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27/05/2012

Yves Bonnefoy, Genève 1993

Yves Bonnefoy, Genève 1993, poésie, éros, musique, langue natale

   Il est vrai qu'on peut supposer que quand la voix se fait [...] chant, et que de mot en mot les éléments sonores s'unissent pour une musique et donc un bonheur, c'est peut-être d'abord parce que le désir qui gouverne notre inconscient — et là y écoute les sons autant que le sens, nous le savons et les retient dans sa propre langue — s'est mis à rêver à l'harmonie possible de celle-ci, à imaginer de par le leurre des nombres qu'elle peut s'étendre sans rencontrer résistance à tous les objets qui l'attirent. Des mots musicalisés ne naîtraient alors, et ainsi, que ce que "L'invitation au voyage" appelle « la douce langue natale », celle du pays d'avant la nécessité, du « là-bas » où l'on peut « aimer à loisir ». Et quand Baudelaire, dans un autre de ses poèmes, et d'ailleurs à propos de la musique — celle des instruments, mais qu'il sait parente de son travail sur les mots —, écrit : « La musique souvent me prend comme une mer », après quoi il se dit « bercé », on ne peut certes douter que le son du mot "mer" a fait plus qu'être pour lui, il a signifié — la présence maternelle —, et que c'est partiellement au moins pour cela que ce poète s'est laissé "prendre", "bercer" par la vague de la musique. Ce serait ainsi l'éros qui contrôlerait le son des mots, ce serait encore le moi qui s'exprimerait par sa voix, en bref l'intuition de l'indéfait du monde, de l'unité n'aurait pas survécu au passage du simple mot à la phrase : le désir d'être ayant dû céder le pas à cet autre, l'éros, qui tient en main le langage.

 

   Peut-être. Mais demeure ce fait qu'au moment premier, celui où l'enfant, ou l'adulte, ont pleinement entendu le son d'un mot, y ont perçu l'appel de la réalité indivise, y ont désiré qu'elle fasse toute présence, eh bien, le désir ordinaire, l'éros, aura donc bénéficié, en son moment de reprise, d'un regard sur l'objet moins pauvrement réduit à un signifié, moins de l'abstraction et du réifié, que dans sa pratique antérieure. Il a appris qu'il pouvait y avoir bien plus, dans la rencontre de son objet, que les aspects discontinus, irréels qu'il en connaissait, il en a entrevu une plus grande richesse, au plan cette fois de leur appartenance, non plus aux réseaux du fantasme, mais au réel, à la beauté du réel. Et que la musique des mots soit celle ou non de l'éros ensuite, un peu de l'immédiat s'est maintenu dans le poème — où il va peut-être être médité, être rappelé.

 

Yves Bonnefoy, Genève 1993, L'Herne, 2010, p. 40-42.

26/05/2012

Isabelle Ménival, Khôl

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          Vieillesse vue d'ailleurs

 

je dégoupille mes veines

en fondues sonores

j'ai monté tant de roches

la fatigue me prend près d'un roc immuable

où des pianos

jouent

comme des fous

 

          j'aimais les musiques leur barbarie souvent

belle

          souvent la même que celle qu'on tient

          au creux des paumes

          souvent j'aimais le bruit des courses à contretemps

          les sentiers pleins d'empreintes

 

je comprenais

déjà

la foule infatigable frappant aux portes

je courais

aussi j'existais

 

je ne priais jamais dieu

ni le fils

apeuré

ni ses pairs

incestueux

 

j'étais sage en défaut

insolence par mots

tout dépités crépitant dans le cœur encore gose

 

je dégoupille mes veines

corps qui transite

sourires aux lèvres

les murs âpres d'eau

 

Isabelle Ménival, Khôl, éditions Argol, 2012, p. 73-74.

25/05/2012

Federigo Tozzi, Les Bêtes (traduction Philippe Di Meo)


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  Je reviens dans les grandes prairies, que j'aimais avant même de lire Pétrarque, pour voir les fleurs que j'aurais offertes, il y a bien des années, à une jeune fille que j'imaginais comme je la vois maintenant dessinée dans certain livre. Elle devait être surtout gentille et sentimentale ; et elle devait m'aimer toujours autant, même si je l'avais épousée Et, parfois, relisant nos lettres, nous aurions soupiré à l'unisson.

   Mais cette année aussi, il y a des fleurs et peut-être même davantage, car le temps a été moins sec ; et alors, l'envie me prend de courir vers l'horizon pour voir si je parviens à étreindre cette femme qui me semble plus vivante que parle passé.

   Mais il y a seulement une hirondelle qui trisse.

 

                                           *

 

   J'ai toujours eu peu de temps pour aimer quelqu'un

   Cet été était si chaud que dans le ciel lui-même, il n'y avait pas de place pour lui. On eût dit que le soleil se levait toujours plus grand, et il était impossible d'imaginer le moment où il se coucherait.

