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09/03/2020

Pierre Alferi, divers chaos

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avec vous contre qui

la perte de qui

l’appauvrissement

la soumission de qui

la loi travaille

l’état valet

ne fait pas de quartier

d’été l’état

va — lèche-cul

dans de la soie — danser

la valse des pantins

des représentants

de votre abandon

jusqu’à la sortie

la rentrée des classes

sociales voulez-vous

vous les

laisser faire ?

serons-nous beaucoup

trop peu avec

les plus nombreux ?

 

Pierre Alferi, divers chaos, P. O. L,

2020, p. 233.

08/03/2020

Boris Pasternak, L'éclaircie

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Printemps dans la forêt

 

Durent, durent les grands froids,

Le dégel se fait attendre.

Le printemps est en retard

Mais c’est pour mieux nous surprendre.

 

Tôt le coq est en éveil

Et la poule a la vie dure,

Le sapin cligne au soleil

Qui le frappe à la figure.

 

C’est en vain qu’il tape et cuit

Car la glace, sous sa croûte

Noirâtre, n’a pas fini

De tenir figées les routes.

 

En forêt, sous les sapins,

Toute sale s’amoncelle

La neige, et dans les ravins

Le soleil et l’eau se mêlent.

 

Et sur ce pétrin le ciel

Vêtu d’un duvet de nuages

A si chaud qu’il se tient coi,

Empêtré dans les branchages.

 

 (traduction Michel Aucouturier)

 

Boris Pasternak, L'éclaircie, dans Œuvres,

Pléiade/Gallimard, 1990, p. 193.

07/03/2020

Blaise Cendrars, Du monde entier au cœur du monde

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Hôtel Notre-Dame

 

Je suis revenu au Quartier

Comme au temps de ma jeunesse

Je crois que c’est peine perdue

Car rien en moi ne revit plus

De mes rêves de mes désespoirs

De ce que j’ai fait à dix-huit-ans

 

On démolit des pâtés de maisons

On a changé le nom des rues

Saint-Séverin est mis à nu

La place Maubert est plus grande

Je trouve cela beaucoup plus beau

Neuf et plus antique à la fois

 

C’est vrai qu’en m’étant fait sauter

La barbe et les cheveux tout courts

Je porte un visage d’aujourd’hui

Et le crâne de mon grand-père

(..)

 

Je ne suis pas le fils de mon père

Et je n’aime que mon bisaïeul

Je me suis fait un nom nouveau

Visible comme une affiche bleue

Et rouge montée sur un échafaudage

Derrière quoi on édifie

Des nouveautés des lendemains

 

Blaise Cendrars, Du monde entier au cœur du monde,

dans Œuvres romanesques, I, précédées des Poésies

complètes, Pléiade/Gallimard, 2017, p. 396-397.

06/03/2020

André Gide, Souvenirs de la Cour d'Assises

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C’est un gros homme rouge, épais, carré d’épaules, et sans cou. Ses mains sont gourdes. Il porte un col bas, une petite cravate grise ; les cheveux demi-ras sur un front bas. Il a quarante-sept ans, a fait la campagne de Madagascar où il a pris les fièvres paludéennes ; il boit par accès et a été sujet à quelques hallucinations ; l’examen médical reconnaît sa responsabilité atténuée. Mais depuis qu’il est au service des postes, sa conduite est irréprochable — et il était à jeun lorsque le matin de 2 avril, il a soustrait du bureau une enveloppe contenant treize mille francs. Il reconnaît les faits, s’en excuse et ne cherche même pas à les expliquer. Tous les jours, il était appelé à manier des sommes considérables. (...)

Mais cette enveloppe de treize mille francs, tout à coup, il la met dans sa poche ; il quitte la cabine de chargements en disant à ses collègues qu’il va aux cabinets ; prend tranquillement son paletot et son chapeau, et comme il est midi et demi, personne ne s’étonne de le voir sortir. Dehors il ne se sauve pas, il ne se cache de personne ; il va dans un bordel voisin, dépense deux cents quarante-six francs à régaler la maisonnée ; puis se réveille tout penaud, pour rapporter à la direction le reste de la somme et s’engager à rembourser la différence.

Le jury rapporte un verdict négatif ; la cour l’acquitte.

 

André Gide, Souvenirs de la Cour d’Assises, dans Journal, 1939-1949, Souvenirs, Pléiade/Gallimard, 1954, p. 636-637.

05/03/2020

André Frénaud, Les Rois mages

 

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               La création de soi

 

Mes bêtes de la nuit qui venaient boire à la surface,

j’en ai harponné qui fuyaient,

je les ai conduites à  la maison.

