11/02/2013
Lionel Ray, Comme un château défait
De toi que reste-t-il ? les mots et les chemins
de partout tombent
comme les cartes du jeu ancien.
Tu appelles du fond de la gorge
toutes les paroles du monde.
Ces mots qui ne sont à personne,
pour la grande moisson nocturne,
la messe noire du souvenir.
*
Le termps ne vieillit pas,
il tourne la page du jour,
préserve la nuit dans son poing de pierre.
Le temps est un pays immobile
en deça d etoi-même.
Il éloigne toute fin, la dissipe,
verger aux fruits obscurs
et familiers.
Lionel Ray, Comme un château défait, Gallimard,
1993, p. 94 et 95.
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10/11/2012
Antoine Emaz, Soirs
30.01.98
accorder la langue
sur peu de choses
là ce soir
seul
avec
le jour en vrac
tout est passé
restent l'herbe
quelques feuilles tordues sèches
le froid clair encore le mur
entre l'herbe et le mur
la lumière glace
à chaque fois renvoie
une paroi de froid
à la fin le crépi
craque gris
dans le soleil qui baisse
voilà
peu de choses
dans un temps bref où passent
beaucoup de morts trop
vite
la vie dure
poser le peu comme simple
autant que possible
l'œil ras
dans l'herbe courte
les mots
on ne sait pas trop
ils tracent comme des bouclettes
des mèches de sens sans
tête
même hors vent ils frisent
quand sur la table
une bouteille tient nette
sa forme
pour bien faire il faudrait
des mots cendriers lourds
des pavés de verre clair quand
dehors brûle
[...]
Antoine Emaz, Soirs, Tarabuste,
1999, p. 74-77.
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05/10/2012
Dominique Meens, Vers
Une lune énorme a surgi du bois
les engoulevents pétaradaient moi
ahuri j'inventais l'œil rond du lièvre
et l'heure dont je goutais l'humeur mièvre
dans sa nuit que fait le poète il boit
j'étranglerai la mienne sans émoi
quelque chaleur moite la tourterelle
ronronne il est midi le ciel querelle
venteux dessous du vert qu'il voudrait bleu
deux geais ont grincé j'arrive avec eux
noué l'appel anxieux d'un crécerelle
à l'orage imprévu qui précisément grêle
*
Novembre aux embruns de mélancolie
m'a cloué le bec je mâche ma nuit
ravale mes pleurs et mon cœur s'enfuit
d'un lieu perdu comme un amour s'oublie
non la cause mais l'effet où tout sombre
tout et rien soit la parence des mots
dont s'éprennent les esprits animaux
à la peine à la peine à la pénombre
novembre courtois la chanson est neuve
paroles en l'air musique à l'envers
avec un pendu au diable vauvert
imagine autour la ronde des veuves
et la mandragore et ses cris plaintifs
l'orfèvre bientôt et ses pendentifs
Dominique Meens, Vers, P. O. L, 2012, p. 78 et 38.
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21/09/2012
Danielle Collobert, Cahiers 1956-1978
Le calme revient par moments — le silence — et aussi conscience de tout ce qui n'est pas entièrement présent — longtemps pour apprivoiser les mots — départ — décision de partir — décollement de l'instant — et du lieu — pas d'éloignement immédiat —
perception égale — plane —
les mots — beaucoup de mots — sans raison apparente_
des mots dissemblables — de gens — de consonances — très éloignés entre eux — produisent sur moi le même effet ou plutôt la même gêne ou malaise — des mots prononcés par certaines personnes détruisent en moi ce que je croyais très solide — ça m'effraie — j'arrive difficilement à dépasser le moment de cette gêne qui dure parfois des jours entiers — sans que d'autres impressions viennent s'y substituer — je dors sans que la sensation disparaisse au réveil — ça s'étend à des domaines inhabituels — par exemple l'autre jour ce désir énorme de manger jusqu'à la sensation de lourdeur — de boire jusqu'à l'inconscience — être un organe géant — monstrueux — engloutir ce mot-là — la sensation de ce mot —
Danielle Collobert, Cahiers 1956-1978, Change, Sefhers/Laffont, 1983, p. 26.