   Haies empoussiérées, cyprès sur le point de sécher, semble-t-il, arbres morts, sorghos et maïs devenus blancs, réseaux d'araignées si brillants qu'ils semblaient faits d'un métal qui couperait les mains, portes crevassées, tonneaux défoncés, la terre si dure que plus personne ne la travaillait, les lits des torrents sans libellules et à l'herbe fanée, saules qui ne poussaient plus, mûriers à feuilles minuscules, socs luisants, pierres qui échaudaient, nuages rouges comme des flammes, étoiles filantes !

 

   Sur le nœud d'un olivier chante une cigale : je l'aperçois. Je m'approche, sur la pointe des pieds, en équilibre d'une motte de terre à l'autre. Je l'attrape. Je lui arrache la tête.

 

Federigo Tozzi, Les Bêtes, traduction de Philippe Di Meo, collection Biophilia, José Corti, 2012, p. 34-35, 48.

24/05/2012

Tristan Tzara, Phases, "Pour Robert Desnos"

 

 

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     Pour Robert Desnos

 

dans le blanc de ma pensée

hurle un merle l'herbe chante

sur la ville décapitée

siffle l'ai subit du sang

d'où s'ébranle l'arbre mûr

mendiant de lumière

 

mademoiselle voulez-vous

et la mort montre sa montre

des dents vides au bracelet

et les os de mille témoins

mademoiselle voulez-vous

le bois mort des fortes mâchoires

ferme doucement la marche

 

à la tête d'un seul espoir

dans la tête une forêt

par le brisement d'étoiles

j'ai connu la mélodie

d'où se lève la mémoire

il n'y a plus de voix sonnante

dans Paris pavé de feuilles

un été manque à l'appel

je suis seul à le savoir

 

oubliez vos fils vos mères

le jeunesse les printemps

les baisers des amoureuses

l'or du temps

un nom nu voltige encore

dans les nuits autour des lampes

et le poing serré des villes

dresse jusqu'au cœur du jour

cette lumière cette révolte

que l'on offre aux passants

dans la paume de la main

celle du monde

 

dans les bras que vague emporte

un oiseau rien de plus sauf la colère

un visage à ma fenêtre

une joie flotte

mon secret ma raison d'être

et le monde

 

Tristan Tzara, Phases, "Poésie 49", éditions Pierre Seghers, 1949, p. 27-28.

23/05/2012

Valérie Rouzeau, Vrouz (lecture)

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Humour et mélancolie

 

 

    Valérie Rouzeau mentionne à la fin du livre, dans la première des 57 notes, que le titre Vrouz a été forgé par Jacques Bonnaffé, et elle ajoute : « ça vrouze quand même autrement mieux que “autoportraits sonnés avec ou sans moi” » (p. 163). Sans doute, et pour ces poèmes — des sonnets (“sonnés” — “sonnet” se rattache, indirectement, à “sonner”) —, le titre Vrouz, contenant l’initiale du prénom (V) et la première syllabe du patronyme (Rouz), est providentiel, il permet d’établir une distance par rapport à l’autoportrait.

 

    Le choix du sonnet tel qu’il est pratiqué est une autre manière de s’éloigner d’un lyrisme facile autour du “je” — « je est un hôte d’on ne sait qui ni quoi » (p. 140). Quel sonnet ? La forme du sonnet classique français de Ronsard ou de Malherbe, ou du sonnet anglais, a été revisitée depuis longtemps, et Valérie Rouzeau s’inscrit dans cette tradition de refonte : dans Vrouz, 14 vers d’un bloc, comme ils étaient d’ailleurs présentés à la Renaissance, ce qui n’empêche pas de délimiter souvent dans Vrouz deux quatrains et deux tercets. Avec l’élision, ou non, du [e] devant consonne, on compte l’hexasyllabe, l’octosyllabe, etc., l’alexandrin, et parfois le compte déborde jusqu’à 15, parfois les vers de dimension différente se mêlent. Ici (p. 44), le premier et le dernier vers se terminent par “poisson” et les vers 5 à 8 riment en -on (nourrisson / vont / irritation / chanson) ; la question de la rime apporte une rime : « [...] Au moins plus le pétiole / Qui rime avec parole » (p. 127). Un poème s’attarde sur ce que sont les rimes avec un développement parallèle entre les 14 vers du sonnet et « quatorze kilos à perdre » : après 6 rimes en -ant (ou -ent), une septième clôt le sonnet : « Ma complainte par trop pondérale / Avec ses sept moches rimes en ã » (p. 102). Le lecteur découvrira à foison des rimes internes dans ces 151 sonnets.