Vous êtes ma chair et mon sang.

Je vous appelle par votre nom, le mien.

Je mange le miel qui fut venin.

J’en ferai commerce et discours, si je veux.

Et je sais que je n’épuiserai pas vos dons,

vermine habile à me cribler de flèches.

 

André Frénaud, Les Rois mages (1977),

Poésie/Gallimard, 1987, p. 67.

04/03/2020

Tristan Corbière, Le Amours jaunes

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Sous un portrait de Corbière fait par lui-même

 

         Jeune philosophe en dérive

         Revenu sans avoir été

         Cœur de poète mal planté ;

Pourquoi voulez-vous que je vive ?

 

Amour !... je l’ai rêvé, mon cœur au grand ouvert

         Bat comme un volet en pantenne

         Habité par la froide haleine

         Des plus bizarres courants d’air ;

Qui voudrait s’y jeter ? ... pas moi si j’étais ELLE

Va te coucher mon cœur, et ne bats plus de l’aile.

 

J’aurais voulu souffrir et mourir d’une femme,

M’ouvrir du haut en bas et lui donner en flamme,

Comme un punch, ce cœur-là chaud sous le chaud soleil.

 

Alors je chanterai : (faux comme de coutume)

Et j’irai me coucher seul dans la trouble brume :

Éternité, néant, mort, sommeil, ou réveil.

(...)

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, Albert Messein, 1928, p. 18.

 

03/03/2020

Antoine Emaz, Lichen, lichen

                                       En hommage à Antoine Emaz, disparu le 3 mars 2019

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Lyrisme : le terme me gêne aux entournures à cause de son lien au chant. Char : « aucun oiseau ne chante dans un buisson de questions ». On m’accordera sans peine que l’époque est buissonneuse.

 

On ne va pas faire comme si... Ce monde est sale. Et il n’en est pas d’autre. Au bout de la critique, ce n’est pas du chant qui vient ; dans l’effondrement de la louange et de l’espoir naît une parole tentée malgré, fragile, mais sûre de sa mémoire. Une parole qui ne tient que parce que c’est elle ou rien. Et rien, ce serait pire, non ?

 

Prenons la poésie comme une question ouverte ; autant qu’elle le reste, c’est plus simple. Quand on en vient aux principes, on n’est jamais très loin des gourdins, massues, matraques...

 

Qu’il y ait une fenêtre n’enlève pas les murs.

 

 Antoine Emaz, Lichen, lichen, Rehauts, 2003, p. 13, 21, 26, 34.

©Photo T. H., mars 2007.

02/03/2020

Pierre-Albert Jourdan, Fragments

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Ce qui s’offre au regard. Mais qu’est-ce donc cela qui s’offre au regard ? Cela me fait parfois songer à ce personnage, lors de la première représentation d’Ubu roi, qui demandait : « C’est bien une plaisanterie n’est-ce pas ? »

Sous la paisible (somme toute) nomination des choses demeure une force explosive, aveuglante. Et toutes les interrogations n’enlèvent nullement ce pouvoir d’évidence (que d’autres voies soient possibles n’y change rien). Pouvoir d’évidence, pouvoir aussi de fascination. Niveau simple ? Alors nous devons aussi nous interroger sur ce que ce mot de « simple » signifie, sur ce mystérieux donné. Cette « simplicité » fait se dresser devant l’esprit de telles murailles qu’il vaut mieux s’ouvrir à une telle venue, se disposer à une telle venue. Il y aurait là, tout aussi bien, une science terriblement ardue.

 

Pierre-Albert Jourdan, Fragments, éditions poliphile, 2011, p. 12.

01/03/2020

Pierre Vinclair, Sans adresse

Pierre Vinclair, Sans  adresse, café, nuit, indifférence

(59)

 

Le café noir au début d’un jour blanc :

que le jour passe ­ et que le jour à suivre

passe — passé à lire en attendant

quoi ? Un réveil, un café et un livre.

Que la vie passe, avec ou sans café

oui ! Que la nuit arrive et m’engloutisse

et me recrache au matin décoiffé,

indifférent — et que le jour finisse.

Pourtant un jour je retrouverai goût

au café noir, à sa saveur amère

et forte en gorge, à sa texture — à tout

ce qui depuis si longtemps indiffère

mon cœur, nerveux comme un moulin qui broie

quelque grain noir d’excitation sans joie.

 

Pierre Vinclair, Sans  adresse, éditions Lurlure, 2018, p. 67.

