17/12/2019
Victoria Xardel, J'ai les moyens
J’ai les moyens
Lorsque la glace cède tous les excréments refont surface
et flics et émeute en viennent à se présupposer réciproquement.
Après avoir châtré une écrevisse je lui envie sa dextérité à mourir.
Kenneth Rexroth soutient que les carcasses de voitures
sont un problème écologique. Vieux con.
Ce qui me rend profondément pessimiste
c’est qu’on ne parle bien que de ce qui est en train de disparaître.
Tu casses les objets par nonchalance. Ton goût pour le désordre
n’est qu’une autre forme de maîtrise.
Une prédilection pour les hypothèses extravagantes
et, comme telles, inattaquables, les maniaques de l’appropriation,
la construction de systèmes mélancoliques.
Victoria Xardel, dans Senna Hoy, n° 1, décembre 2019, np.
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16/12/2019
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace
Les ponts de Budapest
Ils m'ont pendu pour avoir voulu vivre
Ils m'ont pendu pour n'avoir pas tué
Ils = ce ne sont pas les mêmes tous les jours — m'ont pendu
pour avoir cru ce que prédisent les autres
dans leurs livres d'école du soir pour adultes arriérés. Ils m'ont pendu
pour rien. Pour oublier la peur. Pour étrangler la honte.
Écoute, sur les ponts de Budapest, coexister
les pendus de tous catéchismes, de toutes cosmogonies
Une fois le mauvais moment passé, on se tient compagnie
plus on est de pendus, plus on peut causer
au point où l'on en est, plus on peut rire
Le vent du beau Danube bleu remplit nos poches à jamais vides de grenades
le givre raidit les défroques de nos corps. Six jours durant
j'ai trimé dur : le septième jour je me suis reposé, j'ai vu
D'étranges mandragores vont naître sur les routes
quand les chars, quand les chiens, quand les égouts en débordant
auront disséminé dans toutes les veines de la terre, dans toutes
ses matrices ce foutre de pendu, ce sang
giclant en pluie équatoriale sur les arbres gluants
ces lambeaux de muqueuses et d'os et d'ongles de gamines de treize ans
pour de précoces noces habillées de grenades
se glissant sous les chars pour se faire avec eux sauter
[...]
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace, Le temps qu'il fait, 1982, p. 40-41.
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Tristan Corbière, Les Amours jaunes
Paysage mauvais
Sable de vieux os — Le flot râle
Des glas : crevant bruit sur bruit.
— Palud pâle, où la lune avale
De gros vers, pour passer la nuit.
— Calme de peste, où la fièvre
Cuit… Le follet damné languit
— Herbe puante où le lièvre
Est un sorcier poltron qui fuit
— La lavandière blanche étale
Des trépassés le linge sale,
Au soleil des loups… — Les crapauds
Petits chantres mélancoliques
Empoisonnent de leurs coliques
Les champignons, leurs escabeaux.
Tristan Corbière, Les Amours jaunes,
dans C. Cros, T. C., Œuvres complètes,
Pléiade / Gallimard, 1970, p. 794.
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14/12/2019
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière
La neige
Elle est venue de plus loin que les routes,
Elle a touchz le pré, l’ocre des fleurs,
De notre main qui était en fumée,
Elle a vaincu le temps apr le silence.
Davantage de lumière ce soir
À cause de la neige.
On dirait que des feuilles brûlent, devant la porte,
Et il y a de l’eau dans le bois qu’on rentre.
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie/Gallimard,
2007, p. 67.
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13/12/2019
Jean-Loup Trassard, Paroles de laine
L’été, cette année-là, fut d’une sécheresse exceptionnelle. Dans le village où je venais pour la seconde fois en vacances, les yeux commençaient à briller comme s’ils s’identifiaient à l’eau dont ils ne trouvaient point le signe au fond des puits. Je crois que les gens pensaient à des plantes grasses qu’ils auraient pu entamer au couteau et croquer, mais tous les végétaux comestibles avaient déjà donné leurs graines en juin. Les chiens haletaient, les chevaux baissaient la tête, exténués. Le village était silencieux par économie. Les rideaux en perles de bois avaient fait place aux portes pleines de l’hiver, plus protectrices. Le milieu des places n’était plus traversé par personne et mes yeux éblouis ne voyaient rien du peu de circulation qui vers les épiceries, les cafés suivaient l’ombre des murs.
Jean-Loup Trassard, Paroles de laine, Gallimard, 1969, p. 53.
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12/12/2019
Victor Hugo, Tas de pierres
La misère chargée d’une idée est le plus redoutable des engins révolutionnaires.
— Pourquoi ces terreurs du drapeau rouge ?