 

    On repère assez vite des liens thématiques entre deux ou trois sonnets successifs, signe d’une volonté de construction. L’un commence par « Dire façon marabout sans rien prédire du tout » (p. 112), renvoi au sonnet précédent où le(s) dernier(s) mot(s) d’un vers commence(nt) le suivant ; un autre se termine par la mention d’une possible pendaison, le suivant s’ouvre sur une pendaison réelle (pp. 85 et 86). De même au vers 14 du sonnet 108 (p. 118) : des « vitesses à passer » et, poème suivant, sur la mort du père : « Le temps ne passait plus ni la blanquette de veau / Lorsque mon père a quitté des vaches le plancher » ; cet usage polysémique d’un mot pour lier les sonnets est régulièrement mis en œuvre : “craché / cracher” (pp. 144-145), “patate / patates” (pp. 146 et 147), etc., ou la liaison s’effectue par un lien sémantique clair : “pompe à vélo” / “pédale” (pp. 138 et 139).

 

    À la forte unité formelle s’ajoute le jeu avec les mots dans ses multiples aspects, toujours inventif, souvent inattendu, révélant malicieusement ce qui est tu ou non vu ; au hasard : “Jeune €urope” (p. 35), “club merde et cetera” à la Gainsbarre (p. 27), etc. C’est un réjouissant ensemble, avec l’à-peu-près (“violon dingue”), l’homophonie (« Please please enter votre pin votre pine s’il vous plaît / Votre épine [...] », p. 39, “tentatives de tante hâtive”, p. 82), l’approximation (« Signes d’humilité peut-être / D’humidité assurément », p. 46, “érections présidentielles”, p. 75), le mot-valise (“évapeurée”, p. 18), la répétition, l’onomatopée, le recours à des désignations obsolètes (“sent-bon”, en pincer pour quelqu’un).

 

    Mais que faire sonner, comme on disait à la Renaissance ? Valérie Rouzeau est dans le monde yeux ouverts et les jeux du langage ne sont pas là pour se moquer de ceux qu’elle rencontre dans la vie de tous les jours, mais plutôt pour exprimer une tendresse un peu désabusée. Ce qu’elle refuse, ce sont les portables et la prétendue communication, la consommation sans frein de cet « âge d’enfer » (p. 147), les hommes d’affaires toujours sûrs d’eux, avec « le bouquet’s / L’enfer du gratiné / On nous a pas sonnés / Temps compté rolex bling » (p. 37) ; bref : elle est « moderne sans fil et non / Actuelle plutôt crever » (p. 41). À noter les thèmes abordés, on s’aperçoit que la réalité de chacun est là, les petits boulots — Valérie Rouzeau a vendu des encyclopédies en faisant du porte à porte, par exemple —, ce que l’on voit dans la rue (la vieille avec sa canne, l’enfant qui boîte), le repas à préparer, le Malien qui n’a pas assez d’argent pour s’acheter une mangue, l’essayage d’un chapeau, la neige... Bribes d’une vie aussi, avec les souvenirs d’enfance, le médiocre logement et son matelas à punaises, l’examen au labo, la difficulté croissante à animer des ateliers dans les écoles (« Ces heures dedans les classes / Me pompent mon énergie / Mon désir et ma sève », p. 127).

 

    Il y a dans ces évocations, à côté d’un ton amusé ou critique, une émotion lisible, notamment dans les deux poèmes à propos d’Arlette [Albert-Birot] ou dans celui à propos du cher “Ténébros” (Christian Bachelin), à qui est dédié Vrouz. La mélancolie, Valérie Rouzeau l’exprime toujours discrètement, par exemple quand elle écrit sa relation au lecteur (« Et je vous chanterai une chanson mince / À l’intérieur tout noir de moi », p. 90). Ces moments de retour sur soi sont plutôt rares — « Ma vie j’en parle à peine ou je la brode » (p. 75) — et, puisque lyrisme il y a, celui-ci passe par le jeu avec les mots, par le bousculement de la syntaxe, par « la poétique fonction du langage », par un art du retournement constant.

 

    Les notes en fin de volume, dans le même ton que les sonnets, rappellent au lecteur que le poème s’inscrit dans une tradition. Un sonnet à propos d’un crayon arrivé à sa fin — on lui met pour cela « Le beau Requiem de Mozart » — est remplacé et donc, pour ce nouveau, « Commence son exercitation » (p. 71) : une note donne le sens du mot et renvoie aux Essais de Montaigne. Les autres notes énumèrent avec verve des références  : noms d’écrivains (Desnos, Bachelin, Tardieu, Rimbaud, Sylvia Plath — qu’elle a traduit —, etc.), de chanteurs, de personnages de théâtre, titres de films, formulaires de santé, slogans sur des camions. Cela foisonne et le lecteur curieux repèrera d’autres allusions, comme ces carrolliens « Lapins sans leur montre à gousset ».

