes tête baissée

Dans des vers indéfinissables comme la nuit

 

Et Prague est de nouveau vivante

Le charme des blondes de la petite charcuterie

Comme les ouvrières sont belles

Et nous ne le savions pas

 

Tu marches et tu parles

Les perspectives défilent

Belles et usées

Comme ton manteau marron

 

Je connais dans les faubourgs un immeuble

Auquel il ressemble

Comme la poésie à la réalité

Et comme la réalité à la poésie sa demi-sœur

 

Vitezslav Nezval, Prague aux doigts de pluie, et autres poèmes (1919-1955), traduit du tchèque par François Kérel, Préface de Philippe Soupault, Les Éditeurs Français Réunis, 1960, p. 63-64.