29/02/2020

Claude Chambard, carnet des morts

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VI

 

Les feuilles sont mortes sur votre tombeau,

grand-père que je ne connais,

élevé dans la forêt, la hache sur les deux poings.

Perdu dans les rues des villes,

pleurant le départ des enfants,

& la femme morte trop jeune.

 

Où serions-nous allés ?

Qu’auriez-vous montré à l’infans ?

Vous seriez-vous battu avec Grandpère ?

Ou de votre air doux auriez-vous dit :

— Je vais partir, je ne vous gênerai plus.

Longue silhouette de dos

disparaissant après le virage du pont.

À pied toujours, cinq kilomètres vers l’autre village

où même la ferme ne vous appartient plus,

dévorée par la fratrie infectée.

 

Car l’adieu, c’est la nuit.

La langue, la voix impossible.

Le nom est un silence. On ne peut en compter les syllabes.

Ce n’est pas la mort, ce n’est pas la vie.

Un rêve, les mains jointes, près du coffret où s’entassent les lettres perdues.

Une longue marche — toujours vivant —

sans me soucier des murs

ni du tunnel

ni du balancier des heures.

 

Claude Chambard, carnet des morts, Le bleu du ciel, 2011, p. 55-56.

28/02/2020

Béatrice Bonhomme, Les boxeurs de l'absurde

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                   Chef-d’œuvre

 

Il dit tu as accompli un chef-d’œuvre de nos vies

Un trésor où passe le vent

Et où rien n’est à personne

Il est fait de bric et de broc

D’instants de vie et de sourires

D’instants de larmes

Et de souffrance

Il est fait de tout et de rien

Il est construit de non-sens

Et donne un sens à ma vie

 

Il dit plus tard j’élèverai un château de cartes

Une architecture improbable

De terre et de limon

De branches et d’échappées

De nuit et de terre

Il sera comme un puzzle abandonné

Un sable qui n’a pas d’empreintes

Un paréo prêté au vent

Une figure sans dessin

Le temps baroque d’un passage.

 

Béatrice Bonhomme, Les boxeurs de l’absurde,

L’étoile des limites, 2019, p. 117.

27/02/2020

Lao-tseu, Tao tö king

XXXIII

 

Qui connaît autrui est intelligent,

Qui se connaît est éclairé,

Qui vainc autrui est fort,

Qui se vainc soi-même a la force de l’âme.

 

Qui se contente est riche,

Qui s’efforce d’agir a de la volonté.

 

Qui reste à sa place vit longtemps.

Qui est mort sans être disparu atteint l’immortalité.

 

Lao-tseu, Tao tö king, traduction Liou Kia-hway,

Connaissance de l’Orient/Gallimard, 1967, p. 69.

25/02/2020

Pierre Alferi, divers chaos

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et la rue

 

la pluie glacée

poursuit chacun dans son impasse

le berge étroite

du flux de tôle

autour des foyers électriques

les grappes de nous

venus nous réchauffer les fesses

ou nous brûler les yeux

sommes

d’animaux rationnels

non-entiers fractions

irréductibles

au dénominateur commun

proche de zéro

 

Pierre Alferi, divers chaos, P.O.L , 2020, p. 9.

24/02/2020

Ossip Mandelstam, Verbe et culture

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                                    Verbe et culture

   L’herbe dans les  rues de Pétersbourg, ce sont les primes pousses de la forêt vierge qui recouvrira le site des villes actuelles. Ce vert tendre, vif, dont la fraîcheur surprend, est le signe d’une nature neuve, inspirée. En vérité Pétersbourg est la ville du monde la plus en avance. Ce n’est ni le métropolitain ni les gratte-ciel qui mesurent cette course à la modernité, la vitesse, mais la jeune herbe en train de percer sous les pierres de la ville.

[...]

Ossip Mandelstaù, Verbe et culture, dans Œuvres en prose, Le Bruit du temps, 2018, p. 320.

23/02/2020

Antoine Emaz, Jours

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21.10.07

 

corps mécanique

pantin social

quand il s’affaisse reste

un tas de linge sale

 

un grand après-midi froid d’hiver

on pourrait facile en faire

son affaire

sauf les yeux

 

le reste du corps a déjà reculé

 

ça se joue sur les yeux

qui tiennent

 

tout va se régler avec le soir

 

pas de héros

sauve qui  peut seul

[...]

 

Antoine Emaz, Jours, éditions En forêt/

Verlag im Wald, 2009, p. 65.

© photo T. H., mai 2011.