 

    Valérie Rouzeau prend, transforme, intègre dans son écriture, faisant sien ce qu’elle lit, voit, écoute. Ce livre bouillonnant de vie s’achève par une parodie des adresses au lecteur : le voyage est terminé, « Avant de descendre assurez-vous / de ne rien t’oublier [...] / Nous vous remercions de votre incompréhension » (p. 161). On sait que le chef de train ajoute à l’arrivée : “nous espérons vous revoir”, etc. Sans doute, et il suffit de lire le vers d’ouverture du premier poème, portrait à charge de son auteur, pour s’en convaincre, « Bonne qu’à ça ou rien ».

 

Valérie Rouzeau, Vrouz, La Table Ronde, 2012, 176 p., 16 €.

Cette recension a d'abord été publiée dans Terres de femmes, la revue numérique d'Angèle Paoli.

 

 














22/05/2012

Isabelle Garron, Corps fut

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variation I

 

tu entres dans la chambre  .le linge est épars

étendu pour la fraîcheur  .les

pièces sèchent

 

sur le rebord  .c'est la première fois

 

                    *

 

l'argile  .chamottée en masse sur la table d'école

afin de décider de l'usage

 

du peu d'invention de toi  .mais

voilà je ne vois plus

 

les mains avancent  .dans la préparation

— surgissent la nature morte

 

le corps né     l'afférence  .le

la du sort

 

                     *

 

la forme glisse citron contre socle

et peur du reste se fixe  .pincée

entre le tour et l'assiette

 

                       *

 

des silhouettes dansent parmi les vieilles chiffes

l'eau sale des bassines où la fiction va

opère  . ou la forme de la terre

flotte contre les parois

 

dans la matrice l'acidité de l'agrume

 

                         *

 

la paix vibrée venait d'ailleurs dans le désordre étale

par touches  .pinceaux  .rubans

papiers fous

 

ou d'autres outils à lames

 

un rayon atteint parfois la femme

qui ici respire encore

sans ses bijoux

[...]

 

Isabelle Garron, Corps fut, Suites & leurs variations (2006-2009), Poésie / Flammarion, 2011, p. 45-49.

21/05/2012

Alain Andreucci, "Le poème de l'adieu", dans À seul

Alain Andreucci, Poème de l'adieu, À seul

Le poème de l'adieu

 

D'une neige sans pitié.

Et du cœur effroyable.

Et de toute chose de toujours.

Avec toi ce bois sanglant.

Ou la beauté des choses vient-elle, avec ses parements rouges.

Et aussi le sein des prostituées. Lièvre de langue.

Dans la terre noire pure est du vin.

La couleur rouge, et comme fardée.

Pure demeure, où on pourrit et chaste.

Comme est l'image de l'animal.

À genoux portant sans réserve.

Le ventre vers la bouche ce qui est loin.

Dans la tremblante proximité faisant route.

Toute la neige assise dans le sein jamais lassée.

De tirer ce boulet de chair vive l'ancre légère du corps.

Limpides sont les montagnes que l'humain fléchisse.

Ou que vers la petitesse soient tirés.

Tant de feux infirmes sur la brute.

Ou grandissons-nous puisque sonnent et rosissent.

Dans le ciel de nos pas l'ange déjà rouge et le dieu.

Qui a la forme du temps : mille brèches dans ce qui est.

La forme imparfaite d'un faim jamais reprise.

Pour former la gravitation du puits.

Parce que proche mourir porte.

Ses arbres et ses prairies, que dans l'aggravement est.

Comme flamme noir neige amour. Duretés semblables.

Qui tantôt sont l'écorce et tantôt.

Et tantôt encore ce baiser de chair vraie affolée.

Une bouillie du sang parlerait-elle.

Dans la bouche pour dire.

Une pensée te voilà de retour la guerre a fleuri.

Et la devanture des bouchers sonne le feu intérieur.

Et cette pyrotechnie de la neige nous aimons qu'elle blesse.

D'amoureuse blessure nous aimons.

Que nous secoue ce sang infirme où nous bûmes inconscients.

Car peser jusqu'alors fut invisible.

Et telle fut l'amante sut tes lèvres les mêmes.

Frayeur et chaleur s'accouplant, désordre et mesure jetés là.

Comme des linges impossibles — à hâter le tourment.

Dans la bouche de toute beauté comme en un puits.

 

Alain Andreucci, À seul, précédé de Une lecture par Yves Bonnefoy,

éditions Obsidiane, 2000, p. 61-62.

 

 

20/05/2012

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé

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                            Le lac près de l'Opéra

 

   En promenade. À partir de la place de l'Opéra, où quelque autobus a dû me transporter, faisant quelques pas dans une rue médiocre, qui en traverse une plus large, je me détache progressivement des grandes artères et des boulevards dont j'entends encore faiblement la rumeur s'amenuisant... Soudain je débouche sur une vaste étendue d'eau, dont je ne fais qu'entr'apercevoir l'autre rive dans le lointain, avec ses baies, ses plages, ses criques, ses villas éparses ou groupées.