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05/03/2012
Nathalie Riera, Clairvision
Ralentir. La mer étale du matin. Pas un souffle dans l’air. Jusqu’au moindre bruit qui aussitôt fait trêve : me complaire à cette suspension brutale. C’est là que je me dis qu’il n’y a rien à élucider, à combler, juste vaciller sur des hauts talons. S’asseoir un moment, savoir qu’il suffit d’une route pour que ça étincelle et t’emporte, au temps des ronces où tous les crimes sont permis.
Le fond de l’eau. Ce qui fut éclair et azur, sans revirement possible, d’un vénérable bleu marine.
Accélérer. Les premières vagues, l’iode et le ressac. Une route qui t’emporte, la houle sauvage où je revois de mes yeux enfant sur le papier une larme d’encre qui n’est pas une rature. Les algues ne rompent pas leurs liens. Les mots me choisissent, herbe et terre sous les talons.
La transparence de l’eau : sous un arbre, je dessine les bruits des sabots.
Parmi des esquisses de poussière soulevée par le passage des chevaux, un tapage de mots. Quelques feuilles d’arbres agitées, quelques pages d’un livre sans histoire, sans personnage, rectos versos muets.
Nathalie Riera, Clairvision, Publie.net, 142 pages en pdf, illustrations de Lambert Savigneux, p. 17.
Nathalie Riera publie en ligne la revue de littérature Les carnets d'eucharis.
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29/01/2012
Guillevic, Art poétique
Écrire le poème
C'est d'ici se donner un ailleurs
Plus qu'ici auparavant.
Un travail : créer
De la tension
Entre les mots.
Faire que chacun
En appelle un
Ou plusieurs autres.
Ils ne tiennent
Pas tellement à venir
De leur plein gré.
Quand ils arrivent
Ils sont arrimés
Irrévocablement
Par un silence
Qui ne sera
Jamais rompu.
Le poème
Nous met au monde.
Forcé d'écrire ?
Je n'en ai pas envie.
J'aimerais
Rester là, immobile.
À regarder le ciel,
Il n'y a pas plus bleu.
Et de temps en temps
L'horizon et ses approches.
Je voudrais
Me passer des mots.
Guillevic, Art poétique, précédé de Paroi et suivi de Le Chant, Préface de Serge Gaubert, Poésie / Gallimard, 2001, p. 260, 280, 291, 294.
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15/10/2011
Étienne Faure, Légèrement frôlée
La blessure que reçut
hier le fruit
gagne
ainsi qu’une gangrène au mois d’août mille neuf cent
dix-huit ou quarante-trois
après la classe inspirant ce chagrin d’automne
comme on rentre à pas lent, une pomme
à couteau dans la poche
ou mains en l’air
devant l’ennemi criant ce mot d’arrière-saison
— schnell, après guerre
longtemps fut le cri des enfants
dans leurs yeux, où l’un gagne,
hâte le pas — ce mot
d’une époque obsolète, abîmée,
blette.
des mots s’abîment
N’importe quel talus suffit
pour faire un somme,
une oreille à l’avers du ciel,
l’autre enfouie, à l’écoute
d’insectes dérangés,
toute la hiérarchie dans l’herbe établie qui s’affole,
insulte en langue verte et se promet
de s’insurger plus tard (le reste est inaudible) ;
car le dormeur
aussi longtemps qu’on rêve en toute impunité
à mâchonner des mots extraits de la fétuque,
expertise avec soin les saveurs de la sève
et, n’étant pas pressé,
défraie jusqu’au soir la chronique.
où le flâneur est tancé vertement
Étienne Faure, Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007, p. 106 et 26.
© photo Tristan Hordé
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