— Le drapeau rouge signifie feu et sang.
— Soit ; mais le sang dans les veines, et le feu dans le foyer.
Révolution, mais civilisation.
L’une et l’autre, l’une par l’autre, l’une dans l’autre.
Savoir, c’est pouvoir.
Victor Hugo, Tas de pierres, dans Œuvres politiques complètes, œuvres diverses, Jean-Jacques Pauvert, 1964, p. 856.
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10/12/2019
Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi)
(Une récente nuit, je me suis rappelé une halte marocaine à Ouarzazare : des sables roses et des sables jaunes, des rafales de vent de sables roses et des drapeaux, et ces espèces de forteresses qui tremblaient dans l’excès de lumière sans être des mirages, mais à peine distinctes du sol où elles avaient été bâties, brève entrevision, un matin, pourquoi si poignante ?Je me trouvais dans un endroit du monde où je n’avais même pas désiré passionnément me rendre, et sans qu’aucune aventure personnelle y fût mêlée (car enfin, bien sûr, s’il y avait eu dans un de ces palais ou forteresses entrevus — comme au cinéma ! — une femme captive, ou pas, que je serais allé rejoindre — délivrer ! —, mon émotion fût allée de soi et personne ne s’en fût étonné — sinon du fait que c’était moi le héros ! mais non). Et ce que j’avais entrevu ainsi à quelque distance n’était même pas un site imprégné par la présence, ou l’absence de dieux, comme l’Égypte ou la Grèce m’en avaient offert en d’autres occasions. Alors un pur mirage, tout de même ? Le « leurre du seuil », plutôt : car là commençait le désert, l’idée de ce qui s’ouvre devant nous sans limites — et moins étranger à mon goût que l’océan —, l’ivresse que cela procure, ce socle pour la lumière, tout empoussiéré de feu, ces sables faits pour les pieds nus des voyants gardant l’entrée (...).
Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2001, p. 63-64.
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09/12/2019
Georg Trakl, Poèmes
Dans un vieil album
Tu reviens toujours, mélancolie,
O douceur de l’âme solitaire.
Pour sa fin s’embrase un jour doré.
Humblement devant la douleur
S’incline celui qui s’est fait patience.
Résonnant d’harmonie et de tendre folie.
Vois ! Il va faire noir déjà.
La nuit revient, quelque chose de mortel se plaint
Et quelque autre souffre avec elle.
Tremblant sous les étoiles d’automne
Chaque année la tête penche davantage.
Georg Trakl, Poèmes, traduits et présentés par
Guillevic, Obsidiane, 1981, p. 11.
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08/12/2019
Huysmans, Marthe
Tiens, vois-tu, petite, disait Ginginet, étendu sur le velours pisseux de la banquette, tu ne chantes pas mal, tu es gracieuse, tu as une certaine entente de la scène, mais ce n’est pas encore cela. Écoute-moi bien, c’est un vieux cabotin, une roulure de la province et de l’étranger qui te parle, un vieux loup de planche, aussi fort sur les tréteaux qu’un marin sur la mer, eh bien ! tu n’es pas encore assez canaille ! ça viendra, bibiche, mais tu ne donnes pas encore assez moelleusement le coup des hanches qui doit pimenter le « boum » de la grosse caisse. Tiens, vois, j’ai les jambes en branches de pincettes faussées, les bras en ceps de vigne, j’ouvre la gueule comme la grenouille d’un tonneau (...), vlan ! la cymbale claque, je remue le tout, je râpe le dernier mot du couplet, je me gargarise d’une roulade ratée, j’empoigne le public. C’est ce qu’il faut. Allons, dégosille ton couplet, je t’apprendrai, à mesure que tu le goualeras, les nuances à observer.
Huysmans, Marthe, dans Romans et nouvelles, Pléiade / Gallimard, 2019, p. 5.
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07/12/2019
Eugène Savitzkaya, Les couleurs de boucherie
Odorant véhicule apparu, le maî-
tre garçon, conducteur de limon,
parle de debora odorante, le jas-
min apparu, d’herbe envahie de-
bora brûlait ses lotus, dévorait,
colorait sa poupée jaune, morceau
de machine, debout au milieu des
fleurs, au pré et la flamme lé-
chait l’intérieur, l’index, l’ocre
bâton mouillé, parfumé, ogre odo-
rant, méchant. Le pourpre apparu,
l’archer immobile, le doigt vers
la debora mouillée,, morte odorante
et sainte, sa lingerie transper-
cée, le suc sur la paume, et du
giovanni le chalumeau encore au
pot et transparent, humide, petit
pinceau.
Eugène Savitzkaya, Couleurs de boucherie,
Poésie / Flammarion, 2019, p. 154.