   Comment ! Un lac ! Si près de l'Opéra ! Je n'en reviens pas.

   Il est vrai que je prends souvent les mêmes autobus, sur les mêmes trajets, un peu en maniaque, qui n'accepte pas d'être longtemps détourné de sa vie propre. Tout de même ! À ce point ! C'est impardonnable ! Depuis des dizaines d'années que je vis à Paris... Enfin, je l'ai trouvé. Et cet horizon ! Justement ce qui manquait à ce cette capitale un peu usée... et sans chercher détails ni explications, je me laisse envahit et gonfler de la joie inespérée. Quel avenir ! Une existence nouvelle va commencer.

   L'impression a tellement pénétré en moi que, réveillé, je ne m'en réveille pas tout à fait, et sans doute je n'y tiens pas, j'aurais trop peur de retrouver une ville où, à nouveau, un lac manquerait. Je reste sans bouger, méfiant, sachant que malgré la certitude encore persistante d'un lac proche et presque à ma porte, il est préférable que je ne lève pas le petit doigt, que je ne me livre (mot si juste) à aucun acte, le plus petit geste en ces heures matinales étant parfois capable d'entamer et de recouvrir en un rien de temps les plus grandes découvertes de la nuit et de vous reconduire illico au strict quotidien.

 

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé, [1969] dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 482.

19/05/2012

Marcel Jouhandeau, Correspondance avec Jean Paulhan

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   Depuis trois mois, une chatte mendiante se terrait à notre porte du côté du jardin du matin au soir. Sans doute, une abandonnée. Après les repas, ma mère lui apportait nos restes, mais je sentais que pour la pauvre bête, c'était moins de nos restes qu'elle avait faim que de notre intimité. Chaque fois qu'on entrouvrait la porte en effet, elle regardait l'avenue de cette cuisine où il devait y avoir du feu et une bonne odeur avec un geste si naïf et si éloquent d'envie et d'impatience, mais ma mère ne sachant pas d'où la bête venait, ne voulait pas la laisser pénétrer chez elle. Hier, j'ai obtenu qu'on l'adoptât et elle s'est précipitée à l'intérieur de son rêve comme d'un Paradis et elle s'y pavane maintenant, ivre de bonheur. Sans bassesse, elle est en admiration devant toute chose et ne cesse de nous remercier en se serrant tour à tour contre les jambes de ma mère et contre les miennes. Je la prends sur mes genoux, quand elle n'ose même pas monter sur une chaise. Son humilité et sa discrétion me ravissent. Je me plais à la combler et je ne saurais dire ce que cette présence du « bonheur » me fait du bien. C'est une chatte de l'espèce la plus commune, mais distinguée, à la robe blanche et manteau de deuil ; son petit museau plus blanc que le reste, sous deux bandeaux noirs très réguliers où s'enchâssent les yeux verts. J'aime surtout quand à demi assise elle vire sur elle-même comme aidée par une aile invisible sur deux pattes de devant longtemps levées, telles deux menottes, sans qu'elle paraisse avoir besoin de les reposer sur le plancher pour garder l'équilibre, avec des grâces de kangourou. On dirait qu'elle sait beaucoup plus qu'une autre, qu'elle sait beaucoup mieux le prix de la moindre joie. La misère et la souffrance lui ont donné une âme et cette science.

 

Marcel Jouhandeau, dans Marcel Jouhandeau, Jean Paulhan, Correspondance, 1921-1968, édition établie, annotée et préfacée par Jacques Roussillat, Gallimard, 2012, 11 février 1931, p. 114-115.

18/05/2012

Pierre Alferi, Sentimentale journée

 

pierre alferi,un nu,sentimentale journée

UN NU

 

                                                                                      La chose

                                                                                    La toucher

                                                                                      Bousculer

                                                                                    La forme

 

Pour s'assurer qu'existe

La chose là

Chose — capitale —

Vue tous les jours

Toujours dans un délire

Conscience du temps réduite

À la pointe de flèche

Espace réduit

À l'angle

Cul d'un sac très froncé

La toucher

Prudemment peur

D'aviver sa

Nudité douloureuse de la

Froisser de la

Défroisser mais tellement

Excitable mollusque

Aveugle quand

Se rétracte s'étale

Qu'on veut aussi bousculer

La forme

Extraordinairement profuse

Petite

D'une crête

Qui s'efface passe

Dans une autre et lui passe

L'énergie de pliure

Par ondes

Rouges holà oh

Mon Dieu embrasser

Le visage sans yeux l'œil

Sans visage ?

 

Pierre Alferi, Sentimentale journée, P. O. L., 1997, p. 45-46.

17/05/2012

Antonin Artaud, Héliogabale ou l'anarchiste couronné

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L'anarchiste dit :

                      Ni Dieu ni maître, moi tout seul

   Héliogabale, une fois sur le trône, n'accepte aucune loi ; et il est le maître. Sa propre loi personnelle sera donc la loi de tous. Il impose sa tyrannie. Tout tyran n'est au fond qu'un anarchiste qui a pris la couronne et qui met le monde à son pas.

   Il y a pourtant une autre idée dans l'anarchie d'Héliogabale. Sr croyant dieu, s'identifiant avec son dieu, il ne commet jamais l'erreur d'inventer une loi humaine, une absurde et saugrenue loi humaine, par laquelle, lui, dieu, parlerait. Il se conforme à la loi divine, à laquelle il a été initié, et il faut reconnaître qu'à part quelques excès çà et là, quelques plaisanteries sans importance, Héliogabale n'a jamais abandonné le point de vue mystique d'un dieu incarné, mais qui se conforme au rite millénaire de dieu.

   Héliogabale, arrivé à Rome, chasse les hommes du Sénat et il met à leur place des femmes. Pour les Romains, c'est de l'anarchie, mais pour la religion des menstrues, qui a fondé la pourpre tyrienne, et pour Héliogabale qui l'applique, il n'y a là qu'un simple rétablissement d'équilibre, un retour raisonné à la loi, puisque c'est à la femme, la première née, la première venue dans l'ordre cosmique qu'il revient de faire des lois.

 

                                              *

 

       Héliogabale a pu arriver à Rome au printemps de 218, après une étrange marche du sexe, un déchaînement fulgurant de fêtes à travers tous les Balkans. Tantôt courant à fond de train avec son char, recouvert de bâches, et derrière lui le Phallus de dix tonnes qui suit le train, dans une sorte de cage monumentale faite, semble-t-il, pour une baleine ou un mammouth. Tantôt s'arrêtant, montrant ses richesses, révélant tout ce qu'il peut faire en guise de somptuosités, de largesses, et aussi de parades étranges devant des populations stupides et apeurées. Trainé par trois cent taureaux que l'on enrage en les harcelant avec des meutes de hyènes hurlantes, mais enchaînées, le Phallus sur une immense charrette surbaissée, aux roues larges comme des cuisses d'éléphant, traverse la Turquie d'Europe, la Macédoine, les Grèce, les Balkans, l'Autriche actuelle, à la vitesse d'un zèbre qui court.

 

Antonin Artaud, Héliogabale ou l'anarchiste couronné, dans Œuvres complètes, VII, nouvelle édition revue et augmentée, Gallimard, 1982, p. 95-96.

16/05/2012

Leopardi, L'infini, traductions de Ph. Di Meo, Yves Bonnefoy, Michel Orcel, R. de Ceccaty

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Toujours chère me fut cette colline solitaire,

et cette haie, qui pour une si grande part

dérobe le dernier horizon au regard.

Mais assis, fixant au-delà de

celle-ci des espaces illimités, et de surhumains

silences, une très profonde quiétude,

en mon esprit je recrée ; où peu s'en faut

que le cœur ne s'épouvante. Et comme j'entends

bruire le vent parmi ces arbres,

je vais comparant cet infini silence

à cette voix : et de l'éternel,

et des saisons mortes, et de la présente,

si vive, et de son timbre, je me souviens.

Ainsi, dans cette immensité s'abîme ma pensée :

et dans cette mer il m'est doux de naufrager.

 

Sempre caro mi fu quest'ermo colle,

e questa siepe, che da tanta parte,

dell'ultimo orizzonte il guardo esclude.

Ma sedendo e mirando, interminati

spazi di là da quella, e sovrumani

silenzi, e profondissima quiete

io nel pensiero mi fingo ; ove per poco

il cor non si spaura. E come il vento

oco stormir tra queste piante, io quello

infinito silenzio a questa voce

vo comparando : e mi sovvien l'eterno,

et la morte stagioni, e le presente

e viva, e il suon di lei. Cosí tra questa

immensità s'annega il pensier mio :

e il naufragar m'è dolce in questo mare.

 

Leopardi, L'infini, traduction de l'italien par Philippe

Di Meo, Le Cadran Ligné, 2012, n. p., 3 €.

Collection de livres d'un seul poème, Catalogue et Bon de commande :

Laurent Albarracin, "Le Mayne, 19700 Saint-Clément.

 

Trois autres traductions [éditions sans le texte italien]

 

Toujours chère me fut cette colline

Solitaire, et chère cette haie

Qui refuse au regard tant de l'ultime

Horizon de ce monde. Mais je m'assieds,

Je laisse aller mes yeux, je façonne, en esprit,

Des espaces sans fin au-delà d'elle,

Des silences aussi, comme l'humain en nous

N'en connaît pas, et c'est une quiétude

On ne peut plus profonde : un de ces instants

Où peu s'en faut que le cœur ne s'effraie

Et comme alors j'entends

Le vent bruire dans ces feuillages, je compare

Ce silence infini à cette voix,

Et me revient l'éternel en mémoire

Et les saisons défuntes, et celle-ci

Qui est vivante, en sa rumeur. Immensité

E, laquelle s'abîme ma pensée.