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06/12/2019
Durs Grünbein, Presque un chant
Mantegna, peut-être
Un jour, dans le demi-sommeil... entre recevoir et donner,
J’ai vu mes mains, leur peau rouge, jaunâtre,
Comme celles d’un autre, d’un cadavre à la morgue.
Au repas, elles tenaient couteau et fourchette, ces outils
De cannibale qui faisaient oublier la chasse
Et le vacarme de l’égorgement.
Vide comme l’assiette,
Une paume était devant moi, relief charnu
Du dernier singe à qui tout était devenu accessible
Dans un monde de primates. Mantegna, peut-être,
Aurait pu les peindre dans toute leur cruauté, sans les enjoliver,
Ces callosités crasseuses.
Qu’était l’avenir
Résultant des lignes de la main, bonheur ou malheur,
Comparé à la terreur des pores par lesquels perlait la sueur
Comme la légende de la compréhension silencieuse sur un front.
Durs Grünbein, Presque un chant, traduction de l’allemand Jean-Yves
Massson et Fedora Wesseler, Gallimard, 2019, p. 90.
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05/12/2019
Robert Desnos, À la mystérieuse
À la faveur de la nuit
Se glisser dans ton ombre à la faveur de la nuit
Suivre tes pas, ton ombre à la fenêtre,
Cette ombre à la fenêtre, c’est toi, ce n’est pas une autre, c’est toi.
N’ouvre pas cette fenêtre derrière les rideaux de laquelle tu bouges.
Ferme les yeux.
Je voudrais les fermer avec mes lèvres.
Mais la fenêtre s’ouvre et le vent, le vent qui balance bizarrement la flamme et le drapeau entoure ma fuite de son manteau.
La fenêtre s’ouvre : ce n’est pas toi.
Je le savais bien.
Robert Desnos, À la mystérieuse, dans Domaine public, Gallimard, 1953, p. 105.
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03/12/2019
Pierre Reverdy, Cale sèche
Tourbillon de la mémoire
Si tout ce qu’on n’attend pas allait venir
Si tout ce que l’on sait allait finir
Nouveau décor
Une porte s’ouvre lentement
Un homme entre avec une lampe qui le cache
C’est exactement le même
Avec une lampe à la main
Derrière on ne voit plus rien
Autour de la table c’est un triste jeu
Au milieu du monde on n’y voit pas mieux
Un point sur la tête de l’un de nous deux
Le mur s’étale
Et là-haut
Le vent fait fuir les étoiles
On cherche en vain un air nouveau
Celui qui a parlé le premier est trop loin
Et l’on ne fait pas autre chose que lui en ce moment
On tourne plus vite
La promenade est une fuite
Tout le monde suit
On a vraiment peur de la nuit
Quand toute la colonne s’abattra d’un coup
Tout le long de la route les feuilles trembleront
Peut-être à cause de la pluie
Pierre Reverdy, Cale sèche dans Œuvres complètes, II,
Flammarion, 2010, p. 398-399.
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02/12/2019
Cioran, De l'inconvénient d'être né
Nous n’avions rien à nous dire, et, tandis que je proférais des paroles oiseuses, je sentais que la terre coulait dans l’espace et que je dégringolais avec elle à une vitesse qui me donnait le tournis.
Se tuer parce qu’on est ce qu’on est, oui, mais non parce que l’humanité entière nous cracherait à la figure !
Vivre, c’est perdre du terrain.
Pour nos actes, pour notre vitalité tout simplement, la prétention à la lucidité est aussi funeste que la lucidité elle-même.
Cioran, De l'inconvénient d’être né, Idées/Gallimard, 1973, p. 112, 114, 115, 116.
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01/12/2019
Antoine Emaz, Lichen, encore
Il s’agit moins de se maintenir au plus haut point que d’avancer. Et cela peut demander de traverser des zones sans hauteurs.
Pour certains poèmes, on pourrait parler d’acharnement thérapeutique à force de reprises. Ce qui reste clair : le prunus, rose dans la lumière du soir.
« Une poésie accessible »... ça veut dire quoi ? Vous venez d’où ? Vous avez combien de temps pour accéder ? Autant de questions auxquelles le poète ne peut pas répondre, qu’il soit au sommet de l’Éverest ou dans un village des Mauges. Quand on écrit, le lecteur n’a pas de visage, c’est un masque blanc.
Écrire, c’est articuler l’émotion et produire, à partir du choc premier, une sorte de choc en retour par la langue, une émotion autre, même si la primitive reste motrice.
Antoine Emaz, Lichen, encore, éditions rehauts, 2009, p. 42, 43, 74, 95.
© Photo Tristan Hordé
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