Naufrage, mais qui m'est doux dans cette mer

 

Yves Bonnefoy, Keats et Leopardi, quelques traductions nouvelles,

Mercure de France, 2000, p. 43.

 

                          *

Toujours tendre me fut ce solitaire mont,

Et cette haie qui, de tout bord ou presque,

Dérobe aux yeux le lointain horizon.

Mais couché là et regardant, des espaces

Sans limites au-delà d'elle, de surhumains

Silences, un calme on ne peut plus profond

Je forme en mon esprit, où peu s'en faut

Que le cœur ne défaille. Et comme j'ois le vent

Bruire parmi les feuilles, cet

Infini silence-là, et cette voix,

Je les compare : et l'éternel, il me souvient,

Et les mortes saisons, et la présente

Et vive, et son chant. Ainsi par cette

Immensité ma pensée s'engloutit :

Et dans ces eaux il m'est doux de sombrer.

 

Leopardi, Chants, traduction, présentation, notes, 

chronologie et bibliographie par Michel Orcel,

préface de Mario Fusco, Flammarion / GF,

2005, p. 103.

 

                         *

J'ai toujours aimé ce mont solitaire

Et ce buisson qui cache à tout regard

L'horizon lointain. Mais quand je m'assieds

Pour mieux observer, je me représente

Au fond de mon cœur l'espace au-delà :

Calme surhumain, très profonde paix.

Pour un peu, je suis perdu d'épouvante

En entendant geindre, entre les feuillages,

Le vent, je compare cette à voix-là

L'infini silence et je me souviens

De l'éternité, des mortes saisons,

Et de la présente, et de la vivante.

Et de sa rumeur. Ainsi dans l'immense

Sombre de ma pensée. Et dans cette mer

Il m'est doux enfin de faire naufrage.

 

Leopardi, Chants, traduit par René de Ceccaty,

Rivages, 2011, p. 139.

15/05/2012

Ahmad Châmlou et Forough Farrodkhzâd, Poésie d'Iran dans Europe, mai 2012


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                                                     Ahmad Châmlou 


Nocturne

 

Si la nuit est belle en vain

Pourquoi est-elle belle

Pour qui est-elle belle ?

 

La nuit

Et le flot glacé des étoiles

Les pleureuses aux longs cheveux

Avec le chant déchirant des grenouilles

Sur les deux rives

Lamentations de deuil

Ranimant le souvenir

Quand chaque aube est criblée

Par le chœur

De douze balles de fusil

 

Si la nuit est belle en vain

Pourquoi est-elle belle

Pour qui est-elle belle ?

 

Ahmad Châmlou (1925-2000), traduction

Farideh Rava et Alain Lance, dans Europe,

"Littérature d'Iran", n° 997, mai 2012, p. 261.

                                  *

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                                       Forough Farrokhzâd

 

  Il n'y a que la voix qui reste

 

Pourquoi m'arrêterai-je, pourquoi ?

Les oiseaux sont partis en quête d'un chemin bleu

L'horizon est vertical

L'horizon est vertical et le mouvement : jaillissant

et dans les tréfonds du regard

Les planètes lumineuses tournoient

La terre dans les hauteurs se répète

Et les puits emplis d'air

Se transforment en galeries de liaison

Et le jour est une étendue

Que ne saurait contenir le rêve étroit

Du vermisseau qui ronge le journal

 

Pourquoi m'arrêterai-je ?

Le chemin passe à travers les vaisseaux de la vie

L'atmosphère de la matrice lunaire

Tuera les humeurs

Et dans l'espace chimique après le lever du soleil

Il n'y aura que la voix

Infiltrée par les particules du temps

Pourquoi m'arrêterai-je ?

[...]

 

Forough Farrokhzâd (1933-1968), traduction Sara Saïdi Boroujeni, dans Europe, "Littérature d'Iran", n° 997, mai 2012, p. 286.

 

14/05/2012

Guido Cavalcanti, Rime (traduction Danièle Robert)

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      XIII sonnet

 

   Vous qui par les yeux mon cœur avez percé

et réveillé ma pensée endormie,

voyez combien angoissante est ma vie

qui, soupirante, est par amour brisée.

 

   Et c'est si vaillamment qu'il l'a taillée

que s'en enfuient les esprits affaiblis :

seule survit une forme inouïe,

voix de douleur sous sa loi exhalée.

 

   Cette vertu d'amour        qui m'a vaincu

depuis vos nobles yeux vite s'est mue

et m'a lancé un trait là dans le flanc ;

 

   le premier coup au but est parvenu,

si bien que l'âme est sortie en tremblant,

au côté gauche un cœur mort ayant vu.

 

 

XIII sonetto

 

Voi che per li occhi mi passate 'l core

e destaste la mente che dormia,

guardate a l'angosciosa vita mia

che sospirando la distrugge Amore.

 

E' ven tagliando di si gran valore

che ' deboletti spiriti van via :

campa figura nova, e 'n segnoria

è voce alquanta, che parla dolore.

 

   Quest'è vertù d'Amor,        che m'à disfatto :

da' vostr'occhi presta si mosse,

d'un dardo mi lanciò dal fianco ;

 

   si giunse ritto 'l colpo al primo tratto,

che l'anima tremando si riscosse,

veggendo morte 'l cor nel lato manco.

 

Guido Cavalcanti, Rime, édition bilingue, traduit

de l'italien et annoté par Danièle Robert, éditions

vagabonde, 2012, p. 67 et 66.

13/05/2012

Alejandra Pizarnik, Récits (traduction Jacques Ancet), Poemas franceses

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Tragédie

 

Avec la rumeur des yeux des poupées agités par le vent si fort qu'il les faisait s'ouvrir et se fermer un peu. J'étais dans le petit jardin triangulaire et je prenais le thé avec mes poupées et la mort. Et qui est cette dame vêtue de bleu au visage bleu au nez bleu aux lèvres bleues aux dents bleues, aux ongles bleus et au seins bleus aux mamelons dorés ? C'est mon professeur de chant. Et qui est cette dame en velours rouge qui a une tête de pied, émet des particules de son, appuie ses doigts sur des rectangles de nacre blancs qui descendent et on entend des sons, les mêmes sons ? C'est mon professeur de piano et je suis sûre que sous ses velours rouges elle n'a rien, elle est nue avec sa tête de pied et c'est ainsi qu'elle doit se promener le dimanche sur un grand tricycle rouge à la selle de velours rouge en serrant la selle avec les jambes toujours plus serrées comme des pinces jusqu'à ce que le tricycle s'introduise en elle et qu'on ne le voie jamais plus.

 

Tragedia

 

Con el rumor de los oios de las muñecas movidos por el viento tan fuerte que los hacías abrirse y cerrarse un poco. Yo estaba en el pequeño jardín triangular y tomaha el té con mis muñecas y con la muerte. ¿ Y quién es esa dama vestida de azul de cara azul y nariz azul y labios azules y dientes azules y uñas azules y senos azules con pezones dorados ? Es mi maestras de canto. ¿ Y quién es esa dama de terciopelos rojos que tiene cara de pie y emite particulas de sonidos y apoya sus dedos sobre rectángulos de nácar blancos que descienden y se oyen sonidos, los mismos sonidos ? Es mi professora de piano y estoy segura de que debajo de sus terdiopelos rojos no tiene nada, está desnuda con su cara de pie y así ha de pasear los domingos en un gran triciclo rojo con asiento de terciopelo rojo apretando el asiento con las piernas cada vez más apretadas como pinzas hasta que el triciclo se le introduce adentro y nunca más se lo ve.

 

Alejandra Pizarnik, Récits, traduits par Jacques Ancet dans La revue de belles-lettres, 2011, 2, p. 79 et 78.

 

                                                *

 

   Et quoi penser du silence ? — Dormir oui, travailler quelques jours avec le rêve et m'épargner le silence. Il faut renverser tant de choses dans si peu de jours, faire un voyage si long dans si peu de jours. On me dit : choisis le silence ou le rêve. Mais je suis d'accord avec mes yeux ouverts qui devront aller — aller et jamais revenir — à cette zone de lumière vorace qui te mangera les yeux. Tu veux aller. Il le faut. Petit voyage fantôme. Quelques jours de travaux forcés pour ton regard. Ce sera comme toujours. Cette même douleur, cette désaffection. Ce non-amour. On meurt de sommeil ici. On aimerait se donner le plus vite possible. Quelqu'un a inventé ce plan sinistre : un retour au regard ancien, un aller à la recherche d'une attente faite de deux yeux bleus dans la poussière noire. Le silence est tentation et promesse. Le but de mon initiation. Le commencement de toute fin. C'est de moi que je parle. Il arrive qu'il faut aller une seule fois pour voir si pour une seule fois encore te sera donné de voir. On meurt de sommeil. On désire ne pas bouger. On est fatigué. Chaque os et chaque membre se rappelle ses anciens malheurs. On est souffrante et on rampe, on danse, on se traîne. Quelqu'un a promis. C'est de moi que je parle. Quelqu'un ne peut plus.

 

Alejandra Pizarnik, Poemas franceses, dans La revue de belles-lettres, 2011, 2, p. 99.